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8 février

À 6 heures, nous entendons le clairon. Debout ! Les cuisiniers ont déjà le chocolat prêt et Licour astique les affaires de l’un et de l’autre.

À 7 heures, selon l’habitude, chacun part à l’exercice. Nous recevons la visite de Brillant : il me faut ce matin à 9 heures aller chercher des fournitures à l’officier de détail. Voilà ma matinée occupée. J’avertis Jacquinot pour qu’il se tienne prêt et me rends chez Verley et Toulouse que je trouve encore couchés. Je leur dis que « C’est une honte » et les invite pour ce soir au nom de la popote*. Ils acceptent de grand cœur et seront prêts à 5 heures pour l’apéritif.

À 9 heures, je suis chez l’officier de détail et touche quantité de képis et quelques paires de souliers. J’entasse tout cela dans le magasin. J’assiste au retour de l’exercice de la compagnie. Réellement, elle a belle allure et on ne croirait pas que là-dedans la majorité sont des réservistes.

Le capitaine vient au bureau. Il nous montre, en criant, à Lannoy et à moi un papier du colonel Rémond, actuellement général de brigade, notre ex-colonel. Celui-ci le félicite et lui annonce qu’il est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Notre cher capitaine est aux anges. Nul doute qu’aujourd’hui, la nouvelle paraîtra à l’ordre du régiment.

Du coup, Lannoy demande au capitaine un cochon pour la compagnie. On compulse le cahier d’ordinaire sur lequel le capitaine a toujours l’œil fixé car il tient à son boni [1] comme à la prunelle de ses yeux. Puis d’un noble geste, il offre le cochon. On le remercie vivement. Delbarre et Massy sont aussitôt avisés de la bonne nouvelle : ils vont chercher l’animal.

10 heures, je vais lire le rapport qui ne contient rien d’intéressant quand Lannoy arrive avec la décision du jour signée du colonel. Les capitaines Claire et Aubrun sont nommés chevaliers de la Légion d’honneur, avec une citation presque identique qui a trait aux séjours dans la Gruerie du 16 au 19 septembre derniers et à l’attaque ennemie qui fut brillamment repoussée par la compagnie. Et dire que ces jours-là, Claire et Aubrun s’en voulaient à mort ! Je lis la chose à la compagnie dans la grange de la section Alinat et déclare aux poilus que le capitaine leur offre un cochon. C’est un enthousiasme général.

Après quoi, je rentre à la popote et nous nous mettons à table. J’annonce que ce soir, Verley et Toulouse sont des nôtres. Aussitôt, les cuisiniers sont chargés d’acheter ce qu’il faut et de nous faire quelque chose de convenable. Tous, nous espérons que le capitaine nous paiera le champagne, grâce à sa décoration. Au sujet de la citation, les avis sont un peu partagés. Mais on n’insiste pas. Culine cependant déclare qu’il aurait bien fait de faire citer quelques-uns d’entre nous qui lui ont fait gagner sa croix.

Au milieu du repas, Delbarre vient annoncer au sergent-major que le cochon est trouvé. Il indique le prix. Lannoy l’envoie à Charmontois-le-Roi s’entendre avec le capitaine.

À 1 heure, chacun part à l’exercice de nouveau tandis que je me plonge dans les paperasses.

Dans l’après-midi, je reçois des lettres de chez moi, ainsi qu’une lettre de Monsieur Roger de Marville, mon ancien hôte d’antan. Je lui avais écrit, ayant eu son adresse de son cousin, le sergent Prestat [2], vaguemestre*. Le brave homme est à Châlons-sur-Marne. Son jeune fils est engagé comme artilleur à Rennes. Il a quitté Marville à l’arrivée des Allemands avec son fils, laissant femme, filles et biens. Heureux est-il de m’annoncer qu’il a des nouvelles du pays : sa femme lui a écrit que Marville était respecté, le Kronprinz et l’empereur son père par la suite y ayant été bien accueillis et ayant promis de sauvegarder les habitants. La famille Roger loge des officiers qui se conduisent très bien. Tout ceci m’intéresse au plus haut point, car je songe souvent à Marville au temps où nous grillions de nous cogner avec les boches.

Enfin le soir tombe et Lannoy et moi, bouclons nos cahiers. C’est l’heure de la détente. Nos amis, revenus de l’exercice de l’après-midi, sont déjà chez La Plotte. Nous prenons Verley et Toulouse au passage et filons vivement là-bas amenant avec nous Jamesse que Rogery remplace. En route, nous rencontrons le colonel qui nous arrête, examine galons et dit à Jamesse qu’il devra les placer mieux que cela car ils vont s’effilocher. On salue.

Après une bonne heure passée ensemble au coin du feu avec les gendarmes, nous rentrons dîner, par un temps froid mais toujours sec.

La soirée se passe cordialement autour de notre table familiale. On jase, on parle, on rit beaucoup. Enfin on se quitte vers 11 heures après avoir épuisé notre répertoire de chansonnettes. Je me couche et hérite encore de Maxime et de Jamesse. Je ne puis les loger tous deux. Jamesse décide donc, en tant que plus jeune, d’aller coucher dans la paille avec ses couvertures. Maxime d’ailleurs n’a pas attendu cette décision pour dormir profondément.

Lannoy de son côté déclare dormir beaucoup mieux dans le foin que dans un lit. J’en suis content car je suis propriétaire du plumard de cette façon. Enfin, à 11 heures 30, toutes lumières éteintes, le calme [le] plus profond régnait, mais la table non desservie en disait long sur les libations de la soirée.

 

 


 

[1] boni : Somme qui excède la dépense faite ou l’emploi de fonds projeté.

[2] Prestat : Plus d’informations sur le Blog du 147e RI : http://147ri.canalblog.com/archives/2015/12/23/33093572.html

19 janvier – Troisième partie

Troisième partie – Un mois de repos


Sénart – Charmontois – Belval
(Voir topo tome VII)

19 janvier – Départ de Florent et arrivée à Charmontois

Vers 5 heures, Gallois nous quitte. On lui souhaite bonne chance en lui disant de nous préparer un beau cantonnement.

Nous nous levons une heure après et préparons nos fourniments pour le départ pendant que Gauthier fait le café. Dans la rue, c’est une agitation fébrile. Les hommes sont enthousiastes : on entend des chansons partout.

Frappé, l’agent de liaison de la 7e, qui est un peu l’ordonnance de Gallois, porte son fourniment aux voitures. Je vais voir le capitaine Sénéchal qui me dicte une note : rassemblement des compagnies du bataillon sur la route de la Grange aux Bois pour 8 heures 45.

Sac au dos. À 8 heures 30, nous quittons notre « home » et nous rendons sur la route en tête de la 5e compagnie qui déjà s’amène et parcourt 800 m avant de s’arrêter afin de laisser la place aux compagnies suivantes.

Je vais chercher le capitaine Sénéchal et nous revenons ensemble en tête du bataillon tandis qu’au loin nous entendons notre musique qui arrive, exécutant un pas redoublé. Le colonel Desplats, en tête à cheval, nous dépasse et met pied-à-terre. Il s’entretient avec nos officiers tandis qu’au son des tambours et clairons, le drapeau est salué par nous à son passage.

La musique se place en avant de la colonne. Halte !

Il est 9 heures. Nous partons. La route est bonne, le soleil nous fait grâce de quelques rayons. Adieu Florent !

En route nous parlons avec volubilité. C’est notre façon d’être heureux. Nous voyons au haut d’une petite colline le commandant du régiment qui nous regarde défiler.

Je ne vois pas le reste du régiment. On me dit que les 1er et 3e bataillons sont déjà à la Grange aux Bois. C’est vrai, Jombart me l’avait dit hier. Soudain, nous obliquons à gauche. Si nous continuions tout droit, nous irions directement à Sainte-Menehould dont nous sommes éloignés de 5 km. Nous allons par ici à la Grange aux Bois où se trouvent les camions automobiles qui doivent nous transporter à l’arrière, bien loin, dans ce pays du rêve qui sera notre repos.

Nous faisons une pause pendant laquelle le colonel ordonne de quitter les couvre-képis, manchons. Cela nous paraît tout drôle de voir des képis rouges : c’est la première fois depuis l’ouverture des hostilités.

Nous repartons pour nous arrêter de nouveau 2 km plus loin. Nous nous divisons par fraction de douze et ainsi, à 30 m les uns derrière les autres, par portions, nous entrons au son de la musique dans le village. Nous tournons à droite. Sur le côté droit de la route, nous voyons quantité de camions-autos arrêtés. Déjà la musique, les sapeurs commencent à embarquer. Arrivés à notre voiture respective, nous en faisons autant, entassant corps et biens au milieu de la joie générale.

La relève par automobile (camion) : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Il est 11 heures. Nous démarrons. J’ai pris la bonne place : je suis assis sur le devant entre les deux titulaires du camion : le conducteur et le mécanicien. Ce sont deux types de 40 ans. Ils rient de me voir si heureux et je leur raconte toutes les anecdotes du bois de la Gruerie, les attaques, la dure vie, les bons moments.DSCN9664

Le temps est sec. Mais il fait froid. Aimablement, mes compagnons me couvrent de leurs couvertures.

C’est à présent un long défilé sur la route d’autos qui se suivent à 25 m, quelquefois moins, quelquefois plus ; et quand à un tournant de route il est donné de jeter un regard en arrière, cela paraît être un long serpent.

Mes camarades à l’intérieur hurlent un vieux refrain populaire. Je suis chef du groupe et obligé de leur dire de se taire.

Nous passons dans Sainte-Menehould. Je vois une ville animée… Des rues, de vraies rues… Des maisons à étages… Des magasins, des boutiques, des épiceries… Je vois du monde circuler affairé, des civils, femmes en toilette, des hommes en chapeau… Je regarde, je regarde.

L’émotion est trop forte et je verse malgré moi quelques pleurs, tandis que l’auto corne [klaxonne] et que mes deux compagnons de route veillent à ne rien accrocher. Ils ne me voient pas en ce moment, mais s’ils pouvaient deviner tous les sentiments qui s’agitent en moi.

Sentiment de peine surtout : quoi ! La vie normale existe donc ! Il y a des gens qui vivent paisiblement, qui ont tout le confortable, qui vont au café, dans les magasins, qui ont une table, un intérieur chic, des chaises… Et nous, qu’avons-nous ? La vie dure, pénible, la vie de sacrifices ; et ces gens qui regardent curieusement, on dirait même avec dédain, parce que nous sommes sales, boueux, déchirés ; il y a ici des soldats qui ressemblent à des officiers, ils se promènent les mains derrière le dos, ils ont un pantalon rouge ; eux aussi nous regardent avec curiosité et toute leur attitude semble dire « les poires ! » Et ils continuent semblant répéter « Après tout, moi je m’en fous ! J’suis à sec ».

Sentiment de peine. Fait d’étonnement d’abord : je suis comme un exilé qui retrouve ce qu’il a connu dans la nuit des temps et dont il a été éloigné longtemps comme un vrai naufragé du Spitzberg ; qui est rapatrié après des années de vie sauvage. Fait de peine proprement dite : si seulement je pouvais en profiter un jour de tout ce que je vois, combien j’en remplirais mes yeux, mes oreilles, mes sens. Fait de haine et de dégoût, pour ces militaires trop heureux et qui n’ont pas honte de faire montrer de leur lâcheté, pour ces gens qui nous regardent curieusement ; si au moins l’un d’entre eux avait l’esprit de crier « Vive l’armée ! », de saluer ces soldats boueux, hirsutes, ceux qui depuis quatre mois dans ce coin, leur ont fait un rempart de leurs poitrines afin de leur permettre de se distraire, de se recréer et de dormir tranquilles.

Nous avons quitté Sainte-Menehould. C’est fini ; je me frotte les yeux ; le pli que j’avais au front a disparu.

Il peut être midi. Nous voici sur la route de Verrières que je reconnais. Nous y passons à toute allure. Je demande à mes compagnons où nous allons. Ils l’ignorent totalement. « On suit les voitures qui se trouvent devant nous, ayant toujours soin d’avoir en vue celle qui se trouve derrière. En tête de la colonne se trouve en automobile l’officier chef de groupe. C’est lui qui connaît la direction ».

Quelques kilomètres plus loin, nous traversons Villers-en-Argonne. Nous filons sur Passavant.

Mes camarades, à l’intérieur, chantent à tue-tête. C’est la joie de faire de l’auto qui vaut cela. Le temps est superbe. N’empêche que j’ai les pieds gelés.

Nous laissons Passavant ; nous filons sur Le Chemin. C’est un tout petit pays que nous traversons en partie, car nous tournons à gauche. On commence à ralentir. Serait-on arrivé ? Je regarde ma montre ; il est 1 heure.

Nous avons devant nous un pays qui semble assez important. Nous le laissons sans doute car nous tournons à gauche. Nous arrivons à un carrefour de routes. Nous tournons à droite.

« Halte ! Tout le monde en bas !
– Au revoir les amis ! ».
« Les fourriers* au colonel ! Pas gymnastique ! 5e compagnie ?
– Présent. »

Camions Saurer : embarquement de troupes : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Parcours vers le repos. Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Parcours vers le repos. Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous sommes arrivés. Je vois Gallois, un officier que je ne connais pas, à deux galons, le colonel. Le bataillon se rassemble, les hommes mettent leur fourniment en place ; c’est le remue-ménage habituel où les commandements, les « chuts ! », les cris se succèdent. Le lieutenant nous dicte quelques renseignements sous l’œil sévère du colonel qui ne sait rester immobile, tant il est énervé.

Demeure du colonel, poste de police, bureau du colonel, demeure du chef du 2e bataillon. Nous sommes revenus au temps de paix. Quand je faisais le cantonnement* lors de la retraite, il y avait moins de cérémonies et moins de chinoiseries que cela.

J’apprends donc que le pays est Charmontois ; que le 2e bataillon seulement y cantonne ; que le colonel, son état-major et la C.H.R.* y cantonnent également.

« Vous avez une demi-heure, les fourriers ; dans une demi-heure, les compagnies arriveront pour se placer » nous déclare le lieutenant-colonel de son ton cassant.

En route donc vivement pour le patelin qui se trouve à 800 m. 

En route, Gallois très énervé me dit qu’il y a Charmontois-le-Roi. Au premier logent, le colonel et les 6e, 7e et 8e compagnies ; au second, la 5e : là se trouve le général de division Guillaumat [ci-dessous ] et son état-major.

« Mais où se trouve Charmontois-le-Roi ?
– Par là…, fait Gallois en m’indiquant vaguement la direction.
– Y as-tu été ?
– Non. »
C’est catégorique et cela veut dire « Débrouille-toi ».

Je suis furieux ; mais je suis philosophe et par-dessus le marché très bien avec mon capitaine.

Gallois « m’a possédé », selon l’expression militaire. Ça va bien ; on se retrouvera, mon petit.

Ne sachant rien du topo du pays, j’attends donc tranquillement d’être fixé. J’ai tout loisir de voir le patelin et d’admirer l’allure paysanne des habitants. Qu’est-ce que ce pays nous réserve comme ressources ? Ce n’est certes pas Sainte-Menehould.

J’entends la musique. Je vois le lieutenant-colonel Desplats qui débouche. Au son d’un pas redoublé, les troupes s’avancent. Je regarde tranquillement. La 5e est en tête.

Je vois le lieutenant qui a fait le cantonnement, lieutenant Garousse ; je l’accoste :
« Où doit cantonner la 5e ?
– Dans ce petit pays que vous voyez à 300 m, Charmontois-le-Roi ; la route y conduit.
– Bon ! »

Je me place près du capitaine Aubrun, en tête de la compagnie. La musique s’est arrêtée en jouant toujours. On rend les honneurs au drapeau en marchant. Nous continuons la route et sortons du village. « Tout droit, mon capitaine ». « L’arme à la bretelle. Halte ! »

Nous sommes à l’entrée de Charmontois-le-Roi. En deux mots, j’explique au capitaine la situation, la conduite de l’adjudant de bataillon vis-à-vis de la compagnie et de moi-même. Le capitaine se charge de laver la tête au camarade Gallois.

La compagnie fait donc une bonne pause pendant que je vais faire le cantonnement. Le capitaine en profitera pour leur donner toutes ses prescriptions.

Ce n’est pas le premier cantonnement que je fais : il sera rondement mené. Je vais à la division pour savoir de quoi je dispose. Je vois le sous-lieutenant Dupont, interprète. Il me fait venir le porte-fanion du général, maréchal des logis, qui a fait avec l’officier le cantonnement de la division.

Nous filons vers la première extrémité du village, direction Le Chemin.

En route je vois le débit La Plotte. Nous entrons ; je suis si heureux de boire quelque chose. Je paie une tournée, deux et trois. Nous sortons. Deux granges : deux sections sont logées et bien, car les granges sont énormes et pleines de paille. Deux maisons d’habitation : une chambre pour le capitaine, proprette sans luxe ; c’est le garde champêtre qui habite ici : le capitaine sera bien gardé ; une chambre pour le docteur Veyrat qui s’est recommandé à moi comme faisant partie de la 5e compagnie ; cette chambre servira de salle à manger ; les cuisiniers auront la cuisine ; c’est une excellente femme qui habite ici : le docteur guérira ses rhumatismes.

Il reste l’autre extrémité du village. Nous retournons sur nos pas et ne pouvons résister à la tentation de prendre encore quelque chose chez La Plotte. C’est d’ailleurs la tournée de mon compagnon. Un café ! Je n’y ai mis les pieds depuis le départ de Marville. Je suis déjà en bons termes avec la patronne, Madame La Plotte, à qui je raconte quelques exploits. Je vois là-dedans des gendarmes de la division qui font popote. Je paie une tournée ; me voici déjà camarade avec ces gens-là.

À l’autre extrémité du pays, où nous filons dare-dare, direction Givry-en-Argonne, deux granges. Voilà la compagnie logée.

En un bond, je suis prêt du capitaine, après avoir donné rendez-vous à mon compagnon porte-fanion ce soir chez La Plotte. Il est 4 heures. Je place aussitôt le premier peloton, adjudant Culine, sergent Hilinan ( ?) du côté Givry. Je reviens ensuite vers Gibert et Diat, sergents qui commandent les 3e et 4e sections. Bientôt ils sont placés, ainsi que le capitaine et le docteur Veyrat. Le capitaine est très satisfait.

« Lobbedey vous êtes dégourdi ! Amusez-vous bien, vous êtes libres ! »
Je ne me le fais pas dire deux fois.

Je sors et tombe sur Lannoy.
« Et nous ?
– Ne t’en fais pas. Attends quelques minutes que diable ! »

Henri Robert, bâtonnier des avocats. 1913

J’ai déjà depuis longtemps mon objectif. Je me rends à la dernière maison à la sortie vers Le Chemin, maison de très belle apparence. Je m’adresse à une jeune fille, puis à une seconde jeune fille, puis à la maman. Je parle comme un avocat, tel Henri Robert [1], ou Jaurès [2] à la chambre. J’obtiens un succès fou. Les jeunes filles me cèdent leur chambre et la maman me donne la cuisine pour y faire popote ainsi que la grange à côté si je veux en disposer.

Je cours trouver Lannoy en poussant un cri de triomphe. Nous arrivons tous deux aussitôt en remerciant vivement nos hôtesses tout heureuses de nous voir heureux.

Nous installons donc le bureau de la compagnie dans la chambre où se trouvent un grand et un petit lit. Lannoy et Culine coucheront dans l’un et moi dans l’autre. Mais à demain les affaires sérieuses !

Nous partons ensemble chez La Plotte que Lannoy ne connaît pas encore. En route, je vois Licour, un soldat de mon pays, le brosseur [3] de Lannoy. Je lui indique où se trouve mon fourniment que j’ai laissé pour faire le cantonnement et lui dis de le porter dans ma villa.

Nous entrons chez La Plotte, heureux d’être si bien logés et d’avoir l’expectative d’un bon lit.

Ah ! Tout est déjà rempli de monde qui chante, danse et boit sec. Nous trouvons ici toute la 5e qui fraternise, pendant que les gendarmes eux-mêmes aident à servir à boire car la patronne ne sait où donner de la tête. Je vois Culine, Cattelot, Diat, Jamesse, Maxime Moreau qui chante à tue-tête, Gibert. C’est notre bande. Nous trinquons de multiples fois, avalant vin, café, liqueurs et ne songeant réellement à manger. Nous dressons notre plan de campagne.

Un bureau de compagnie, une chambre où deux lits seront occupés par Culine, Lannoy et moi ; une cuisine où deux cuisiniers feront popote, Levers et Delacensellerie ; la maison d’habitation où nous mangerons en invitant les habitants, le père, la mère, les deux jeunes filles ; la popote se composera de Culine, adjudant, président, de Lannoy, trésorier, de Cattelot, Gibert, Maxime Moreau, Diat, Jamesse et moi. Nous nous cotiserons. Demain à midi, premier repas après installation de nos deux cuistots et présentation des membres. Quant à Licour, Lannoy se l’adjoint définitivement. Pour le logement des membres, ils ont à choisir entre la grange de nos hôtes ou leur cantonnement de section, mais certainement qu’ils trouveront un lit dans un coin ou l’autre.

Et nous chantons, heureux ! Nous régalons Licour qui vient m’annoncer que la commission est faite ; nous faisons venir nos futurs cuistots et bientôt toute la bande, nous faisons un boucan du diable. Que nous sommes heureux !

On ne s’aperçoit pas de l’heure. Maxime Moreau, lui, ne s’était pas aperçu qu’on avait allumé la lampe.

Nous régalons les gendarmes. Nous leur racontons nos exploits. Nous nous présentons à eux les uns les autres. Nous sommes déjà leurs amis. « Vive la gendarmerie », crie-t-on ; ils nous répondent « Vive les poilus ! »

Maxime Moreau est tellement ému qu’il embrasse le pandore [4], son voisin… Culine n’est pas très brillant non plus. Quant à Lannoy, il pérore sans discontinuer et déclare à tout le monde qu’il n’a pas 21 ans et qu’il est sergent major. Gibert dort sur la table. Et moi, je ne me souviens plus très bien de ce qui se passe dans la suite…


[1] Henri Robert : Considéré comme l’un des meilleurs avocats d’Assises de sa génération par ses talents d’orateur, sa réputation lui vaut le surnom de « Maître des maîtres de tous les barreaux ». (Source Wikipédia)

[2] Jean Jaurès : homme politique français (18591914). Parlementaire socialiste, il s’est notamment illustré par son pacifisme et son opposition au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Connu pour être un grand orateur. (Source Wikipédia)

[3] Brosseur : (Vieilli) Soldat attaché à un officier en qualité de domestique. Aujourd’hui, on dit plutôt ordonnance.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/brosseur)

[4] Pandore : (Argot) Gendarme, policier obéissant et passif.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/pandore)

26 août – Chapitre III Retraite

Passage de la Meuse

Nous sommes à peine assoupis qu’il faut repartir. Quelle heure ? Je l’ignore. On ne voit rien et ma montre est arrêtée.

En route de nouveau ! Nous dormons en marchant. Décidément, c’est dur ! Les troupes en avant, en arrière ! Des fractions d’infanterie* et d’artillerie* marchent à vive allure, parallèlement à nous, sur la route !

Il fait petit jour quand nous traversons la Meuse sur un pont de bateaux. On aperçoit Stenay à 4 km à gauche environ. Nous avons fait certainement 10 km.

Nous prenons à travers champs et nous enfonçons bientôt dans un bois. On fait une pause d’une demi-heure. Il faudra bientôt repartir. Chacun appréhende le départ. Beaucoup abandonnent leur sac.

CP-Vergaville_Schlacht_bei_DieuzeEncore deux heures de marche, dit le colonel en passant pour nous encourager. Le bois que nous traversons est la forêt de Dieulet.

Voici un village : Beaufort. C’est l’étape. Nous nous installons dans un grand pré où nous trouvons les voitures de ravitaillement. C’est un cri de joie. (Voir l’épisode du Commandant Saget, après le 28 août [reporté ci-dessous])

Les distributions se font. Nous touchons des œufs et de l’eau de vie pour la première fois. Il fait un soleil magnifique. Les cuisiniers d’escouade* font rapidement la popote.  Gallica-Cuisine12 Aussitôt mangé, on mourait de faim, nous nous couchons sur l’herbe après nous être déchaussés. Qu’il fait bon dormir !

Durant le repas, vient me dire bonjour un marvillois, le mari de la directrice d’école chez qui je fus si bien reçu. Sa femme est partie à Paris. Quant à lui, il suit les armées avec son auto au service de la gendarmerie. Marville est envahi ? Tant pis, car il a conservé sa franche gaieté.

J’ai conservé mon sac. J’abandonne mes chaussures usagées pour mettre mes chaussures de mobilisation. Celles-ci me font mal ; mes pieds s’échauffent ; je prends donc le parti de garder les vieilles.

À 6 heures, nous repartons nous installer dans un bois, le bois de Beaufort. On y passera la nuit avec des avant-postes pour nous couvrir. Le ravitaillement revient à 7 heures. Les distributions se font, on fera cuire la viande demain. Heureux sommes-nous !

Chacun se met à l’œuvre par section pour se faire un abri de feuillage. Peu après, il pleut. Pas moyen de s’abriter. Les feux qu’on avait allumés s’éteignent. On se couche en s’abritant de son mieux.

À minuit, on entend des coups de feu. Alerte. Tout le monde est debout, baïonnette au canon. Quelle pagaille ! Il fait nuit noire, un vent de bourrasque. Pas moyen de craquer une allumette. Il pleut toujours.

LampeTempete

Lampe d’escouade, appelée aussi parfois lampe tempête.

Après vingt minutes angoissantes, le sergent major Monchy annonce que deux sentinelles [1] ont tiré l’une sur l’autre. Peu après, on amène le soldat Chopin [2] de la classe 1913 qui a reçu une balle dans la bouche. Le camarade qui a tiré est fou de désespoir ainsi que le frère du blessé, Marcel Chopin de la classe 1911, un de mes amis. On a réussi à allumer une lanterne d’escouade. Tout rentre dans le calme, mais le blessé ne tarde pas à expirer.

Il ne cesse pas de pleuvoir.

Le commandant Saget

Le commandant Saget – SOURCE : http://147ri.canalblog.com/

Épisode du commandant Saget

Au départ, dans la nuit du 25 au 26, le chef de bataillon qui, sans le savoir, s’était mis un peu en dehors avec son maréchal des logis de liaison ne fut pas réveillé et s’éveille vers 5 heures du matin.

Ne voyant personne, il devine et pique des deux [3] à cheval dans la direction de la Meuse, suivi du maréchal des logis Jacques. Tous les ponts étaient sautés à 6 heures du matin. Tous deux passèrent la rivière à la nage sur leurs chevaux et nous rejoignirent à midi.


[1] Sentinelles : Soldat qui fait le guet pour la garde d’un camp, d’une place, d’un palais, etc.

[2] Soldat Chopin : Il s’agit sans doute de CHOPIN Alfred, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes qui, en dehors de la date de décès (27 août au lieu de 26), semble correspondre.FicheMDHarchives_D241336R

[3] Piquer des deux  :  Éperonner un cheval pour qu’il accélère son allure.

15 août

Les nouvelles de nos succès en Alsace sont affichées. C’est l’enthousiasme le plus complet. On ne doute pas de la victoire. Nous passons la journée dans le village. L’après-midi, il y a procession. C’est fête dans le pays.

L’après-midi, une automobile s’arrête devant la mairie. On y voit une capote [1] allemande qu’on dit appartenir à un officier boche tué.

Le soir, à 7 heures, à la fin du repas des sous-officiers, on apprend que les chasseurs à pied du 18e B.C.P. [2] arrivent à Marville, venant de Longuyon où ils se sont repliés devant des forces très supérieures. L’adjudant Simon amène un chasseur [3] de ses parents.

Fatigué, affairé, il se restaure et raconte combien sont terribles les engins et combien nombreux est l’ennemi. On l’admire lui qui vient d’avoir le baptême du feu ; mais on croit que la fatigue et les émotions le poussent à exagérer.


[1] Capote : Vêtement militaire porté sur la tunique.

[2] B.C.P. : Bataillon de chasseurs à pied.

[3] Chasseur : nom d’une charcuterie belge de la forme d’une saucisse à base de porc ou de cheval.

13 août

Avant-postes à Ham-les-Saint-Jean

Le peloton d’Othe rentre au cantonnement*. Les pauvres ont fait connaissance avec une pluie diluvienne de plusieurs heures. Ils sont plus que trempés et heureux de revenir à Marville.

La situation générale est toujours calme ; sans doute la purge de Mangiennes a-t-elle fait réfléchir l’ennemi trop entreprenant.

Le soir, la 5e compagnie part pour la nuit dans un petit village situé à 4 km en avant de Marville au sud-est : Ham-les-Saint-Jean. On passe la nuit dehors dans les rues du village qui est mort et paraît presqu’inhabité. Nuit calme. Au petit jour, nous rentrons par petites fractions au village de Marville. Nous sommes exempts de suivre le régiment à sa position quotidienne. Nous nous nettoyons durant la journée. Journée ensoleillée et très agréable pour nous.

Jamais de nouvelles des nôtres. On écrit quand même chez soi.

Je couche dans un petit salon chez M. Gaillot, sur un canapé, car j’ai peur d’une alerte et trouve la chambre de M. Royer trop éloignée.

Dans l’après-midi, madame l’institutrice est rentrée. Elle a la nostalgie du pays.

 

08 août

La mise en état de défense du village est terminée. Aujourd’hui personne ne reste au village. On prend son sac. Beaucoup croient qu’on ne reviendra plus. On dit adieu aux quelques habitants qui sont levés. Il est 4 heures.

Le régiment change de position, face au sud-est. Nous filons sur la route de Saint-Laurent. Nous sommes sur une hauteur. Sans doute les tranchées* sont-elles occupées par d’autres troupes. On entre dans des bois de sapins où l’on se dissimule en position d’attente.

Devant nous, les privilégiés, les agents de liaison [1] au colonel, disent que s’étend une grande plaine sillonnée de bois avec, à gauche, à 6 km, un village, Mangiennes.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

A 8 heures, deux sections de la 5e compagnie partent en expédition sous le commandement du lieutenant Pougin de la Maisonneuve.

A 3 km en avant de notre position se trouve une ferme, on dit le fermier de nationalité allemande et espion.

Le peloton s’en va et se dissimule dans les blés, observant durant deux heures. La ferme est peu à peu encerclée. L’officier entre dans la cour de la ferme avec quelques hommes et surprend le fermier et sa fille dans leur maison d’habitation. On fouille les meubles. Dans le grenier, on trouve des effets reconnus pour appartenir à des uhlans* et des armes, le tout enfoui dans de la paille. On ramène le fermier et sa fille.

Le régiment rentre le soir à Marville. On apprend que la population a voulu faire un mauvais parti aux prisonniers. Ceux-ci ont été expédiés à Montmédy.

 


[1] Agent de liaison : Militaire chargé de transmettre ordres et informations au sein de l’armée, en particulier lors d’une opération qui rend impossible l’usage du téléphone.

02 août – Marville

Mobilisation (voir topo Tome I)affMobilis

Dimanche. La mobilisation [1] est donc sonnée.

Pas de travaux aujourd’hui. C’est le repos au cantonnement [2]. Hier tout le monde s’est installé et a travaillé à l’aménagement.

Chacun se rend devant l’affiche apposée à la porte de la mairie.
CP-MobilisationLectOn s’échange ses im­pressions. C’est la guerre, de l’avis de beaucoup. Quelques-uns croient à un simple exercice ou à une démonstration ; on ne les écoute pas, on les traite même de poltrons [3]. Vraiment, le cantonnement* est agréable. La vie du troupier en campagne plait. Le ravitaillement se fait très bien. La viande et les vivres sont distribués l’après-midi. Il est assez pittoresque de voir les caporaux d’ordinaire [4] se démener avec leurs hommes de corvée*, qui armé de sacs, qui d’une brouette, un autre d’une petite voiturette.

Chaque escouade [5] a son cuisinier. Ceux-ci, à un endroit fixé par compagnie, font la popote, entrent chez l’habitant sympathique, lui empruntent quelque chose qu’ils oublient de rapporter. D’où quelques petites discussions !
C’est l’heure de la soupe ! Chacun prend sa gamelle ; on mange en plein air ; le rata [6] est excellent ; on boit du vin, ce qu’on ne touche pas au quartier ; le café, le « jus », est fameux.

Les habitants paraissent contents. Le village a de l’animation. Les troupiers sont disciplinés, pleins de santé, un peu bluffeurs : « Ah ! Les boches ! On les aura ! ». Chacun a confiance.

Non seulement les officiers, les sous-officiers ont facilement trouvé un lit. Et le soir, après l’appel, c’est un bout de conversation avec l’hôte aimable : on parle de la guerre, des chances de succès, persuadés que tout ira facilement et que le Rhin franchi, c’est l’Alsace libérée et la paix… en mars comme en 70 [7]. Les hommes ont de la paille à volonté, une vaste grange bien close. Il y fait chaud. On est au mois d’août d’ailleurs.

Plan Émile Lobbedey

Plan de Marville par Émile Lobbedey (ici réorienté vers le Nord)

Source : J.M.O. [4] du 147e régiment d'infanterie (26 N 695/10 - J.M.O. 1er août-15 octobre 1914) http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

Source : J.M.O. [8] du 147e régiment d’infanterie [9] (26 N 695/10 – J.M.O. 1er août-15 octobre 1914)
http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Près de Marville, se trouve un village qui y touche : Saint-Jean. Le 3e bataillon y est installé. J’y vois les frères Lotthé de Bailleul.

 


[1] Mobilisation : Mise sur pied de guerre des forces militaires d’un pays par le rappel dans les armées de tous ceux qui sont désignés pour y servir en temps de paix.

[2] Cantonnement : Désigne à la fois le lieu où sont stationnés les troupes hors des lignes, et la situation de celles-ci. En ce sens, c’est un synonyme partiel de « repos ». Les cantonnements sont le plus souvent des villages légèrement en arrière du front ; ils peuvent aussi être provisoires et faits de tentes ou de baraques Adrian. Le verbe « cantonner » désigne le fait d’être ou de s’installer au cantonnement.

[3] Poltron : Qui manque de courage, qui agit avec lâcheté.

[4] Ordinaire : Cantine militaire où les soldats prennent leurs repas.

[5] Escouade : Autrefois, petit groupe de soldats commandé par un gradé.

[6] Rata : Initialement, abréviation de ratatouille ; désigne dans l’argot des combattants un ragoût de pommes de terre ou de haricots, ou plus généralement un ragoût quelconque.

[7] Texte peu compréhensible. Lire les commentaires (ci-dessous) pour une interprétation possible.

[8]  J.M.O. : Journal des et opérations des corps de troupe.

[9] Infanterie : C’est l’ensemble des unités militaires devant combattre à pied, le soldat étant appelé fantassin.

 


Revue de presse du 2 août 1914.
Au lendemain de l’appel à la mobilisation générale, qu’écrivaient les journaux de l’époque ?
-> Lire l’article de LIBÉRATION du 02 août 2014