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7 mars

Repos aux abris Somme-Tourbe (Voir topo Tome I)
Capitaine Triol du 139e commandant du 2e bataillon

Je me réveille vers 7 heures du matin. Gauthier est là avec le café. Je ne puis m’empêcher de le féliciter.

Je sors après avoir remis avec bien du mal mes chaussures. Naturellement je ne vois aucun planton de la liaison sur la route. Je rentre alors en tonitruant. La lacune est comblée bientôt, mais le régiment est-il passé oui ou non ? J’attends espérant que non.

Je n’ai aucun goût à me nettoyer. Je suis si sale. Je vois le capitaine Delahaye qui fume une cigarette en tenue sommaire. Lui aussi est sale et cela me console un peu. Voici Crespel et caillez qui rentrent. Je leur demande s’ils ont vu le régiment. Ils me répondent négativement.

Voici vers 9 heures un chariot sur lequel j’aperçois le lieutenant Lebeau et quelques sapeurs ainsi que le caporal fourrier Bourgerie. On me dit que le premier bataillon suit.

Déjà des feux sont allumés et les cuistots d’escouade font bonne besogne avec les restes car hier il n’y eut pas de distributions.

Je vois ceux de la 5e, Lavoine, Licour, Chandelier. On m’offre du café que j’accepte de grand cœur.

Je vais saluer le lieutenant Collandre commandant la 5e. Il vient de se lever et me félicite « alors » dit-il « vous me quitter, car vous passerez adjudant de bataillon ». Je vois Jombart qui vient à la liaison ; il fait le sergent major, le fourrier et le caporal fourrier à la 8e. Je ne fais semblant de rien et suis aimable avec lui.

Enfin vers 10 heures, par le temps sombre qu’il fait et donne une certaine mélancolie aux lieux, je vois arriver des fantômes boueux, vrais paquets de qui se traînent. C’est le régiment. Dans quel état lamentable !

J’avertis aussitôt le capitaine Delahaye qui va causer au commandant du 1e bataillon. Des baraquements sont libres derrière nous. Ils font être vite occupés.

Je vois ensuite le commandant Vasson à cheval. Il fait de grands gestes en causant avec le chef du 2e bataillon. Je n’y entends rien et ne m’en préoccupe pas.

Je rentre me décrotter plutôt que d’assister au défilé lamentable des rescapés de Mesnil.

On mange peu de chose. Gauthier n’a rien. J’ai un morceau de pain de l’ordonnance et ouvre une boîte de pâté.

Vers 1 heure alors que j’étais absorbé par mon décrottage sans avoir pu encore me débarbouiller je suis appelé par le capitaine Delahaye qui me dit de rassembler les 4 fourriers et de le suivre dans 10 minutes.

Nous partons à cinq sur la route vers Somme-Tourbe puis un peu plus loin à 500 m prenons à travers champs sur la gauche. Nous descendons un ravin, traversons un petit ruisseau sur un pont de bois et montons une petite cote au haut de laquelle on aperçoit trois rangées de baraquements dont une partie encore en construction.

Ces baraquements seront notre cantonnement. J’hérite d’une lignée. Nous entrons et constatons avec plaisir qu’ils sont plus finis que les autres et mieux aménagés. Je divise en six : les quatre compagnies le poste de secours et la liaison du bataillon.

Une heure après chaque fourrier allait chercher sa compagnie pour l’installer.

Moi-même, avec Gauthier qui m’avait suivi, j’installais mon coin. Dégourdi Gauthier trouve quelques planches les place sur le sol. Le lit est tout trouvé. Le sac à la tête, les couvertures étendues, le fusil dans le coin avec le bidon et la musette accrochés. Je suis placé. Il peut-être 3 heures.

Mais quel brouhaha dehors ! C’est celui de l’arrivée de toute troupe qui s’installe. La liaison ne tarde pas à arriver. Je vois Cailliez, Crespel cyclistes, Frappé, Brillant, Garnier, agents de liaison des 7, 5, 8e, puis Jombart, Sauvage, Verleene fourriers de 8, 7, 6e ; avec Gauthier, c’est tout cela me fait neuf unités. C’est bien suffisant et je n’en demande pas plus. Je sors pour voir l’installation car j’ai déjà mon métier d’adjudant de bataillon à cœur. J’apprends que le capitaine Delahaye reprend la 3e compagnie et passe le commandement du bataillon au capitaine Triol du 139e nouveau venu. Aussitôt je vais dire au revoir au capitaine Delahaye. Je le trouve dans un baraquement réservé aux officiers et où pas mal de ceux-ci sont occupés à causer. Il me dit au revoir et me présente au capitaine Triol qui me reçoit aimablement et à qui je demande ses instructions pour le cantonnement. Il me dit de faire pour le mieux, selon l’habitude. Je rentre donc près de ma liaison et dicte quelques notes sur les cuisines, les feuillées* etc…

Je suis fatigué et m’étends tandis que Gauthier part aux distributions sur la route de Somme-Tourbe et qu’on annonce à grands coups de gosier dans tout le cantonnement.

Vers 6 heures je me présente au capitaine lui demandant ses instructions pour la nuit. Il est à table avec les officiers du bataillon dans le bâtiment de tantôt. Celui-ci est séparé en deux pièces. Dans la première il y a une vingtaine de couchettes et un foyer qui brûle ; dans la 2e quelque table et quelques bancs où les officiers sont occupés à prendre leur repas. Le commandant du bataillon me demande de garder la liaison sous ma main. Je lui dis que c’est fait. Je mérite de ce fait un très bien et puis disposer.

Je rentre près de la liaison heureux à la pensée de passer une nuit tranquille. Nous sommes près du poste de secours et héritons de la chaleur du foyer qui y est allumé. Nous aussi nous allumons le nôtre, trou creusé par le génie sous les planches qui ne peuvent prendre feu grâce à de la tôle dont elles sont recouvertes, avec tirage à l’extérieur. Chacun va barboter du bois. Gauthier revient des distributions avec Cailliez et Crespel ainsi que René qui en arrivant aussitôt à donner un coup de main au passage. Aussitôt flambe un bon feu. Il faut manger. On décide de faire des biftecks à fin de se coucher rapidement.

Il y a une porte en bois. Nous la posons à l’intérieur contre l’entrée. Il fait chaud aussitôt. Chacun a pu se procurer une planche qui le séparera de la terre humide. Nous sommes presque heureux tandis que nous avalons la viande à peine cuite arrosé d’un quart de « pinard ». Le café suit et bonne nuit !

Il est déjà 10 heures.

1er mars

Perte de la 5e compagnie
Capitaine commandant le 2e bataillon blessé

Le petit jour se lève et les boches se réveillent car le marmitage recommence après le départ du chef du régiment. Notre coin est très exposé, les obus de canon revolver rasent le parapet*.

Et voici le rapport de ce qui ne tarde pas à se passer, rapport strictement exact qui fut adressé au commandement.

Le 28 février à 23 heures, la 5e compagnie se porta à 200 m en avant de la première ligne où elle exécuta une tranchée*.

L’adjudant Culine et quatre hommes se portèrent en avant pour reconnaître les tranchées allemandes qui se trouvaient à une cinquantaine de mètres en avant de la nouvelle ligne. À droite de la compagnie, un petit bois, la lisière à une quinzaine de mètres en avant ; à gauche, la 7e compagnie ; tranchée continue, liaison établie.

L’adjudant Culine rentre, ayant essuyé quelques coups de feu sans perte.

À 6 heures du matin, tranchée pour tireur presque debout sans créneaux. Pas de boyau* de communication avec l’ancienne première ligne. Nuit calme.

De 6 à 7 heures, bombardement de la tranchée : quelques tués sur la gauche à la 4e section (Giraudeau [1] – Venouze – Durand – Lesaint [2] – Carbillet [3]).

Vers 7 heures, l’ennemi attaque en rangs serrés. Il est obligé de réintégrer sa tranchée sous le feu efficace de la compagnie. À 8 heures, il attaque de nouveau sur le front et sur la droite. À droite, aucune compagnie en liaison, aucun soutien. Le sous-lieutenant d’Ornant [4], l’adjudant Culine [5], le sergent Gibert , chefs des 2e, 3e et 4e sections sont tués ; le sous-lieutenant Alinat [6], chef de la 1ère section, [est] grièvement blessé ; également sont tués le sergent Raoult et une moyenne de dix hommes par section. Sur la gauche, une partie de la 7e compagnie se replie et laisse l’ennemi s’infiltrer. Celui-ci, au nombre de quatre-vingts, saute dans la tranchée française où se trouvait peut-être une trentaine de survivants. Le capitaine Aubrun est saisi par une dizaine d’allemands et emmené malgré sa résistance. Le reste de la compagnie est faite prisonnière. Le sergent Inchelin est blessé. Le sous-lieutenant Alinat est mort.

Les deux hommes, les seuls qui sont reconnus avoir certainement participé au combat jusqu’au moment où la compagnie fut faite prisonnière et qui ont réussi à s’échapper, déclarent ne pouvoir donner d’autres renseignements. On déplore la perte de la grande partie de la 7e compagnie et des officiers Crouzette, capitaine, Blachon, sous-lieutenant prisonniers aux dires d’une dizaine d’hommes qui ont rallié les lignes françaises.

La tranchée prise par l’ennemi fut bouleversée par nos obus dans la journée du 1er mars et évacuée par l’ennemi. Le sergent Lenotte, blessé, fut trouvé par une patrouille le soir du 1er mars sur le terrain et enlevé à la nuit. Il n’a rien déclaré d’intéressant.

Ainsi donc, sous une pluie de mitraille et d’obus de canons revolvers nous forçant à rester accroupis au fond de notre tranchée, nous assistâmes à la scène.

Vers 8 heures, un homme hagard, Lecq, agent de liaison de la 5e arriva et sauta dans notre tranchée en criant « Du renfort, du renfort ! On est pris ».

Vers 7 heures, nous avions entendu une forte fusillade. Cette fois, nous entendons une clameur.

Le capitaine Sénéchal renvoie Lecq, lui disant de tenir bon, que le renfort va arriver.

Le pauvre commandant du 2e bataillon n’a plus de troupes. Il veut donc m’envoyer, son bataillon se réduisant aux trente hommes de la 8e et à un aspirant, près du commandant Vasson lui réclamer du renfort. Je file rapidement près du chef du régiment qui aussitôt donne des ordres pour que la 3e compagnie file sur nous. Je remonte près du capitaine Sénéchal, à temps pour entendre une clameur fantastique et une fusillade intense. Puis deux hommes surgissent, fous, sans armes, sans équipement, pâles et les yeux hagards. Ils sautent près de moi. Je les attrape tous deux par le bras ; ce sont deux hommes de ma compagnie. Ils pleurent nerveusement et m’indiquent du doigt la 5e compagnie. Je vois alors surgir les uniformes gris-vert au haut du dos d’âne. Aussitôt, tout le monde tire, nous devons nous défendre nous-mêmes. Mais tout espoir est perdu : la compagnie a disparu. Les boches n’insistent pas sur notre accueil chaud. Ils se retirent, tandis que leur artillerie continue à nous marmiter avec force.

Eau-forte de Léon Broquet – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Je suis abasourdi par le malheur qui me frappe, quand mes deux hommes me racontent vivement ce qui s’est passé. Tous mes amis sont disparus. La 5e compagnie qui comptait deux cent cinquante hommes se résume à moi et deux hommes. C’est affreux.

Le capitaine Sénéchal est affreusement morne, son bataillon se résume à trente hommes commandés par un aspirant ; d’où perte en 24 heures de dix officiers et plus de sept cents hommes. Tout pâle, il m’envoie au commandant Vasson pour lui expliquer le tout. Je cours accompagné de mes deux hommes et arrive au PC du commandant du régiment. Je lui dis tout ainsi qu’au capitaine de Lannurien. Je n’ai pas le temps ni le loisir de voir leur impression, car moi-même je suis trop endeuillé.

Je dis aux deux hommes de repartir un peu en arrière et si possible de trouver les cuisiniers et de les amener. Ils l’ont bien gagné, les bougres. Je remonte à mon poste. En route, on m’apprend que le capitaine Sénéchal vient de passer, blessé. Je rentre aussitôt au poste du commandant Vasson pour l’avertir. Je trouve le capitaine Sénéchal qui me dit chaleureusement au revoir et m’annonce que le sergent fourrier Legueil est grièvement blessé. Lui-même a une plaie à la tête. Le capitaine de Lannurien est parti le remplacer là-haut. Mais que reste-t-il du bataillon ?

Les marmites* éclatent toujours autour de moi. Je repars à mon poste. Je suis arrêté par des hommes de la 8e, non loin de là. Ils me disent que le capitaine de Lannurien vient de descendre, blessé à la tête, tandis qu’il montait remplacer Sénéchal. Je suis ému, triste, abattu ; mon courage et mon énergie sont à bout. Tac ! Une douleur à l’épaule. Une balle m’a touché l’épaule, déchiré la capote et devant moi, l’un des hommes qui me causent, mon vis-à-vis, crache le sang atrocement : il a reçu la balle dans la gorge. J’enlève vivement ma capote ; on panse mon compagnon ; on m’aide, on regarde. Rien sinon la capote déchirée ; rien sinon un léger engourdissement du bras droit.

Du coup, je décide de rentrer retrouver mon sac. Je crois en avoir fait assez pour le moment. D’ailleurs je n’en puis plus. J’ai faim, j’ai soif, j’ai sommeil et j’ai besoin de me remettre.

Ainsi donc, seul ; toute la bande de Charmontois, tous mes bons amis du début de la campagne, toute ma belle compagnie fauchée, disparue. Malgré moi, mes yeux se mouillent, et après quelques tâtonnements j’arrive à l’ancien PC du bataillon à l’arrivée.

J’ai perdu mes couvertures, un fusil. J’ai gardé ma peau, mais ce n’est pas de ma faute. Le marmitage est toujours aussi intense que la veille ; mais je n’y ai garde ; je suis blindé.

Surprise ! Je tombe sur le capitaine Claire et son ordonnance ; le capitaine est assis sur une banquette dans le parados*. « Ah ! Mon capitaine ! » ne puis-je m’empêcher de m’écrier en le voyant. Il ne sait rien, rentre ce matin après avoir terminé l’instruction des élèves sous-officiers de la division. Je lui raconte tout. Il me quitte bientôt, allant rejoindre le commandant Vasson qui n’a plus d’auxiliaire.

Quant à moi, il me reste la fortune de manger du chocolat. J’ai soif, j’ai faim, je n’ai rien à me mettre sous la dent. Il peut être 10 heures 30 du matin.

Soudain je vois apparaître Paradis, puis toute la liaison du bataillon. Là-haut, il n’y a plus personne. L’aspirant Chupin lui-même avec ses trente-cinq hommes et une douzaine de la 7e est parti en deuxième ligne. Aussi sont-ils rentrés.

J’ai retrouvé mon sac et ma musette avec le bidon. Un fusil, j’en trouverai toujours. Je m’allonge donc dans le boyau, m’abritant dans une grotte, avec l’idée de reposer un peu, malgré le marmitage sérieux. Je suis à bout de forces.

Une heure après, Paradis vient me réveiller. Il m’annonce la présence de Gauthier. Je suis aussitôt debout. On dévore le rata de la marmite et on boit. Quel bonheur !

Gauthier fulmine contre Jombart qui est resté à Mesnil-les-Hurlus, trouvant que le bombardement était trop violent. Il voulait l’empêcher de continuer. Il traite Jombart de « grand froussard » et s’en dit dégoûté. D’ailleurs il tient la place de son caporal fourrier.

Ils ont rencontré le capitaine Sénéchal à Mesnil-les-Hurlus.

Jombart en a profité pour rentrer aussitôt à Wargemoulin, accompagnant le capitaine et lui prodiguant force salamalecs. Du coup, une grande partie de mon amitié pour le sergent fourrier de la 8e compagnie est partie. Je n’admets pas qu’on abandonne ses amis qui se font casser la figure, au point de ne pas oser risquer légèrement la sienne pour leur apporter du pain. Enfin nous mangeons, c’est le principal.

Gauthier me dit que les cuisiniers de la 5e sont là-bas à l’entrée du secteur, c’est-à-dire à l’endroit où on prend le boyau Mesnil-les-Hurlus vers l’arrière.

Je ne tarde pas à m’y rendre. Je remonte successivement l’adjudant Drion avec une trentaine d’hommes de la 6e compagnie ; les adjudants Blay, Vannier et l’aspirant Chupin avec une trentaine d’hommes de la 8e compagnie ; à peine quelques hommes de la 7e avec l’aspirant Boutollot. Après quelques tâtonnements, je prends le boyau Mesnil-les-Hurlus et fais 100 m avec Gauthier. Heureux suis-je de trouver une tête connue : je vois quelques cuisiniers dont Lavoine, trois caporaux revenus du peloton des élèves sous-officiers avec le capitaine Claire, Pignol, Jeanjeot ; et je trouve un sergent Roudelet, sauvé par miracle, enterré par un obus dans la nuit et venu se remettre à l’arrière sur l’ordre du capitaine Aubrun. Je donne donc mes ordres. Demain matin, rassemblement ici de toute la compagnie, caporal d’ordonnance et caporal fourrier compris. En attendant, que tout le monde rentre à Mesnil-les-Hurlus où sont installées les cuisines sous les ordres de Radelet [Roudelet ?], qui amènera tout le monde demain.

Les cuisiniers des officiers me donnent leurs marmites ; de cette façon je saurai me rattraper de mon jeûne de 24 heures.

Content d’avoir pris une décision pour la compagnie dont je suis responsable, je rentre au poste du bataillon. Le marmitage est moins violent que ce matin. Il peut être 1 heure de l’après-midi, toute la liaison est installée dans des trous et dort.

Je ne veux pas de cela et me rends au poste du commandant Vasson. Il se trouve dans un gourbi très bas et très profond avec le capitaine Claire et un commandant du 33e d’infanterie. Je trouve en arrivant un ami, décidément je vais de surprises en surprises : l’abbé Wartel, d’Arras, sous-lieutenant qui prend les instructions de son commandant au 33e. Nous causons deux minutes, on se serre la main et les yeux disent ce que notre bouche n’a pas le temps d’exprimer. Quand il est parti, j’explique au commandant Vasson ce que j’ai vu du 2e bataillon. Il n’en savait rien et me dit alors de me rendre près de l’adjudant Drion de la 6e compagnie afin qu’il prenne le commandement de tous ces hommes, les classe par compagnie sous les ordres du grade le plus élevé et le plus ancien, et leur indique une tranchée où ils pourront se mettre. De plus, chaque commandant des débris de sa compagnie enverra ici le plus tôt possible le nombre d’hommes qui lui restent.

Je m’acquitte de ma commission, avertis Drion de l’arrivée de la 5e compagnie demain matin et rentre au PC Vasson. Pêcheur possède un petit abri en face ; sergent secrétaire, il ne fait qu’écrire notes sur notes. Il m’offre une place et me dit que je pourrais l’aider. Entendu.

Je rentre au PC du bataillon où la liaison de bouge pas, pas paresseux, et armé de mon sac, de mon fourniment, je rejoins Pêcheur.

Celui-ci m’annonce que l’adjudant Tobie vient d’être blessé par un éclat d’obus ici tout à côté. J’hérite de ses couvertures et de son passe-montagne. Nous regardons dans son sac car il est parti comme un froussard en n’abandonnant tout : nous trouvons quantité de protecteurs et cela nous fait beaucoup rire.

Je calcule le nombre d’hommes que compte la compagnie et j’arrive au nombre trente-quatre. Je ne croyais pas qu’il en restait tant. Dans tous les cas, sur ces trente-quatre, il y en a quatre seulement qui étaient en ligne le 28 février, Radelet, les deux rescapés et moi. Je passe mon chiffre au capitaine Claire qui m’annonce quarante-deux à la 6e ; dix-sept à la 7e et cinquante et un à la 8e. Cela fait donc pour le bataillon un total de cent quarante-quatre unités. C’est peu ; le tout commandé par un adjudant.

Le soir tombe et le marmitage cesse un peu pour faire place aux fusées. Malgré moi, je m’endors, n’en pouvant plus. À chaque instant je suis réveillé. Il pluvine aussi et un peu d’eau filtre dans ce semblant d’abri. Pêcheur doit souvent sortir pour prendre des notes adressées soit au commandant, soit aux  bataillons, les 1er et 3e car le 2e ne compte plus. Enfin vers 9 heures, un peu tranquilles, nous nous partageons notre nourriture et assis sur le sol, le dos contre la paroi du parapet, la tête appuyée contre la terre, nous demandons un peu de repos.


[1] Giraudeau :  Il s’agit probablement de Henri Gabriel GIRAUDEAU, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.archives_F400388R[2] Lesaint :  Il s’agit probablement de Gustave LESAINT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_H180891R[3] Carbillet :  Il s’agit probablement de Auguste Nicolas CARBILLET, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

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[4] Culine :  Il s’agit sans doute de Charles Alphonse CULINE, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_D621114R[5] D’Ornant :  Il s’agit sans doute de Marie Gontran D’ORNANT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_M250168R[6] Alinat :  Il s’agit sans doute de Emile Ludovic Jean Louis ALINAT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

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24 février

Départ de Dampierre

À 4 heures, nous sommes réveillés par des appels. C’est Brillant qui nous crie alerte, départ à 6 heures. Nous lisons la note qu’il nous apporte à la lueur d’une bougie. Aussitôt Lannoy monte chez le capitaine, tandis que Jamesse et moi, nous occupons à placer la comptabilité dans le coffre de la voiture.

Lannoy descend avec les ordres pour la compagnie : rassemblement à 5 heures 40 devant le cantonnement de la compagnie. Rogery part communiquer les ordres aux quatre chefs de section.

Nous bouclons notre fourniment. Et quand le capitaine descend, nous lui rendons compte que nous sommes prêts.

À 6 heures, nous partons par un temps brumeux qui nous fait présager un beau soleil pour 10 heures.

Je m’attache à la liaison du bataillon qui passe. C’est un vrai état-major. Il y a là Gallois, adjudant de bataillon, Legueil, Sauvage, Jombart et moi, sergents fourriers des 6, 7, 8 et 5e compagnies, Verleene et Paradis, caporaux fourriers des 6e et 8e compagnies, René, agent mitrailleur, Gauthier, clairon cuisinier, Jacques, maréchal des logis de liaison, Brillant, Frappé, Garnier, agents de liaison des 5, 7, 8e et celui de la 6e. Cela fait en tout quatorze hommes. Les 6e et 8e ont même ici en excédent leurs caporaux fourriers. Si avec cela les ordres ne sont pas bien communiqués, je n’y comprends rien.

Nous partons dans la direction de la route Châlons-sur-Marne à Sainte-Menehould. Après une pause, nous y tombons et rencontrons les deux autres bataillons qui nous attendent. Nous nous encastrons entre le 1er et le 3e et continuons, parmi le mouvement des autobus, des automobiles et des convois. La route est large, spacieuse et peu boueuse ; mais il y règne une circulation intense.

Nous ne tardons pas à quitter cette route et prenons la route de Valmy à droite. Nous avons à notre gauche le champ de bataille de Valmy et apercevons au loin le monument de Dumouriez qui surplombe la plaine.

 

Il peut être 9 heures quand nous passons la voie ferrée filant sur Somme-Bionne. Une bonne pause nous permet de juger du trafic qui se fait en gare de Valmy ; c’est quelque chose de fantastique.

Je vois passer sur la route un convoi automobile tandis que nous stationnons dans un champ à droite. J’aperçois la voiture camion automobile de la « Droguerie rouge, Dunkerque », ce m’est une étrange sensation et il me semble que c’est un coin du pays que je viens de voir.

Un coup de sifflet, nous repartons. Je commence à sentir un peu de fatigue : la route est longue. Le temps est beau, le soleil nous sourit.

On commence à sentir qu’on approche du front. Nous approchons de Somme-Bionne et voyons quelques cagnas* d’artilleurs, des cuisines en plein air. Nous voyons des « saucisses », ballons observatoires, tout à côté de la route et nous regardons curieusement. Tout cela nous dit que ça sent la tranchée. D’ailleurs nous entendons distinctement le canon qui tonne.

Nous passons dans Somme-Bionne. Le village, sans être démoli, semble dévasté par le passage des troupes. Beaucoup d’habitations sont dans un état lamentable : beaucoup sont abandonnées. Beaucoup de portes, de carreaux manquent. À l’intérieur, on voit des hommes qui font la cuisine, d’autres qui sont couchés sur la paille. Dans la rue, c’est un va-et-vient de convois de ravitaillement.

Les routes sont boueuses. Des troupes sont cantonnées ici et nous regardent défiler. Vers le milieu du village, nous apercevons, rassemblés dans la cour d’entrée d’une maison, une centaine de prisonniers boches, tout couverts de boue et minables dans leur aspect.

À la sortie du village, je suis pris par le bras. Je me retourne et me trouve face à face avec un soldat de mon pays, Ravel, que je connais bien : il habite à 400 m de ma demeure. Nous causons comme on se cause, en guerre, après deux ans de séparation et en marche quand on se rencontre. Je suis tout heureux de voir pour la première fois depuis les hostilités une tête connue avant la guerre. Nous causons beaucoup du pays, on cesse une conversation à peine ébauchée pour en prendre une autre. Il me quitte après un parcours de 500 m, me disant qu’il est boucher au ravitaillement du régiment, le 8e d’infanterie.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

À 600 m de Somme-Bionne, nous faisons une grand’halte, dans une prairie située à droite de la route. Il est midi.

Aussitôt les feux s’allument et les escouades font cuire leur frite [ ?], arrosée d’un bon quart de « jus ».

Pendant la pause, des aéroplanes nous survolent.

De nombreux convois passent, artillerie et infanterie. La route se sèche par ce beau soleil et déjà il y a de la poussière. En un mot, c’est l’activité fébrile de la proximité des lignes, l’arrière tout proche à 10 ou 12 km du front.

Une heure après, devançant le régiment d’une demi-heure, nous partions, Gallois, les trois fourriers et moi. À 400 m, nous nous unissons au campement des deux autres bataillons et bon [ ?] pas sous les ordres de trois officiers, un par bataillon, nous arrivons dans un pays de ruines où tout est rasé, à part quelque maisons restaurées avec des moyens de fortune et l’église à peu près intacte. C’est Somme-Tourbe. Nous avons la voie ferrée à notre gauche et un train passe direction [de] Paris : il nous fait gros cœur.

La vue du village, qui me rappelle mes souvenirs de la Marne, me fait pitié. Nous marchons toujours sans arrêt, afin de distancer la colonne du régiment. Nous tournons à droite, prenant la route de Saint-Jean-sur-Tourbe. Je suis fatigué par cette marche rapide. De plus, le soleil exagère car il nous envoie des rayons trop chauds. Après un parcours de 1500 m, nous prenons à travers champs, nous dirigeant vers des baraquements en planches situés à 200 m à gauche de la route.

Les officiers partent à cheval à travers les terres, nous disant de les attendre ici.

Heureux sommes-nous de pouvoir enlever nos sacs !

Nous avons tout loisir d’examiner les installations. Elles sont des plus rudimentaires. Si c’est là notre logement, ce n’est pas fameux. Les planches sont disjointes ; donc s’il fait mauvais temps, il pleut à l’intérieur ; quant au froid, aux courants d’air, la nuit surtout, inutile d’insister. L’intérieur n’est autre que l’extérieur avec des piquets soutenant le toit. Le baraquement se continue sans cloison sur 300 m. De quoi loger deux compagnies, à moins qu’on se serre. Je crois que nous serons malheureux là-dedans. Comme sol, la terre.

MOREAU Achille

Je sors. Mon examen m’a suffisamment renseigné. Non loin de là se trouve un amas de claies près duquel je vois un homme portant l’écusson du 8e d’infanterie. Aussitôt, je lui demande si le 1er corps est de ces côtés. Il ne sait ; du moins le 110e et le 8e sont de quelques jours en tranchées. Il est à l’arrière au train de combat, dans un bois qu’il me montre là-haut. Je lui cite des noms, lui demande des nouvelles d’amis du pays, il ne m’apprend rien de particulier sinon ce que je sais déjà de Ravel : capitaine Brouet tué, le lieutenant Blasin passé capitaine tué, sergent Kind, sergent Crandalle, adjudant Vandenbosshe tués, etc…

Nos officiers reviennent au galop. Je file au rassemblement, heureux d’avoir vu l’écusson du 8e. Nous partons 200 m plus loin. Là, j’hérite d’un baraquement semblable à ceux que je viens de quitter. Il y en a plusieurs : un pour deux compagnies. Nous commençons aussitôt le cantonnement des plus faciles. Je réserve une partie aux officiers. Une partie est dévolue à la liaison du bataillon. Puis on partage en deux. Je réserve un coin près de la liaison du bataillon pour le bureau de la 5e compagnie. Il n’y a plus qu’à attendre l’arrivée des troupes.

Le baraquement me fait tout l’air d’un dortoir. Il a 300 m de long sur 3,50 de large. Je vois d’ici la tête des troupes et des officiers. Tous les 25 m, il y a une ouverture. Avec les planches disjointes, je l’entends déjà baptisé : Hôtel des courants d’air.

Il peut être 3 heures. Le colonel Blondin, à cheval, commandant la brigade, avec le capitaine Garde, de son état-major, vient visiter les lieux. J’ignore ce qu’il pense du logement des troupes.

Enfin, voici le bataillon. Quand on aperçoit le logis, chacun fait grise mine et j’entends le sous-lieutenant Vals proférer « Où est mon gourrrrrbi de la Gruerie ? ».

Une heure après, le troupier était déjà occupé à arranger le tout de son mieux avec ses moyens de fortune : claies pour le sol, toile de tente pour le toit, couverture pour boucher les entrées, etc…, tandis que les cuisiniers, selon les ordres, à 100 m commençaient leurs feux et que des corvées creusaient des feuillées [1] à 250 m.

Je m’installe non loin des officiers avec la liaison du bataillon et le bureau de la compagnie que je vais quitter car nous ne tarderons pas à rejoindre les tranchées. Les cuisiniers des officiers sont occupés à installer une table avec des moyens de fortune et à aménager tant bien que mal, plutôt mal que bien, le coin de nos chefs.

Nous décidons de cesser pour l’instant toute popote entre Culine et la bande, le souvenir des bons moments passés restera chez nous d’une façon impérissable, en attendant des moments meilleurs où nous pourrons recommencer.

Un cuisinier de la compagnie, Lavoine, se charge de la nourriture de Culine et Lannoy. Levers et Delacensellerie rentrent dans leur escouade. Je me remets donc avec la liaison du bataillon et mange la bonne cuisine de Gauthier.

Le soir tombe. Roulés dans nos couvertures, nous nous remettons aux bras de Morphée, lui demandant de chauffer les courants d’air et de chasser les nuages.


[1] feuillées : Latrines de campagne, généralement creusées dans la terre un peu à l’écart des tranchées principales. Les soldats s’y rendent pour « poser culotte », selon l’expression employée alors.

 

6 janvier

Retour à Florent

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

La nuit s’est passée sans aucun incident. J’ai bien dormi sur la paille, à vermine à en juger par les démangeaisons qui me courent le long de la peau, calamité dont on ne se débarrassera jamais. C’est l’opinion de mes camarades de chambrée d’ailleurs à en juger par les contorsions de ceux-ci. Nous sommes ici dans un pucier, c’est plus que sur. Que faire ? On ne peut pas coucher dehors, bien que cela nous soit déjà arrivé souvent.

Nous nous levons appelés par le capitaine Claire. Il peut être 8 heures.

Pendant que nous recevons les instructions, Gauthier rallume rapidement le feu. Nous partons vers une heure de l’après-midi de nouveau à Florent avec les cuisiniers. Le bataillon nous suivra 2 heures. Nous communiquons les ordres à nos commandants de compagnie ; cuisiniers prêts à partir à 12h30, compagnie à 13h30. Jusque-là ne pas se montrer, rester dans les caves.

Nous passons donc la matinée à examiner notre logis l’école. Je trouve un tableau noir et de la craie et m’amuse à faire des caricatures, sans songer le moins du monde aux obus boches qui arrivent toujours normalement. Je trouve également des livres qui m’intéressent.

A midi je mange des vivres envoyés par les miens, car notre pause d’hier soir nous vaut un jeune forcé ! On se rattrape en faisant du café.

Plusieurs d’entre nous passent leur temps à chercher les parasites qui les couvrent. Chacun prend son plaisir où il le trouve.

Enfin à une heure nous partons. Parmi les cuisiniers, le loustic de Lavoine arrive coiffer d’un chapeau haut de forme, trouvé dans quelque habitation. Je ne puis m’empêcher de rire pas plus que le capitaine Claire envoyant un tel accoutrement. Il faut cependant faire enlever cela ; l’individu s’exécute immédiatement en prenant un air de circonstance. Cependant il place sa coiffure dans une marmite, disant qu’il la conserve pour des temps meilleurs. Sans doute le verrons-nous un jour arriver ainsi aux tranchées ?

Rien d’impossible et ce serait charmant.

Nous filons donc rapidement, n’ayant nullement envie de recevoir un obus ; les cuisiniers d’ailleurs ne le désirent pas non plus et c’est une marche triomphale au son de marmites et de plats de toutes les dimensions, marmites moins dangereuses certes que celle que nous craignons.

Nous arrivons au Claon ou nous faisons une bonne pause. Nous sommes hors de danger. Quelques cuistots cependant jugent sans doute que « la prudence est la mère de la sûreté » car ils continuent sur Florent à vive allure.

Ces gens-là ne désirent pas s’exposer inutilement ce qui dans le langage du poilu [1] se traduit par « ils ont la frousse ». Enfin la fameuse cote que nous avons descendue si gaillardement est remontée avec plus de difficultés, encore un effort et nous sommes à Florent. Il est 2 heures. Un beau rayon de soleil nous salue.

Vivement Gallois se rend à la mairie et revient tout joyeux. Le cantonnement est le même. C’est une satisfaction générale. 10 minutes après chacun avait repris ses emplacements. Gauthier faisait du feu et nous nous logions de nouveau dans la chambrette que la veille nous avions quittée avec tant de regrets.

Vers 4 heures le bataillon était placé et la rue Dupuytien avait repris son aspect accoutumé.TopoTIV

Plans FlorentQuelques notes arrivent, des nominations : Jombart est sergent fourrier*, Paradis caporal fourrier. Cela vaut quelque chose. Tous 2 partent acheter quelques provisions qui amélioreront l’ordinaire. Nous allons au ravitaillement. Une heure après une bonne odeur nous prédisait bonne chère tandis que Jombart nous amenait champagne et biscuits.

La soirée se passe donc agréablement ; on ne chante pas cependant ; la mort de Carpentier est trop récente et le bataillon fut trop à la peine ces derniers jours.

Au milieu du repas nous recevons la visite d’une femme de Florent, vieille fille sans aucun doute, qui dit soigner la maison qui appartient à un de ses frères qui est instituteur et qui est parti et qui lui a dit qu’elle devait soigner sa demeure qui avait de la valeur, qui sûrement serait abîmée et qui et qui et qui…

Nous rigolons comme des bossus, d’autant qu’elle trouve tout horriblement sale. Nous sommes entièrement de son avis mais lui faisons justement remarquer que c’était encore plus sale à notre arrivée. Enfin ce sont des plaintes sur la guerre, un appel énergique à la paix, des lamentations sans fin. Elle monte ensuite au grenier et revient peu après furieuse de ce que la porte de la chambre est ouverte. La porte a été enfoncée et nous accuse, ne voulant admettre que ce n’est pas nous.

De ce fait une sainte fureur s’empare de moi et je la prie de sortir immédiatement et d’aller se plaindre à l’autorité si ça lui plaît. Zut et flûte ! Sinon je la mettrai moi-même dehors malgré tous ses droits de propriété. La pauvre vieille fille tâche de protester avec indignation, mais nos voix couvrent la sienne, un formidable chahut est organisé ; elle n’a que le temps de se sauver au milieu de l’hilarité générale. Une sanction on n’y songe même pas. La maison est abandonnée. Nous y logeons. La gendarmerie fait des rondes. Elle n’a jamais constaté aucun dégât. Un point c’est tout.

La scène nous a mis en gaieté et nous nous couchons le sourire aux lèvres.


[1] Poilu  :  Désignation des soldats français dès le début de la guerre de 1914-1918. L’origine du terme est plus claire qu’on ne le croit souvent, puisqu’il est attesté dès le XIXe siècle, pour désigner un soldat endurant et courageux, dans l’argot militaire. L’usage massif du terme en 1914-1918 tient en outre à plusieurs éléments liés : la difficulté effective, à l’hiver 1914, de se raser, le caractère rudimentaire de la toilette au front ; l’obligation pour tout militaire jusqu’en 1917 de porter la moustache, la simplicité de la désignation qui permet aux journaux et à l’arrière de mettre en scène la familiarité et la proximité avec les combattants. Le terme peut être employé dans des sens très différents, d’un combattant à un autre, certains le rejetant tandis que d’autres se l’approprient. Il est fréquent que les officiers l’emploient dénotant ainsi la distance qui les en séparent. Plus généralement, le terme semble employé indifféremment, comme synonyme de soldat.

 

28 décembre

Vers 5 heures je m’éveille. C’est Carpentier [1] qui part faire sa ronde. Comme l’autre fois aimablement il me borde de ses couvertures et me dit « à tout à l’heure ». Je lui réponds que le chocolat l’attendra chaud.

Vers 6h30 je me lève sans hâte avec René et Crespel ; on rallume le feu, mais le chocolat au-dessus afin qu’il soit prêt pour l’arrivée de notre brave ami dont je plie les couvertures avec les miennes.

À peine ai-je fait cela qu’un agent de liaison de la 5e venu apporter le compte rendu du matin nous apprend que Carpentier blessé. Où ? C’est un coup de foudre pour nous. Où Seigneur ? Je m’élance suivi de René sur la 7e compagnie où le sous-lieutenant Monchy nous dit n’avoir pas vu Carpentier ; à la 8e le lieutenant Régnier répond négativement. Je cours littéralement dans les boyaux butant glissant et file vers la 5e où je tombe sur le capitaine Aubrun. Où est Carpentier ? Où est mon camarade ? Je suis désespéré de ne pas le trouver. Pour lui je me ferai tuer, il faut que je le sauve. Alors le capitaine paternellement me prend les mains ; j’ai compris et je pleure. TomeVI-planFneMadame-CarpentierLe pauvre a reçu une balle au ventre dans le boyau dangereux dont on ne se sert qu’en rampant. (Voir topo). Il est mort là en quelques minutes il y a plus d’une heure secouru par un homme qui a entendu des plaintes et qui a reçu son dernier soupir. Je suis horriblement triste : lui, dont j’avais fait mon meilleur ami, tué. Au risque de me faire tuer moi-même, je suis le boyau tragique. Je ne me possède plus, il faut que j’ai le corps. Des balles sifflent ; je m’aplatis, mais rampe quand même. J’arrive enfin et trouve le pauvre corps étendu sur le dos dans le boyau, le pantalon dégrafé, et je vois une petite blessure au ventre. Quelques balles font tac, tac sur le parapet. Je ne m’en préoccupe guère. Pauvre ami ! La figure est calme, reposée. Je pleure encore et jure l’enlever d’ici ce soir. Je recouvre la partie à nu et redescend toujours rampant jusqu’au bas du ravin d’où quelqu’un m’appelle. C’est Lavoine, un brave qui a fait ses preuves, cuisinier d’escouade qui va monter vers sa section par le boyau dangereux malgré les balles. Il le fait chaque matin en rampant. Me voyant tout en larmes il me dit se charger de descendre le corps où nous nous trouvons (voir topo) pour le soir. Je n’aurais qu’à venir le chercher là. Je le remercie avec effusion et comme il est des pays envahis lui donne une piécette qu’il veut refuser mais que je lui mets de force dans la main.

Je rentre à mon abri affreusement triste. Me voici donc avec un deuil le plus grand pour moi depuis la guerre. Mon meilleur camarade tué.

Ce n’est pas fini. Je m’occupe arranger certaines choses de mon ami défunt, j’ouvre son sac afin de voir ce qu’il y a de précieux afin de faire avec son portefeuille le petit colis qui subsiste seul de ce que furent nos camarades ; je prends son couvert, sa petite assiette que je garderai en souvenir de lui ; je prends ses couvertures laissant les miennes ; toutes choses qui me sont précieuses, son chocolat, c’est conserves, nous nous les partagerons dans nos repas. Je bois en pleurant le chocolat qu’il aurait dû boire. Vraiment mon cœur est pris. Je suis appelé par le capitaine Sénéchal qui essaie de me consoler et à lui-même les larmes aux yeux. Quelle tristesse à la liaison !

Je rentre dans le gourbi* rencontrant les cuisiniers de la 6e qui s’apprêtent à traverser le ravin qui se trouve devant nos abris et où se trouve un espèce de marais dans lesquels déversent les petits affluents de la Fontaine Madame. Soudain j’entends des cris ; je sors et vois 30 m de nous un cuisinier étendu sur le sol blessé.

scott_ravitailleur

Le ravitailleur, dessin de Georges Scott – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Une balle venue on ne sait d’où là attrapé au passage. De l’endroit où nous sommes, nous crions au malheureux de ramper vers nous. Celui-ci rassemble toutes ses énergies et 20 minutes après est hors d’atteinte. Il a une balle dans l’aine. Quel caractère n’a-t-il pas dû avoir pour faire ses 30 m en rampant sur le ventre. Le capitaine Sénéchal sort et dit aux cuisiniers d’attendre la nuit. Ceux-ci rentrent donc à La Harazée. Quelques-uns malgré tout s’élancent bravement au pas de course. On entend des coups de feu. Ils ne sont pas atteints. Mais le capitaine s’oppose de nouveau à tout passage.

On ne communiquera par agent de liaison que de nuit et le ravitaillement se fera la nuit : arrivée des cuisiniers aux tranchées le soir et retour à La Harazée au petit jour. D’ailleurs le téléphone existe avec chaque compagnie : on n’est donc pas isolé. Nous approuvons notre chef qui ménage nos vies et lui sommes grandement reconnaissants.

La matinée se passe donc à arrêter les cuisiniers qui arrivent un à un et à leur faire part de la décision prise en les invitant à dire la nouvelle à leurs gradés d’ordinaire, tandis que le capitaine commandant avertit par le téléphone les commandants de compagnie. Nous arrêtons même le commandant Desplats qui veut à toutes forces passer et va voir le capitaine Sénéchal. Il est 10 heures.

Un homme de corvée du sergent Tercy passe sur le chemin venant de La Harazée qui longe nos abris. Une balle arrive. Toc ! À 35 m de moi il tombe pour ne plus se relever. Du coup nous sommes consternés. Quoi et qu’est-ce à dire ? Les boches n’ont pourtant pas avancé. Voici le ravin inutilisable, voici le chemin également, par lesquelles hier ont passait tranquillement. D’où peuvent venir les balles ennemies ?

Le commandant Desplats sort et gesticule parlant haut. Son opinion est que l’ennemi à la crête opposée où il se trouve a creusé une sape cette nuit et que delà par un créneau il observe et découvrant le ravin tire sur tout ce qu’il voit. Il fait passer l’ordre d’enlever le cadavre qui gît lamentable sur le layon. Deux hommes s’élancent ; ils n’ont pas atteint le corps qu’une balle siffle et blesse à la jambe l’un d’eux. Ils se replient aussitôt. La preuve est faite une nouvelle fois.

Il faut donc se mettre à l’œuvre aussitôt et creuser un boyau profond.

Sous la direction du commandant, tous les bras et tous les outils disponibles sont mis en œuvre. À 2 heures le commandant file, sans recevoir de balle. Nous continuons, travaillant d’arrache-pied.

Le soir tombe. Les cuisiniers Gauthier, ceux des officiers et Jombart s’en vont au pas de course suivis de ceux de 5e et 6e qui ont réussi à passer le matin.

Je me rends près du capitaine Sénéchal lui demandant de faire venir pour 4 brancardiers à son abri. Le corps de Jean Carpentier sera là. Le capitaine m’admire et me donne un papier avec ordre au petit poste du ravin (voir topo) sur la route de la 5e compagnie de me fournir 4 hommes, pour le transport du corps. Ainsi dit, ainsi fait. Les 4 hommes sous ma direction enlèvent la dépouille qui se trouve à l’endroit fixé par Lavoine. Cahin, caha, dans l’obscurité parmi les fils de fer barbelés qui défend le ravin nous amenons notre pauvre ami, heureux de pouvoir enfin le déposer près du PC où le capitaine vient le saluer et me serre la main avec effusion en me disant « c’est bien ! ». Je pleure comme un enfant. Les brancardiers viendront donc le prendre et il sera enseveli au cimetière de La Harazée. J’ai fait mon strict devoir, je devais cela à l’amitié. Quant à son portefeuille et aux dernières volontés que contient une enveloppe fermée pour sa famille, ce dont il m’avait causé, le pauvre, hier soir même, sentait-il donc sa fin, je les adresserai demain par Jombart aux secrétaires du trésorier, mes amis, avec les affaires personnelles, porte-monnaie etc.… N’empêche que tout cela m’est horriblement pénible.

Je rentre à l’abri. Il peut être 8 heures. Nous mangeons René, Crespel et moi, tandis qu’au-dehors des sapeurs du génie continuent notre travail et piochent ferme.

Nous entendons aussi des bruits de marmites et des chuchotements. Ce sont les cuisiniers des compagnies qui selon les ordres viennent de nuit ravitailler.

Je m’étends et ne puis dormir. Je me lève et attends l’arrivée des brancardiers. Ceux-ci arrivent 2 heures plus tard. Ils emportent Jean et je le vois emmener. Pauvre, pauvre ami !

sem_passage_d_un_blesse_1915

Avant de me coucher vers 10 heures, je vais porter une note au capitaine Aubrun : le commandement du secteur passe au colonel du 120e ; le commandant Desplats rentre demain au repos à Florent où se trouvent les 2 autres bataillons du 147e.


[1] Carpentier :  Quelques documents officiels qui témoignent du décès de Jean Carpentier.
Tous mes remerciements à Hélène Guillon pour ses informations complémentaires.

FicheMDHarchives_C830381RCarpentier Décès CARPENTIER

 

3 décembre

Relève pour la cote 211

Allant voir le capitaine, je rentre par la route de La Harazée au Four de Paris. Sur la route, adossées contre le talus, je vois quelques Kanias[ou cagna]. Ce sont les cuistots de la compagnie qui font popote*. Je reconnais en particulier Lavoine qui m’offre un quart* de « jus ».

O désespoir ! Durant la nuit, des apaches certes que nous envoyons à tous les diables, ont enlevé le carreau, volet noir de notre chambre à coucher. Du coup, le soir à la lumière nous serons vus dans notre intérieur. Quel dommage de ne pouvoir pincer les coupables.

Nous apprenons bientôt par le capitaine Sénéchal que nous quittons ce soir. On ne sait encore si c’est pour aller au repos ou en ligne. Nous sommes tous persuadés que c’est pour aller se cogner. Courquin rentre bientôt et nous raconte ses misères dans la pluie, sous un gourbi* minable et me traite de veinard.

Quand surprise ! dans l’après-midi, des troupes de chasseurs viennent prendre nos emplacements et nous partons à la cote 211 prendre position nous-mêmes derrière la première ligne du Four de Paris.

Heureux sommes-nous ! La pluie commence à tomber, on n’y prête pas attention.

a2_avancee_dans_les_sous_bois_boueuxNous arrivons bientôt à la Placardelle, mouillés par la pluie persistante. Pas de pause, on continue directement par un chemin boueux où on enfonce jusqu’à mi-jambe.

Point de direction : la Seigneurie. Quelle route ! Je manque de m’enliser et après de multiples peines, réussis à monter le talus de la route afin de continuer à travers champs. Je suis le capitaine Sénéchal qui peste contre le mauvais, tandis que, à 100 m de nous, dans un désordre remarquable, suit la 5e compagnie, première relevée du bataillon.

Nous arrivons enfin aux portes de la Seigneurie. Ce n’est pas notre cantonnement* ; il est occupé par des batteries d’artillerie. Le capitaine Sénéchal, après avoir pesté de nouveau et s’être chamaillé un peu, se voit obligé d’abandonner l’espoir de s’abriter à la ferme.

Pendant ce temps les compagnies s’amènent par paquets et se faufilent dans le bois aux positions à occuper, que nous connaissons pour y avoir déjà séjourné.

La pluie a cessé. Nous suivons notre chef dans la brume du soir vers la lisière du bois. C’est une nouvelle chevauchée dans la boue. Nous sommes tellement malheureux qu’on ne peut s’empêcher d’en rire.

Nous arrivons à la lisière. Un petit pavillon de chasse s’y trouve. Le capitaine s’y installe, bientôt rejoint par le commandant de compagnie Aubrun, Claire, Régnier et Péquin.

Pendant ce temps, un * rempli de paille et bien fait s’offre à ma vue. Nous nous y installons à quelques-uns pendant que Gauthier, suivi de quelques autres, trouve plus loin un abri qu’il préfère aux nôtres.CP-Gourbi

On annonce que le ravitaillement se trouve cote 211. Les cuistots, commandés par les caporaux d’ordinaire, s’y rendent donc. Pour nous, heureux suis-je que ce n’est pas mon tour. Menneval s’appuie la corvée*. Il rentre à 9 heures, couvert de boue, s’étend aplati avec Gauthier, plusieurs fois au grand détriment des vivres.

Le sommeil ne tarde pas à nous gagner. Nous avons quand même la force de faire une partie de cartes avant de nous coucher.