Troisième partie – Un mois de repos
Sénart – Charmontois – Belval
(Voir topo tome VII)
19 janvier – Départ de Florent et arrivée à Charmontois
Vers 5 heures, Gallois nous quitte. On lui souhaite bonne chance en lui disant de nous préparer un beau cantonnement.
Nous nous levons une heure après et préparons nos fourniments pour le départ pendant que Gauthier fait le café. Dans la rue, c’est une agitation fébrile. Les hommes sont enthousiastes : on entend des chansons partout.
Frappé, l’agent de liaison de la 7e, qui est un peu l’ordonnance de Gallois, porte son fourniment aux voitures. Je vais voir le capitaine Sénéchal qui me dicte une note : rassemblement des compagnies du bataillon sur la route de la Grange aux Bois pour 8 heures 45.
Sac au dos. À 8 heures 30, nous quittons notre « home » et nous rendons sur la route en tête de la 5e compagnie qui déjà s’amène et parcourt 800 m avant de s’arrêter afin de laisser la place aux compagnies suivantes.
Je vais chercher le capitaine Sénéchal et nous revenons ensemble en tête du bataillon tandis qu’au loin nous entendons notre musique qui arrive, exécutant un pas redoublé. Le colonel Desplats, en tête à cheval, nous dépasse et met pied-à-terre. Il s’entretient avec nos officiers tandis qu’au son des tambours et clairons, le drapeau est salué par nous à son passage.
La musique se place en avant de la colonne. Halte !
Il est 9 heures. Nous partons. La route est bonne, le soleil nous fait grâce de quelques rayons. Adieu Florent !
En route nous parlons avec volubilité. C’est notre façon d’être heureux. Nous voyons au haut d’une petite colline le commandant du régiment qui nous regarde défiler.
Je ne vois pas le reste du régiment. On me dit que les 1er et 3e bataillons sont déjà à la Grange aux Bois. C’est vrai, Jombart me l’avait dit hier. Soudain, nous obliquons à gauche. Si nous continuions tout droit, nous irions directement à Sainte-Menehould dont nous sommes éloignés de 5 km. Nous allons par ici à la Grange aux Bois où se trouvent les camions automobiles qui doivent nous transporter à l’arrière, bien loin, dans ce pays du rêve qui sera notre repos.
Nous faisons une pause pendant laquelle le colonel ordonne de quitter les couvre-képis, manchons. Cela nous paraît tout drôle de voir des képis rouges : c’est la première fois depuis l’ouverture des hostilités.
Nous repartons pour nous arrêter de nouveau 2 km plus loin. Nous nous divisons par fraction de douze et ainsi, à 30 m les uns derrière les autres, par portions, nous entrons au son de la musique dans le village. Nous tournons à droite. Sur le côté droit de la route, nous voyons quantité de camions-autos arrêtés. Déjà la musique, les sapeurs commencent à embarquer. Arrivés à notre voiture respective, nous en faisons autant, entassant corps et biens au milieu de la joie générale.
Il est 11 heures. Nous démarrons. J’ai pris la bonne place : je suis assis sur le devant entre les deux titulaires du camion : le conducteur et le mécanicien. Ce sont deux types de 40 ans. Ils rient de me voir si heureux et je leur raconte toutes les anecdotes du bois de la Gruerie, les attaques, la dure vie, les bons moments.
Le temps est sec. Mais il fait froid. Aimablement, mes compagnons me couvrent de leurs couvertures.
C’est à présent un long défilé sur la route d’autos qui se suivent à 25 m, quelquefois moins, quelquefois plus ; et quand à un tournant de route il est donné de jeter un regard en arrière, cela paraît être un long serpent.
Mes camarades à l’intérieur hurlent un vieux refrain populaire. Je suis chef du groupe et obligé de leur dire de se taire.
Nous passons dans Sainte-Menehould. Je vois une ville animée… Des rues, de vraies rues… Des maisons à étages… Des magasins, des boutiques, des épiceries… Je vois du monde circuler affairé, des civils, femmes en toilette, des hommes en chapeau… Je regarde, je regarde.
L’émotion est trop forte et je verse malgré moi quelques pleurs, tandis que l’auto corne [klaxonne] et que mes deux compagnons de route veillent à ne rien accrocher. Ils ne me voient pas en ce moment, mais s’ils pouvaient deviner tous les sentiments qui s’agitent en moi.
Sentiment de peine surtout : quoi ! La vie normale existe donc ! Il y a des gens qui vivent paisiblement, qui ont tout le confortable, qui vont au café, dans les magasins, qui ont une table, un intérieur chic, des chaises… Et nous, qu’avons-nous ? La vie dure, pénible, la vie de sacrifices ; et ces gens qui regardent curieusement, on dirait même avec dédain, parce que nous sommes sales, boueux, déchirés ; il y a ici des soldats qui ressemblent à des officiers, ils se promènent les mains derrière le dos, ils ont un pantalon rouge ; eux aussi nous regardent avec curiosité et toute leur attitude semble dire « les poires ! » Et ils continuent semblant répéter « Après tout, moi je m’en fous ! J’suis à sec ».
Sentiment de peine. Fait d’étonnement d’abord : je suis comme un exilé qui retrouve ce qu’il a connu dans la nuit des temps et dont il a été éloigné longtemps comme un vrai naufragé du Spitzberg ; qui est rapatrié après des années de vie sauvage. Fait de peine proprement dite : si seulement je pouvais en profiter un jour de tout ce que je vois, combien j’en remplirais mes yeux, mes oreilles, mes sens. Fait de haine et de dégoût, pour ces militaires trop heureux et qui n’ont pas honte de faire montrer de leur lâcheté, pour ces gens qui nous regardent curieusement ; si au moins l’un d’entre eux avait l’esprit de crier « Vive l’armée ! », de saluer ces soldats boueux, hirsutes, ceux qui depuis quatre mois dans ce coin, leur ont fait un rempart de leurs poitrines afin de leur permettre de se distraire, de se recréer et de dormir tranquilles.
Nous avons quitté Sainte-Menehould. C’est fini ; je me frotte les yeux ; le pli que j’avais au front a disparu.
Il peut être midi. Nous voici sur la route de Verrières que je reconnais. Nous y passons à toute allure. Je demande à mes compagnons où nous allons. Ils l’ignorent totalement. « On suit les voitures qui se trouvent devant nous, ayant toujours soin d’avoir en vue celle qui se trouve derrière. En tête de la colonne se trouve en automobile l’officier chef de groupe. C’est lui qui connaît la direction ».
Quelques kilomètres plus loin, nous traversons Villers-en-Argonne. Nous filons sur Passavant.
Mes camarades, à l’intérieur, chantent à tue-tête. C’est la joie de faire de l’auto qui vaut cela. Le temps est superbe. N’empêche que j’ai les pieds gelés.
Nous laissons Passavant ; nous filons sur Le Chemin. C’est un tout petit pays que nous traversons en partie, car nous tournons à gauche. On commence à ralentir. Serait-on arrivé ? Je regarde ma montre ; il est 1 heure.
Nous avons devant nous un pays qui semble assez important. Nous le laissons sans doute car nous tournons à gauche. Nous arrivons à un carrefour de routes. Nous tournons à droite.
« Halte ! Tout le monde en bas !
– Au revoir les amis ! ».
« Les fourriers* au colonel ! Pas gymnastique ! 5e compagnie ?
– Présent. »
Nous sommes arrivés. Je vois Gallois, un officier que je ne connais pas, à deux galons, le colonel. Le bataillon se rassemble, les hommes mettent leur fourniment en place ; c’est le remue-ménage habituel où les commandements, les « chuts ! », les cris se succèdent. Le lieutenant nous dicte quelques renseignements sous l’œil sévère du colonel qui ne sait rester immobile, tant il est énervé.
Demeure du colonel, poste de police, bureau du colonel, demeure du chef du 2e bataillon. Nous sommes revenus au temps de paix. Quand je faisais le cantonnement* lors de la retraite, il y avait moins de cérémonies et moins de chinoiseries que cela.
J’apprends donc que le pays est Charmontois ; que le 2e bataillon seulement y cantonne ; que le colonel, son état-major et la C.H.R.* y cantonnent également.
« Vous avez une demi-heure, les fourriers ; dans une demi-heure, les compagnies arriveront pour se placer » nous déclare le lieutenant-colonel de son ton cassant.
En route donc vivement pour le patelin qui se trouve à 800 m.
En route, Gallois très énervé me dit qu’il y a Charmontois-le-Roi. Au premier logent, le colonel et les 6e, 7e et 8e compagnies ; au second, la 5e : là se trouve le général de division Guillaumat [ci-dessous ] et son état-major.
« Mais où se trouve Charmontois-le-Roi ?
– Par là…, fait Gallois en m’indiquant vaguement la direction.
– Y as-tu été ?
– Non. »
C’est catégorique et cela veut dire « Débrouille-toi ».
Je suis furieux ; mais je suis philosophe et par-dessus le marché très bien avec mon capitaine.
Gallois « m’a possédé », selon l’expression militaire. Ça va bien ; on se retrouvera, mon petit.
Ne sachant rien du topo du pays, j’attends donc tranquillement d’être fixé. J’ai tout loisir de voir le patelin et d’admirer l’allure paysanne des habitants. Qu’est-ce que ce pays nous réserve comme ressources ? Ce n’est certes pas Sainte-Menehould.
J’entends la musique. Je vois le lieutenant-colonel Desplats qui débouche. Au son d’un pas redoublé, les troupes s’avancent. Je regarde tranquillement. La 5e est en tête.
Je vois le lieutenant qui a fait le cantonnement, lieutenant Garousse ; je l’accoste :
« Où doit cantonner la 5e ?
– Dans ce petit pays que vous voyez à 300 m, Charmontois-le-Roi ; la route y conduit.
– Bon ! »
Je me place près du capitaine Aubrun, en tête de la compagnie. La musique s’est arrêtée en jouant toujours. On rend les honneurs au drapeau en marchant. Nous continuons la route et sortons du village. « Tout droit, mon capitaine ». « L’arme à la bretelle. Halte ! »
Nous sommes à l’entrée de Charmontois-le-Roi. En deux mots, j’explique au capitaine la situation, la conduite de l’adjudant de bataillon vis-à-vis de la compagnie et de moi-même. Le capitaine se charge de laver la tête au camarade Gallois.
La compagnie fait donc une bonne pause pendant que je vais faire le cantonnement. Le capitaine en profitera pour leur donner toutes ses prescriptions.
Ce n’est pas le premier cantonnement que je fais : il sera rondement mené. Je vais à la division pour savoir de quoi je dispose. Je vois le sous-lieutenant Dupont, interprète. Il me fait venir le porte-fanion du général, maréchal des logis, qui a fait avec l’officier le cantonnement de la division.
Nous filons vers la première extrémité du village, direction Le Chemin.
En route je vois le débit La Plotte. Nous entrons ; je suis si heureux de boire quelque chose. Je paie une tournée, deux et trois. Nous sortons. Deux granges : deux sections sont logées et bien, car les granges sont énormes et pleines de paille. Deux maisons d’habitation : une chambre pour le capitaine, proprette sans luxe ; c’est le garde champêtre qui habite ici : le capitaine sera bien gardé ; une chambre pour le docteur Veyrat qui s’est recommandé à moi comme faisant partie de la 5e compagnie ; cette chambre servira de salle à manger ; les cuisiniers auront la cuisine ; c’est une excellente femme qui habite ici : le docteur guérira ses rhumatismes.
Il reste l’autre extrémité du village. Nous retournons sur nos pas et ne pouvons résister à la tentation de prendre encore quelque chose chez La Plotte. C’est d’ailleurs la tournée de mon compagnon. Un café ! Je n’y ai mis les pieds depuis le départ de Marville. Je suis déjà en bons termes avec la patronne, Madame La Plotte, à qui je raconte quelques exploits. Je vois là-dedans des gendarmes de la division qui font popote. Je paie une tournée ; me voici déjà camarade avec ces gens-là.
À l’autre extrémité du pays, où nous filons dare-dare, direction Givry-en-Argonne, deux granges. Voilà la compagnie logée.
En un bond, je suis prêt du capitaine, après avoir donné rendez-vous à mon compagnon porte-fanion ce soir chez La Plotte. Il est 4 heures. Je place aussitôt le premier peloton, adjudant Culine, sergent Hilinan ( ?) du côté Givry. Je reviens ensuite vers Gibert et Diat, sergents qui commandent les 3e et 4e sections. Bientôt ils sont placés, ainsi que le capitaine et le docteur Veyrat. Le capitaine est très satisfait.
« Lobbedey vous êtes dégourdi ! Amusez-vous bien, vous êtes libres ! »
Je ne me le fais pas dire deux fois.
Je sors et tombe sur Lannoy.
« Et nous ?
– Ne t’en fais pas. Attends quelques minutes que diable ! »
Henri Robert, bâtonnier des avocats. 1913
J’ai déjà depuis longtemps mon objectif. Je me rends à la dernière maison à la sortie vers Le Chemin, maison de très belle apparence. Je m’adresse à une jeune fille, puis à une seconde jeune fille, puis à la maman. Je parle comme un avocat, tel Henri Robert [1], ou Jaurès [2] à la chambre. J’obtiens un succès fou. Les jeunes filles me cèdent leur chambre et la maman me donne la cuisine pour y faire popote ainsi que la grange à côté si je veux en disposer.
Je cours trouver Lannoy en poussant un cri de triomphe. Nous arrivons tous deux aussitôt en remerciant vivement nos hôtesses tout heureuses de nous voir heureux.
Nous installons donc le bureau de la compagnie dans la chambre où se trouvent un grand et un petit lit. Lannoy et Culine coucheront dans l’un et moi dans l’autre. Mais à demain les affaires sérieuses !
Nous partons ensemble chez La Plotte que Lannoy ne connaît pas encore. En route, je vois Licour, un soldat de mon pays, le brosseur [3] de Lannoy. Je lui indique où se trouve mon fourniment que j’ai laissé pour faire le cantonnement et lui dis de le porter dans ma villa.
Nous entrons chez La Plotte, heureux d’être si bien logés et d’avoir l’expectative d’un bon lit.
Ah ! Tout est déjà rempli de monde qui chante, danse et boit sec. Nous trouvons ici toute la 5e qui fraternise, pendant que les gendarmes eux-mêmes aident à servir à boire car la patronne ne sait où donner de la tête. Je vois Culine, Cattelot, Diat, Jamesse, Maxime Moreau qui chante à tue-tête, Gibert. C’est notre bande. Nous trinquons de multiples fois, avalant vin, café, liqueurs et ne songeant réellement à manger. Nous dressons notre plan de campagne.
Un bureau de compagnie, une chambre où deux lits seront occupés par Culine, Lannoy et moi ; une cuisine où deux cuisiniers feront popote, Levers et Delacensellerie ; la maison d’habitation où nous mangerons en invitant les habitants, le père, la mère, les deux jeunes filles ; la popote se composera de Culine, adjudant, président, de Lannoy, trésorier, de Cattelot, Gibert, Maxime Moreau, Diat, Jamesse et moi. Nous nous cotiserons. Demain à midi, premier repas après installation de nos deux cuistots et présentation des membres. Quant à Licour, Lannoy se l’adjoint définitivement. Pour le logement des membres, ils ont à choisir entre la grange de nos hôtes ou leur cantonnement de section, mais certainement qu’ils trouveront un lit dans un coin ou l’autre.
Et nous chantons, heureux ! Nous régalons Licour qui vient m’annoncer que la commission est faite ; nous faisons venir nos futurs cuistots et bientôt toute la bande, nous faisons un boucan du diable. Que nous sommes heureux !
On ne s’aperçoit pas de l’heure. Maxime Moreau, lui, ne s’était pas aperçu qu’on avait allumé la lampe.
Nous régalons les gendarmes. Nous leur racontons nos exploits. Nous nous présentons à eux les uns les autres. Nous sommes déjà leurs amis. « Vive la gendarmerie », crie-t-on ; ils nous répondent « Vive les poilus ! »
Maxime Moreau est tellement ému qu’il embrasse le pandore [4], son voisin… Culine n’est pas très brillant non plus. Quant à Lannoy, il pérore sans discontinuer et déclare à tout le monde qu’il n’a pas 21 ans et qu’il est sergent major. Gibert dort sur la table. Et moi, je ne me souviens plus très bien de ce qui se passe dans la suite…
[1] Henri Robert : Considéré comme l’un des meilleurs avocats d’Assises de sa génération par ses talents d’orateur, sa réputation lui vaut le surnom de « Maître des maîtres de tous les barreaux ». (Source Wikipédia)
[2] Jean Jaurès : homme politique français (1859–1914). Parlementaire socialiste, il s’est notamment illustré par son pacifisme et son opposition au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Connu pour être un grand orateur. (Source Wikipédia)
[3] Brosseur : (Vieilli) Soldat attaché à un officier en qualité de domestique. Aujourd’hui, on dit plutôt ordonnance.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/brosseur)
[4] Pandore : (Argot) Gendarme, policier obéissant et passif.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/pandore)