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24 février

Départ de Dampierre

À 4 heures, nous sommes réveillés par des appels. C’est Brillant qui nous crie alerte, départ à 6 heures. Nous lisons la note qu’il nous apporte à la lueur d’une bougie. Aussitôt Lannoy monte chez le capitaine, tandis que Jamesse et moi, nous occupons à placer la comptabilité dans le coffre de la voiture.

Lannoy descend avec les ordres pour la compagnie : rassemblement à 5 heures 40 devant le cantonnement de la compagnie. Rogery part communiquer les ordres aux quatre chefs de section.

Nous bouclons notre fourniment. Et quand le capitaine descend, nous lui rendons compte que nous sommes prêts.

À 6 heures, nous partons par un temps brumeux qui nous fait présager un beau soleil pour 10 heures.

Je m’attache à la liaison du bataillon qui passe. C’est un vrai état-major. Il y a là Gallois, adjudant de bataillon, Legueil, Sauvage, Jombart et moi, sergents fourriers des 6, 7, 8 et 5e compagnies, Verleene et Paradis, caporaux fourriers des 6e et 8e compagnies, René, agent mitrailleur, Gauthier, clairon cuisinier, Jacques, maréchal des logis de liaison, Brillant, Frappé, Garnier, agents de liaison des 5, 7, 8e et celui de la 6e. Cela fait en tout quatorze hommes. Les 6e et 8e ont même ici en excédent leurs caporaux fourriers. Si avec cela les ordres ne sont pas bien communiqués, je n’y comprends rien.

Nous partons dans la direction de la route Châlons-sur-Marne à Sainte-Menehould. Après une pause, nous y tombons et rencontrons les deux autres bataillons qui nous attendent. Nous nous encastrons entre le 1er et le 3e et continuons, parmi le mouvement des autobus, des automobiles et des convois. La route est large, spacieuse et peu boueuse ; mais il y règne une circulation intense.

Nous ne tardons pas à quitter cette route et prenons la route de Valmy à droite. Nous avons à notre gauche le champ de bataille de Valmy et apercevons au loin le monument de Dumouriez qui surplombe la plaine.

 

Il peut être 9 heures quand nous passons la voie ferrée filant sur Somme-Bionne. Une bonne pause nous permet de juger du trafic qui se fait en gare de Valmy ; c’est quelque chose de fantastique.

Je vois passer sur la route un convoi automobile tandis que nous stationnons dans un champ à droite. J’aperçois la voiture camion automobile de la « Droguerie rouge, Dunkerque », ce m’est une étrange sensation et il me semble que c’est un coin du pays que je viens de voir.

Un coup de sifflet, nous repartons. Je commence à sentir un peu de fatigue : la route est longue. Le temps est beau, le soleil nous sourit.

On commence à sentir qu’on approche du front. Nous approchons de Somme-Bionne et voyons quelques cagnas* d’artilleurs, des cuisines en plein air. Nous voyons des « saucisses », ballons observatoires, tout à côté de la route et nous regardons curieusement. Tout cela nous dit que ça sent la tranchée. D’ailleurs nous entendons distinctement le canon qui tonne.

Nous passons dans Somme-Bionne. Le village, sans être démoli, semble dévasté par le passage des troupes. Beaucoup d’habitations sont dans un état lamentable : beaucoup sont abandonnées. Beaucoup de portes, de carreaux manquent. À l’intérieur, on voit des hommes qui font la cuisine, d’autres qui sont couchés sur la paille. Dans la rue, c’est un va-et-vient de convois de ravitaillement.

Les routes sont boueuses. Des troupes sont cantonnées ici et nous regardent défiler. Vers le milieu du village, nous apercevons, rassemblés dans la cour d’entrée d’une maison, une centaine de prisonniers boches, tout couverts de boue et minables dans leur aspect.

À la sortie du village, je suis pris par le bras. Je me retourne et me trouve face à face avec un soldat de mon pays, Ravel, que je connais bien : il habite à 400 m de ma demeure. Nous causons comme on se cause, en guerre, après deux ans de séparation et en marche quand on se rencontre. Je suis tout heureux de voir pour la première fois depuis les hostilités une tête connue avant la guerre. Nous causons beaucoup du pays, on cesse une conversation à peine ébauchée pour en prendre une autre. Il me quitte après un parcours de 500 m, me disant qu’il est boucher au ravitaillement du régiment, le 8e d’infanterie.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

À 600 m de Somme-Bionne, nous faisons une grand’halte, dans une prairie située à droite de la route. Il est midi.

Aussitôt les feux s’allument et les escouades font cuire leur frite [ ?], arrosée d’un bon quart de « jus ».

Pendant la pause, des aéroplanes nous survolent.

De nombreux convois passent, artillerie et infanterie. La route se sèche par ce beau soleil et déjà il y a de la poussière. En un mot, c’est l’activité fébrile de la proximité des lignes, l’arrière tout proche à 10 ou 12 km du front.

Une heure après, devançant le régiment d’une demi-heure, nous partions, Gallois, les trois fourriers et moi. À 400 m, nous nous unissons au campement des deux autres bataillons et bon [ ?] pas sous les ordres de trois officiers, un par bataillon, nous arrivons dans un pays de ruines où tout est rasé, à part quelque maisons restaurées avec des moyens de fortune et l’église à peu près intacte. C’est Somme-Tourbe. Nous avons la voie ferrée à notre gauche et un train passe direction [de] Paris : il nous fait gros cœur.

La vue du village, qui me rappelle mes souvenirs de la Marne, me fait pitié. Nous marchons toujours sans arrêt, afin de distancer la colonne du régiment. Nous tournons à droite, prenant la route de Saint-Jean-sur-Tourbe. Je suis fatigué par cette marche rapide. De plus, le soleil exagère car il nous envoie des rayons trop chauds. Après un parcours de 1500 m, nous prenons à travers champs, nous dirigeant vers des baraquements en planches situés à 200 m à gauche de la route.

Les officiers partent à cheval à travers les terres, nous disant de les attendre ici.

Heureux sommes-nous de pouvoir enlever nos sacs !

Nous avons tout loisir d’examiner les installations. Elles sont des plus rudimentaires. Si c’est là notre logement, ce n’est pas fameux. Les planches sont disjointes ; donc s’il fait mauvais temps, il pleut à l’intérieur ; quant au froid, aux courants d’air, la nuit surtout, inutile d’insister. L’intérieur n’est autre que l’extérieur avec des piquets soutenant le toit. Le baraquement se continue sans cloison sur 300 m. De quoi loger deux compagnies, à moins qu’on se serre. Je crois que nous serons malheureux là-dedans. Comme sol, la terre.

MOREAU Achille

Je sors. Mon examen m’a suffisamment renseigné. Non loin de là se trouve un amas de claies près duquel je vois un homme portant l’écusson du 8e d’infanterie. Aussitôt, je lui demande si le 1er corps est de ces côtés. Il ne sait ; du moins le 110e et le 8e sont de quelques jours en tranchées. Il est à l’arrière au train de combat, dans un bois qu’il me montre là-haut. Je lui cite des noms, lui demande des nouvelles d’amis du pays, il ne m’apprend rien de particulier sinon ce que je sais déjà de Ravel : capitaine Brouet tué, le lieutenant Blasin passé capitaine tué, sergent Kind, sergent Crandalle, adjudant Vandenbosshe tués, etc…

Nos officiers reviennent au galop. Je file au rassemblement, heureux d’avoir vu l’écusson du 8e. Nous partons 200 m plus loin. Là, j’hérite d’un baraquement semblable à ceux que je viens de quitter. Il y en a plusieurs : un pour deux compagnies. Nous commençons aussitôt le cantonnement des plus faciles. Je réserve une partie aux officiers. Une partie est dévolue à la liaison du bataillon. Puis on partage en deux. Je réserve un coin près de la liaison du bataillon pour le bureau de la 5e compagnie. Il n’y a plus qu’à attendre l’arrivée des troupes.

Le baraquement me fait tout l’air d’un dortoir. Il a 300 m de long sur 3,50 de large. Je vois d’ici la tête des troupes et des officiers. Tous les 25 m, il y a une ouverture. Avec les planches disjointes, je l’entends déjà baptisé : Hôtel des courants d’air.

Il peut être 3 heures. Le colonel Blondin, à cheval, commandant la brigade, avec le capitaine Garde, de son état-major, vient visiter les lieux. J’ignore ce qu’il pense du logement des troupes.

Enfin, voici le bataillon. Quand on aperçoit le logis, chacun fait grise mine et j’entends le sous-lieutenant Vals proférer « Où est mon gourrrrrbi de la Gruerie ? ».

Une heure après, le troupier était déjà occupé à arranger le tout de son mieux avec ses moyens de fortune : claies pour le sol, toile de tente pour le toit, couverture pour boucher les entrées, etc…, tandis que les cuisiniers, selon les ordres, à 100 m commençaient leurs feux et que des corvées creusaient des feuillées [1] à 250 m.

Je m’installe non loin des officiers avec la liaison du bataillon et le bureau de la compagnie que je vais quitter car nous ne tarderons pas à rejoindre les tranchées. Les cuisiniers des officiers sont occupés à installer une table avec des moyens de fortune et à aménager tant bien que mal, plutôt mal que bien, le coin de nos chefs.

Nous décidons de cesser pour l’instant toute popote entre Culine et la bande, le souvenir des bons moments passés restera chez nous d’une façon impérissable, en attendant des moments meilleurs où nous pourrons recommencer.

Un cuisinier de la compagnie, Lavoine, se charge de la nourriture de Culine et Lannoy. Levers et Delacensellerie rentrent dans leur escouade. Je me remets donc avec la liaison du bataillon et mange la bonne cuisine de Gauthier.

Le soir tombe. Roulés dans nos couvertures, nous nous remettons aux bras de Morphée, lui demandant de chauffer les courants d’air et de chasser les nuages.


[1] feuillées : Latrines de campagne, généralement creusées dans la terre un peu à l’écart des tranchées principales. Les soldats s’y rendent pour « poser culotte », selon l’expression employée alors.

 

8 février

À 6 heures, nous entendons le clairon. Debout ! Les cuisiniers ont déjà le chocolat prêt et Licour astique les affaires de l’un et de l’autre.

À 7 heures, selon l’habitude, chacun part à l’exercice. Nous recevons la visite de Brillant : il me faut ce matin à 9 heures aller chercher des fournitures à l’officier de détail. Voilà ma matinée occupée. J’avertis Jacquinot pour qu’il se tienne prêt et me rends chez Verley et Toulouse que je trouve encore couchés. Je leur dis que « C’est une honte » et les invite pour ce soir au nom de la popote*. Ils acceptent de grand cœur et seront prêts à 5 heures pour l’apéritif.

À 9 heures, je suis chez l’officier de détail et touche quantité de képis et quelques paires de souliers. J’entasse tout cela dans le magasin. J’assiste au retour de l’exercice de la compagnie. Réellement, elle a belle allure et on ne croirait pas que là-dedans la majorité sont des réservistes.

Le capitaine vient au bureau. Il nous montre, en criant, à Lannoy et à moi un papier du colonel Rémond, actuellement général de brigade, notre ex-colonel. Celui-ci le félicite et lui annonce qu’il est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Notre cher capitaine est aux anges. Nul doute qu’aujourd’hui, la nouvelle paraîtra à l’ordre du régiment.

Du coup, Lannoy demande au capitaine un cochon pour la compagnie. On compulse le cahier d’ordinaire sur lequel le capitaine a toujours l’œil fixé car il tient à son boni [1] comme à la prunelle de ses yeux. Puis d’un noble geste, il offre le cochon. On le remercie vivement. Delbarre et Massy sont aussitôt avisés de la bonne nouvelle : ils vont chercher l’animal.

10 heures, je vais lire le rapport qui ne contient rien d’intéressant quand Lannoy arrive avec la décision du jour signée du colonel. Les capitaines Claire et Aubrun sont nommés chevaliers de la Légion d’honneur, avec une citation presque identique qui a trait aux séjours dans la Gruerie du 16 au 19 septembre derniers et à l’attaque ennemie qui fut brillamment repoussée par la compagnie. Et dire que ces jours-là, Claire et Aubrun s’en voulaient à mort ! Je lis la chose à la compagnie dans la grange de la section Alinat et déclare aux poilus que le capitaine leur offre un cochon. C’est un enthousiasme général.

Après quoi, je rentre à la popote et nous nous mettons à table. J’annonce que ce soir, Verley et Toulouse sont des nôtres. Aussitôt, les cuisiniers sont chargés d’acheter ce qu’il faut et de nous faire quelque chose de convenable. Tous, nous espérons que le capitaine nous paiera le champagne, grâce à sa décoration. Au sujet de la citation, les avis sont un peu partagés. Mais on n’insiste pas. Culine cependant déclare qu’il aurait bien fait de faire citer quelques-uns d’entre nous qui lui ont fait gagner sa croix.

Au milieu du repas, Delbarre vient annoncer au sergent-major que le cochon est trouvé. Il indique le prix. Lannoy l’envoie à Charmontois-le-Roi s’entendre avec le capitaine.

À 1 heure, chacun part à l’exercice de nouveau tandis que je me plonge dans les paperasses.

Dans l’après-midi, je reçois des lettres de chez moi, ainsi qu’une lettre de Monsieur Roger de Marville, mon ancien hôte d’antan. Je lui avais écrit, ayant eu son adresse de son cousin, le sergent Prestat [2], vaguemestre*. Le brave homme est à Châlons-sur-Marne. Son jeune fils est engagé comme artilleur à Rennes. Il a quitté Marville à l’arrivée des Allemands avec son fils, laissant femme, filles et biens. Heureux est-il de m’annoncer qu’il a des nouvelles du pays : sa femme lui a écrit que Marville était respecté, le Kronprinz et l’empereur son père par la suite y ayant été bien accueillis et ayant promis de sauvegarder les habitants. La famille Roger loge des officiers qui se conduisent très bien. Tout ceci m’intéresse au plus haut point, car je songe souvent à Marville au temps où nous grillions de nous cogner avec les boches.

Enfin le soir tombe et Lannoy et moi, bouclons nos cahiers. C’est l’heure de la détente. Nos amis, revenus de l’exercice de l’après-midi, sont déjà chez La Plotte. Nous prenons Verley et Toulouse au passage et filons vivement là-bas amenant avec nous Jamesse que Rogery remplace. En route, nous rencontrons le colonel qui nous arrête, examine galons et dit à Jamesse qu’il devra les placer mieux que cela car ils vont s’effilocher. On salue.

Après une bonne heure passée ensemble au coin du feu avec les gendarmes, nous rentrons dîner, par un temps froid mais toujours sec.

La soirée se passe cordialement autour de notre table familiale. On jase, on parle, on rit beaucoup. Enfin on se quitte vers 11 heures après avoir épuisé notre répertoire de chansonnettes. Je me couche et hérite encore de Maxime et de Jamesse. Je ne puis les loger tous deux. Jamesse décide donc, en tant que plus jeune, d’aller coucher dans la paille avec ses couvertures. Maxime d’ailleurs n’a pas attendu cette décision pour dormir profondément.

Lannoy de son côté déclare dormir beaucoup mieux dans le foin que dans un lit. J’en suis content car je suis propriétaire du plumard de cette façon. Enfin, à 11 heures 30, toutes lumières éteintes, le calme [le] plus profond régnait, mais la table non desservie en disait long sur les libations de la soirée.

 

 


 

[1] boni : Somme qui excède la dépense faite ou l’emploi de fonds projeté.

[2] Prestat : Plus d’informations sur le Blog du 147e RI : http://147ri.canalblog.com/archives/2015/12/23/33093572.html

5 février

Je suis debout à 6 heures et envoie aussitôt Rogery au capitaine Aubrun pour lui demander ce que doit faire la compagnie.

Le capitaine répond par une note : « À moins d’ordres contraires, exercice tous les jours de 7 heures à 9 heures 30. Rapport à 10 heures. Exercice de 13 heures à 15 heures 30. Travaux de propreté et de nettoyage du cantonnement jusque 17 heures ». Ainsi donc, nous sommes fixés.

Mes amis arrivent. Ils ont à peine avalé le chocolat qu’il leur faut déguerpir pour l’exercice à 7 heures.

Je n’ai pas beaucoup de travail ce matin. J’en profite pour écrire longuement chez moi.

Jamesse s’amène et se faire réprimander par Lannoy : notre ami, c’est « le type qui ne s’en fait pas ». Il est 8 heures, est-ce une heure pour arriver au bureau ? Nous recevons la visite de Mascart qui nous fait savoir que nous relevons le poste de police à 10 heures. Vivement, Rogery part dans la direction prise par la compagnie afin d’informer le capitaine.

Dans la matinée, nous voyons passer sous nos fenêtres, venant de la direction de Sénard et y retournant, le 19e chasseur à cheval, colonel en tête, qui sans doute fait une marche manœuvre. Son passage nous fait passer une demi-heure agréable.

Une autre note me dit d’aller à 10 heures toucher de nouvelles fournitures. J’avertis immédiatement Jacquinot et vois passer Culine furieux d’être de garde avec sa section et de ne pas avoir été averti plus tôt. À qui la faute ? À l’adjudant de bataillon, ni plus ni moins.

Au moment où la compagnie rentre, je pars avec Jacquinot chercher les nouvelles fournitures. Le capitaine à cheval me demande où loge l’adjudant de bataillon. Je lui indique la demeure. Il pique des deux dans cette direction. Gallois va recevoir un nouvel abattage.

Je vois Bourgerie, sergent fourrier, le factotum de Lebeau, officier de détail. Il me sert le premier en bonnets de police de velours de toutes couleurs, pantalons de velours et pantalons bleus et j’hérite par-dessus tout d’une nouvelle douzaine de galoches.

Il est 11 heures. Nous nous mettons à table. On parle de lancer quelques invitations, vu que nous sommes bien installés et pouvons le faire. Nous avons chacun des camarades particuliers que nous inviterons chacun leur tour. C’est accepté de tous. Culine est malheureusement absent ; mais sûrement qu’il sera de notre avis. Levers part porter sa pitance à notre ami qui est de garde depuis 10 heures. Lannoy me dit que le capitaine lui fit des observations au sujet de la tenue des hommes qui aurait pu être meilleure. Culine d’une voix assez haute lui a répondu que ce n’est pas en avertissant à 9 heures qu’on est de garde à 10, après avoir éreinté les hommes durant 2 heures, qu’on obtient quelque chose. Il n’a pas peur Culine et des deux, je crois que le capitaine céderait le premier, car la première section de la compagnie c’est la section Culine. C’était comme dans le bois de la Gruerie : y avait-il un mauvais coin, dur à tenir… Culine !

Nous décidons d’inviter le sergent Marie pour demain soir ; c’est un vieux brave qui mérite une certaine condescendance de notre part.

L’après-midi se passe tranquille avec une visite du capitaine pendant que la compagnie est à l’exercice. Nous lui montrons une note du colonel disant que, les compagnies ayant touché des boutons, les hommes coudront une seconde rangée de boutons à leur capote bleue. Le capitaine appelle cela des chinoiseries et il a raison. Je lui rends compte également des fournitures touchées. Je reçois ordre de distribuer les calots et de garder le reste comme en-cas.

Au retour de la compagnie à 3 heures 30, je distribue donc mes bonnets de police par sections, et bientôt tous les poilus se baladent heureux de leur nouvelle coiffure.

« À moins d’ordres contraires, départ de la compagnie demain à 6 heures 30 pour service en campagne ». Nous avertissons nos amis et tous ensemble, il est près de 5 heures, nous filons chez La Plotte.

En route, je rencontre, oh surprise ! un de mes excellents amis de Lille, exdocteur des facultés, médecin auxiliaire au 3e génie qui a pris notre place dans Charmontois-le-Roi. Nous prenons l’apéritif ensemble et durant une heure, aussi heureux l’un que l’autre, nous parlons de Lille, des environs, de nos amis communs. Quelle joie de se retrouver ! Nous nous étions entrevus une minute le long d’une route lors de la marche en avant qui suivit la Marne. Il connaît le débit de Madame La Plotte et certes à placé son dévolu aussitôt sur lui, car il y a installé son poste de secours et sa salle de visite. Ainsi le café est sa propriété.

Nous prenons ensemble quelques verres de vin blanc et rentrons vers 7 heures, nous donnant rendez-vous un de ces jours. Lannoy a vu Culine qui est de notre avis pour les invitations. Marie est invité. Il accepte. Demain soir il y aura donc une petite fête. Levers n’oubliera pas de donner un bon rhum à notre maman Azéline afin que la bonne vieille dorme comme une marmotte.

Mascart vient du bataillon nous apporter quelques notes ; en particulier celle-ci, « Demain, à 2 heures, dans l’église de Charmontois-l’Abbé, réunion des officiers et sous-officiers ».

Rogery fait communiquer la note au capitaine et aux officiers. Nous nous couchons vers 10 heures.

17 janvier

Relève* des tranchées.

Au petit jour vers 6 heures je me rends comme la veille près le capitaine Claire pour le compte rendu du matin. Il me manque celui de la 8e. Paradis, le caporal fourrier, ne tarde pas à me l’apporter. Il se plaint que par là on a de la boue jusqu’aux cuisses.

Mascart dans notre abri fait un grand feu pour sécher nos couvertures qui durant la nuit ont reçu de l’eau et qui sont trempées.

Gauthier ne tarde pas à s’amener. Il est toujours le bienvenu. Jombart nous annonce que nous serons relevés ce soir ; il le tient de l’adjudant du ravitaillement Cousinard. Celui-ci a reçu ordre de ne pas amener le ravitaillement ce soir à la Harazée.

Je vais immédiatement donner « le tuyau » au capitaine Claire. Ce doit être vrai, car nous en sommes au septième jour de tranchées. Le capitaine Claire appelle Legueil qui passera probablement sergent fourrier* à la 6e compagnie. Un agent de liaison* lui est adjoint, Verleene.

La liaison se transforme petit à petit. Nous avons Gallois, adjudant de bataillon, Jombart, Sauvage et moi sergents fourriers, Legueil et Paradis caporaux fourriers, Mascart, Verleene, Frappé et Garnier, agents de liaison, les deux cyclistes Caillez et Crespel, René le mitrailleur et Gauthier notre sympathique cuisinier. Legueil ne tardera pas à avoir les baguettes de sergent fourrier et Verleene sans doute celles de caporal.

Les cuisiniers des 5e, 6e et 7e compagnies passent. Je salue l’adjudant Culine qui revient. Il ne peut rester inactif à la Harazée et préfère les tranchées. Je l’admire.

Gallois ne tarde pas à rentrer. Il préfère son poste à celui de chef de section.

Vers midi une note assez longue à copier nous arrive. Le lieutenant-colonel Desplats salue le régiment à la tête duquel il est placé définitivement. La relève aura lieu ce soir. Les commandants de compagnie resteront jusqu’au lendemain matin. Quant aux compagnies elles iront à Florent. Le grand repos a sonné pour nous ; nous irons nous reposer à l’arrière.

Heureux je vais moi-même communiquer la note au capitaine Aubrun tout heureux de n’avoir plus la responsabilité de son coin que durant quelques heures.

Le capitaine Claire vers 5 heures envoie la liaison en second avec Jombart à Florent pour faire le cantonnement. Quant aux fourriers Sauvage, Legueil, Paradis et moi, nous restons jusqu’au lendemain avec les cyclistes et l’agent de liaison de mitrailleuses.

Ainsi dit ainsi fait. Nous nous mettons tous après le départ ensemble dans le plus bel abri, laissons les autres à la disposition de ceux qui viendront nous relever.

À la nuit tombante des officiers arrivent. Ils sont d’un autre corps que le nôtre. Longtemps ils confèrent avec le capitaine Claire puis nous les conduisons au PC de chacun de nos commandants de compagnie. C’est avec un cri de joie que le capitaine Aubrun accueille son successeur. Je descends au PC du bataillon amenant avec moi l’agent de liaison par section. Ce n’est pas facile dans la nuit. Plus d’une fois je fais des chutes et m’aplatis dans l’eau. Mais qu’importe, on est relevé et on va à l’arrière. Quelle chance !

Quand j’arrive, je trouve les agents de liaison du bataillon qui nous relève. Ceux-ci s’installent et m’annoncent que le bataillon n’est pas loin. Il peut être 8 heures du soir.

Une heure après, les éléments de tête arrivent. Je suis appelé par le capitaine Claire qui me donne quelques explications. Je prends avec moi mes agents de liaison des quatre sections qui sont confiées aux quatre chefs de section de la compagnie de relève. Je prends la tête de la colonne et en route !

Vers 10h30 la 5e compagnie passait se dirigeant sur Florent. Quant à moi, ma besogne terminée, je me frottais les mains près du foyer de notre gourbi*, heureux d’avoir fini le premier. Terminé le cauchemar du bois de la Gruerie ! Un repos d’un mois, c’est le rêve ! Jamais je n’aurais espéré cela ! En un mot, que je suis heureux ! Je suis de nouveau rappelé par le capitaine Claire pour conduire une demie compagnie à l’emplacement occupé par le sergent Tercy lors du premier séjour (voir topo tome VI [ci-dessous]) tandis que Sauvage conduit une autre fraction à l’emplacement de la 7e.

TomeVI-planFneMadameAvec bien du mal j’arrive à mon but après m’être cassé le nez sur des éléments du bataillon relevé. Les boyaux de ce côté sont de vrais ruisseaux. Je m’enfonce jusqu’aux genoux. Paradis avait raison de se plaindre.

5 novembre

Dans la matinée, j’apprends que les nominations vont paraître. Je vois mon ami, le sergent Huyghe, qui espérait le galon d’adjudant mais qui ne fut pas proposé. Le pauvre garçon, qui commande sa section en brave, est un peu attristé. Je le console, lui disant que ce sera pour la prochaine fois.

Les nominations paraissent. Vannier, sergent à la 8e compagnie, passe adjudant. Gallois est nommé sergent major. Il reste cependant à la liaison. Une petite discussion s’engage à ce sujet. Je ne m’y mêle car cela m’est absolument égal. À la compagnie, nous n’avons aucune nouvelle de la proposition Gibert.

Dans l’après-midi, le capitaine part à cheval saluer la dépouille de Lambert enseveli au cimetière de La Harazée.laHarazee-cimetiereCP-213_001

Vers 13 heures, nous partons de nouveau à notre position d’hier. Le sous-lieutenant Vals prend le commandement du bataillon. Les autres officiers sont partis reconnaître le secteur au bois de la Gruerie. C’est donc que nous relevons bientôt. Je crois que nous passons notre temps dans le bois, craignant un bombardement du hameau dans lequel nous sommes cantonnés.

Vers le soir, il commence à pleuvoir. C’est le sale temps en prévision de la relève*. Nous rentrons au cantonnement*.

27 octobre – Chapitre III

Bois de la Gruerie : secteur Bagatelle Pavillon – Troisième séjour

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

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Plan extrait du  J.M.O.* du 147e régiment d’infanterie (26 N 695/11) – 1er novembre 1914

Toute la nuit la fusillade a été incessante. Nous n’avons pas fermé l’œil.

Au petit jour, chacun de nous se rend à sa compagnie pour prendre le compte rendu de la nuit. Je trouve le capitaine assez satisfait. La relève* s’est bien passée. Il me dit que le secteur est mauvais et qu’il a des soucis pour la section* Culine qui est isolée et avec qui il est difficile de communiquer de jour.

Pour l’aller et le retour, je suis un chemin boueux dans le bois. Il me faut au bout de 200 mètres obliquer à droite et foncer sur le PC du capitaine que j’aperçois car je puis être vu.

Sur mon chemin, je rencontre des éléments de tranchée*. Ce n’est pas chose facile et la difficulté doit s’accroître la nuit. Heureux ai-je été la nuit dernière de suivre le commandant de la compagnie relevée. Je ne m’y serais pas reconnu.

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Secteur Z : boyau conduisant à l’ouvrage Prévost – 1916.05.20 ©Ministère de la Culture (France)

Dans le jour, je communique plusieurs fois et profite de chaque voyage pour amener un sac de 1000 cartouches. Je prends des points de repère pour la nuit. Je compte mes pas malgré les balles qui sifflent et me font instinctivement baisser la tête. Le terrain est boueux. Je souhaite n’avoir pas à communiquer dans l’obscurité.

Nous passons notre journée à nous installer. Le gourbi* que nous occupons prend tournure. Nous pouvons y faire un peu de feu en prenant soin à la fumée. Gauthier fait la popote* du commandant que nous voyons souvent à la porte de son gourbi, fumant tranquillement sa pipe.

Le mitrailleur René nous raconte que le matin, il a manqué de se faire tuer en s’égarant entre les deux lignes. Heureusement, en se repliant en rampant sous les balles ennemies, il est tombé dans la tranchée du lieutenant Lambert de la 5e compagnie. Il a mis deux heures à se reconnaître et trouver l’emplacement des sections de mitrailleuses. Sale métier que celui d’agent de liaison*.

Gallois et Carpentier se plaignent que leurs compagnies sont éloignées et qu’il leur faut une heure pour l’aller et le retour. Nous sommes tous pleins de boue.

Une fraction du 272e est derrière nous en soutien. Deux officiers logent avec le commandant.

Je porte vers le soir un sac de bombes en forme de boîtes de conserve, des pétards à mèche en forme de nougats au capitaine. Celui-ci envoie une corvée [1] pour en toucher ainsi que des cartouches au PC du bataillon. Ces pétards sont bien reçus par la troupe qui, aussitôt, accable les boches de projectiles. On entend les détonations et la fusillade crépite. Les tranchées sont très rapprochées : le sergent Collin est à 15 mètres d’eux. Le plus tranquille est le sergent Huyghe qui se trouve à 60 mètres et derrière un dos d’âne. Quant à Culine, il est presque impossible de communiquer avec lui de jour. Il se trouve à droite d’un boyau séparé du lieutenant Lambert par une trentaine de mètres, qu’on creuse sous les bombes ennemies afin de faire communiquer les deux tranchées. Dans le rapport du soir, on signale quelques pertes en blessés surtout.

À la nuit, les cuisiniers partent. Ils doivent rentrer au petit jour. Le commandant garde ses fourriers* il n’y a pas d’ailleurs d’agent de liaison en second. Gauthier, le mitrailleur René et Crespel partent donc pour La Harazée.

Nuit assez calme malgré une intense fusillade.


[1] Corvée : Désignation générale de tous les travaux pénibles susceptibles d’être effectués par les combattants, au front comme au cantonnement. Les corvées peuvent être de nature très diverse : de cuisine, d’eau, de feuillées, de réparation, de barbelés… Le terme désigne enfin les hommes qui sont chargés de les accomplir.

26 octobre

Relève* au bois de la Gruerie

Je fais une nuit délicieuse et repose encore quand, vers 7 heures, Gauthier arrive pour faire le café. Je sors. Le temps est toujours pluvieux. Enfin, pour la journée, nous sommes toujours à sec.

La matinée se passe à communiquer des notes, à réparer un peu les effets, à se nettoyer. Je vais voir le coiffeur du village, le père Thomas que tout le monde connaît déjà. Une coupe de cheveux après deux mois et demi n’est pas du luxe.

Après le repas du matin, je reçois une dépêche de Bergues, de la mère de mon cousin Louis, me demandant de le soigner et de lui dire de se soigner au sujet de coliques que j’ignorais. Je vais aussitôt trouver ce dernier qui rit beaucoup. En effet il eut une diarrhée fantastique lors du séjour Saint-Thomas Servon, comme chacun d’entre nous d’ailleurs. Son seul tort est de l’avoir écrit chez lui et d’avoir affolé sa mère. Ces pauvres mamans ! Aussitôt, devant moi, il écrit qu’on se rassure.

À mon retour à la liaison, je trouve un volumineux colis de cinq kilos renfermant des linges et des vivres, chocolat, tabac, bougies, allumettes, papier à cigarettes, de tout. Quelle joie incommensurable ! Je mets le strict nécessaire dans mon sac et porte le reste dans le coffre de la voiture de compagnie. Me voici au moins fourni pour quelque temps.

Je rentre bientôt mais une autre surprise m’attend. On part ce soir en ligne, de nouveau dans le bois.

Vers 5 heures du soir, nous partons en tête du bataillon. Le temps est toujours pluvieux. La route de Florent à La Harazée est longue et fastidieuse. À quelques 500 mètres au-delà du village, après avoir fait un coude à droite, c’est un bois à droite et à gauche : bois des Petits Bâtis, suivi du bois des Hauts Bâtis qui va continuer jusqu’à la Placardelle et la route s’étend alors droite jusqu’à perte de vue, avec des alternatives de montée et de descente.

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

Après une heure de route, nous faisons halte. Il pleut. Nous sommes près du parc d’artillerie.

Le temps est désagréable au possible. Les routes sont boueuses. Nous partons.

Bientôt, c’est la cote 211, puis la descente vers la Placardelle, toujours mouvementée.

Nous traversant le village dans l’obscurité, troublée par la lumière scintillante de quantité de lanternes.

C’est ensuite une route zigzagante qui nous amène au haut d’une côte, celle qui surplombe La Harazée.

LaHARAZEE-17bOn la descend en glissant un peu et enfin nous faisons une nouvelle pause à l’entrée du village, qui lui également est constellé de lumières.

 

26 octobre (suite)

TomeV

Couverture du cinquième cahier intitulé Tome V

Les officiers quittent leurs chevaux que les ordonnances, sous les ordres du maréchal des logis de liaison Jacques, vont ramener vers un village de l’arrière où ils seront cantonnés.

Pour nous, avec le commandant à notre tête, nous commençons l’ascension de la côte qui nous donne l’accès du bois. Un léger clair de lune nous aide à nous guider. La pluie a cessé.

Nous marchons abominablement, glissant, butant, faisant parfois une chute. Plusieurs pauses nous laissent prendre haleine ; pas de lumière naturellement et le plus grand silence.

Enfin, après une heure de marche pénible, nous rencontrons le colonel Rémond et bientôt, c’est la clairière que nous reconnaissons grâce au clair de lune.

Cette fois nous obliquons à droite pour nous engouffrer bientôt dans le bois de nouveau. Nous sommes arrivés.

VienneLeChateau-APD0000528Je vais chercher le capitaine et les quatre chefs de section. Nous suivons, la compagnie restant couchée sur ces emplacements, un officier du régiment à relever. Celui-ci nous amène 200 mètres plus loin dans un gourbi*. Nous nous entassons. Les consignes se passent. Puis, successivement, le lieutenant Lambert, qui a ses deux galons depuis deux jours, l’adjudant Culine, et les sergents Huyghe et Collin vont prendre leur section afin d’opérer individuellement la relève.

Quand tout est fait et la compagnie à relever relevée, je quitte le capitaine et rentre auprès du commandant afin de lui rendre compte.

Je m’installe ensuite dans un gourbi assez bien fait où se trouvent déjà mes amis.

La nuit est assez belle. Le temps est au beau, car la pluie a complètement disparu. Mais l’obscurité est complète car la lune a disparu.