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14 janvier

Je me lève vers 3h30. Il fait encore nuit noire. Je pars seul dédaignant de prendre mon second avec moi bien que cela nous soit permis pour les rondes. Je vois successivement le sous-lieutenant Gout, le capitaine Aubrun et le sous-lieutenant Carrière qui loge avec lui. Quant à la 8e je la juge trop éloignée. Cela m’a pris 3 quarts d’heure. Dans la tranchée, les sentinelles veillaient. Je puis donc mettre en conscience « route faite de 3 heures à 5 heures. Rien à signaler ».

Je m’étends donc près du brave Mascart qui dort comme un bienheureux. Il fait petit jour quand je me réveille.

Nous avons la visite du commandant Desplats, mais il nous trouve sarclant, piochant et son visage exprime la satisfaction. Inutile de dire que la sentinelle* était à son poste et l’avait vu arriver. Il appelle cependant l’adjudant Gallois et lui dit de nous faire poser des fils de fer au carrefour afin de consolider les défenses accessoires qui s’y trouvent déjà. Nous allons donc au PC du secteur qui se trouve à deux pas et ramenons des rouleaux de fil de fer barbelé.

Une autre visite plus agréable est celle de Gauthier autour duquel nous nous rassemblons aussitôt.

Puis nous nous mettons à l’œuvre et déployons le fil de fer. Plusieurs fois il faut risquer de s’enliser pour atteindre tel piquet afin d’y attacher le fil dont les pointes nous piquent les mains. Quant aux quatre martyrs des compagnies détachées au colonel, mon Pignol en tête, ils creusent la tranchée destinée à barrer la route avec un acharnement qui tient du désespoir.

Le commandant repasse, heureux de nous voir nous démener. Quelques minutes après nous rentrons dans nos Kania*, un rouleau de fil de fer à portée de la main prêts à bondir au moindre signal de notre observateur qui est à son poste pour deux heures et sera relevé par l’un d’entre nous.

gayraud-30Le temps est brumeux mais non pluvieux. C’est un avantage. Le capitaine Claire avec son téléphone ne sort pas de son trou.

Vers 10 heures, une mauvaise nouvelle nous parvient : Menneval est blessé à la tête. Peu grièvement, il est vrai, et heureusement. Il file vers le poste de secours qui se trouve sur le layon conduisant à la Harazée. Il fut blessé dans le boyau conduisant aux 5e et 7e et 6e.
À nous de prendre nos précautions quand nous communiquerons.

Jombart me remet au moment du repas une carte de l’ancien sergent Major de la 8e Godin en traitement à Clermont-Ferrand. Il déplore la mort de Jean Carpentier nous avons également aujourd’hui des Bulletins des armées de la République et quelques Echo de l’Argonne notre journal du coin qui est bien intéressant.

N0110075_JPEG_19_19DML'Echo de l'Argonne : le mieux informé de toute la région / gérant D.

L’après-midi je vais voir le capitaine Aubrun et lui porter tous ses papiers qui distraient et font oublier un peu les moments pénibles à passer.

Dans l’après-midi nous avons alerte et les défenses du ravin gagnent quelques fils de plus. Le commandant Desplats arrive escorté de quelques hommes qui portent un cadre rempli de fil de fer barbelé, cadre fait de plusieurs gros rondins. Il s’agit de poser cela sur le layon devant la tranchée qui le barre de façon à en faire une espèce de porte. Les poilus* se mettent à l’œuvre, tandis que le commandant rentre à son gourbi*, ce que nous faisons également en riant d’un air entendu. Nous avons trouvé le bon truc, c’est ce qu’on appelle le système D.

La journée se passe calme. Le soir tombe et entraîne avec lui le départ de nos cuisiniers et de ceux des compagnies. Je vois Jamesse mon caporal fourrier suivi de la longue file de ses cuistots. Quant à nous, nous baissons la toile de tente de l’entrée du gourbi : nous voici chez. Un bon feu flambe au fond de l’abri et on s’accroupit autour en attendant de chauffer la popote*.

La soirée se passe. Nous mangeons et nous couchons. Mascart a mis du bois sur le feu ; celui-ci durera une bonne partie de la nuit.

Mais soudain le cataclysme imprévu cette fois et toujours redouté éclate. Je me réveille : tout le toit est en flammes. Quelle scène ! Aussitôt je saisis mes couvertures sors et monte à flanc de coteau afin de jeter celle-ci sur le foyer d’incendie pour l’étouffer. Mascart et René courent au ruisseau qui se trouve à 20 m, appelant à l’aide toute la liaison, et amènent dans les marmites l’eau qu’ils déversent sur les branches qui flambent. Enfin après vingt voyages, aidés de Paradis et de Sauvage, nous arrivons à éteindre le tout. Quelle émotion !

D’abord la peur d’être repéré par la lueur, puis celle d’attraper une sérieuse algarade [1]. Émotion aussi non moins forte quand nous constatons les dégâts faits à notre demeure. Je suis littéralement désolé. Une bonne partie du toit est consumée ; quant à l’intérieur il est rempli d’eau. Jusque minuit nous travaillons à réinstaller l’intérieur et à le remettre en état. Quant au toit, nous laissons à demain le soin de le reconstituer. Nous nous couchons donc mélancoliques et moi surtout car mes couvertures sont en partie brûlées. Enfin, « quand le vin est tiré, il faut le boire » et « à la guerre comme à la guerre »


[1] algarade : Altercation vive et inattendue avec quelqu’un. (Larousse.fr)

13 janvier

De bonne heure nous sommes réveillés en sursaut. C’est le commandant Desplats qui pousse des cris de paon. Reconnaissant sa voix, je me blottis dans mon coin n’ayant garde de me montrer.

J’assiste par une ouverture de l’abri à une scène épique. L’adjudant Gallois sort ainsi que quelques-uns d’entre nous. Le chef de corps le traite de tous les noms, lui dit qu’il manque d’autorité, qu’il lui enlèvera ses galons et le remettra sergent. Tout cela, parce qu’il y a de la boue sur le chemin ainsi que quelques détritus : vieilles loques et morceaux de papier. Le capitaine Claire sort et dit à Gallois : « vous commanderez aux troupes de 2e ligne une corvée. Du coup le commandant attrape Claire à son tour et lui dit des choses désagréables. Quant à Gallois, lui-même doit se mettre à l’œuvre avec la liaison « et que ce soit fait quand je repasserai ! ». Ainsi nous quitte notre stratège qui file vers la 5e.

Gallois est consterné et ne sait où donner de la tête. Claire est furieux. Quant à nous, aussitôt dit aussitôt fait, armés de pelles nous enlevons la boue, ramassons des tas d’ordures etc.… Comme c’est intéressant. Vraiment notre chef de corps n’est pas commode.

Gauthier et Jombart s’amènent sur ces entrefaites et rient de bon cœur de nous voir. N’empêche que nous faisons la pause postant un de nous en sentinelle* pour jeter le cri d’alarme à l’arrivée de notre ami. Nous buvons la « gnole* » en attendant que le « jus » soit chaud.

Le cri d’alarme retentit. Chacun est aussitôt à l’œuvre et dignement notre Desplats passe heureux sans aucun doute de nous voir patauger dans la boue.

À ce métier-là on se fatigue. Aussi y-a-t-il des défaillances et bientôt les agents de liaison* en second seuls travaillent sous l’œil de Gallois qui n’ose rentrer dans son trou.

Enfin il n’y a plus personne, sinon une sentinelle qui doit nous avertir aussitôt que notre chef de corps est en vue. Chacun garde une pelle ou une pioche à portée de sa main. C’est tout juste si nous ne faisons pas un exercice d’alerte.

11 heures arrive. Une note nous est apportée. Le commandant Desplats veut avoir près de lui quatre agents de compagnie, simples soldats, à sa disposition comme liaison. L’ordre est aussitôt communiqué aux compagnies ; quant à moi je joue tête ou pile [1] : qui se rendra au PC du colonel, Mascart ou Pignol ? Le sort tombe sur Pignol qui file aussitôt. J’ai donc Mascart ici avec moi de ce fait, Pignol au colonel et Boulanger à la brigade.

Dans l’après-midi après le repas préparé par Gauthier je me rends au PC du capitaine Aubrun. Je vois mes amis en tranchées, Culine, Cattelot, Maxence Moreau. Quant à Gibert, il occupe le plus mauvais coin, un coin d’où il ne peut communiquer de jour car le boyau est pris d’enfilade. On annonce la mort de Girard [2], de Paris, un de nos camarades ex élève caporal. Son odyssée est triste. Sachant que les cuisiniers sont arrivés et attendant depuis plusieurs jours une lettre des siens, malgré la défense de Gibert, chef de section, il risque le boyau* dangereux et passe indemne. En rentrant à son poste, la lettre en main, tout heureux, il est touché d’une balle au front.

Je rends compte au capitaine de ma gestion, affectation de Pignol au colonel. Le capitaine voit avec satisfaction les jours diminuer : « encore 100 heures » me dit-il. Le secteur est assez calme, mais il faut veiller, malgré les bombes qui de temps en temps font trembler la terre et démolissent le parapet [3].

Le capitaine me raconte la visite du commandant Desplats qui arriva chez lui seul comme un ouragan. Puis il reçut la visite du sous-lieutenant Gout qui commande la 6e compagnie. Celle-ci se trouve face un ouvrage boche fortifié qu’on appelle « l’ouvrage Blanloeil ». Le commandant voudrait voir la 6e prendre l’ouvrage ; il a promis la Croix à l’officier. Ce dernier en rit, car ce serait une folie d’attaquer et envoyer à la mort sans aucun succès 250 hommes avec le risque au surplus de voir prendre par l’ennemi la tranchée de départ. Le capitaine a un sourire qui en dit long.

Je rentre à mon poste manquant de près une bombe qui m’abrutit durant 5 minutes. Culine gentil me donne un quart de « gnole » qui me remet. Non loin du poste que nous occupons je vois nos quatre agents de liaison près du colonel dont Pignol, occupé à piocher sur le layon. Je m’arrête et Pignol me regardant d’un air désolé dit que le commandant Desplats leur fait creuser une petite tranchée pour barrer la route. Enfin l’ordre c’est l’ordre. Je n’ai rien à y voir et rentre à mon gourbi* où Mascart prépare la popote* du soir.

Il peut être 5 heures. J’assiste au départ de Jombart et Gauthier. Vers 6 heures, je suis appelé par Gallois qui me donne une ronde à faire de 3 heures à 5 heures du matin. Cela me plaît.

Le soir est tombé. Chacun se retire dans sa Kania*. On mange. Aucune fusillade n’est entendue. Le calme continuera espérons-le. La soirée se passe à causer du long repos. Serait-ce vrai ?


[1] tête ou pile : signifie sans doute jouer à pile ou face, vient du latin

[2] Girard : il s’agit sans doute de Fernand Camille GIRARD dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre (en dehors du jour de décès : le 15 au lieu du 13 janvier selon Émile Lobbedey).Fiche MDH-archives_F380258R

[3] Parapet : Rebord de la tranchée qui fait face à la tranchée adverse. Il constitue à la fois une protection (renforcée par des barbelés et des sacs de sable) et un obstacle à escalader lors des attaques ou des départs pour patrouilles et coups de main. Une des règles primordiales de la guerre des tranchées consiste à ne rien exposer à l’adversaire au-dessus du parapet.

 

11 janvier

Bois de la Gruerie – 10e séjour

La nuit n’est pas fameuse. Il n’y a pas de feu dans l’abri. Impossible de s’allonger. L’eau coule à la longue par gouttelettes et s’infiltre à l’intérieur. Je n’ai ni sacs ni couvertures, ayant laissé le tout à la garde de Pignol, mon agent de liaison*. Je n’ai rien à me mettre sous la dent. En un mot, je suis abruti et malade. Quel métier que celui de la guerre. Nuit longue et affreuse !

Enfin il est écrit que tout passe, mêmes les nuits blanches. Le petit jour nous arrive quand même. Je sors pour voir ce que fait le temps : il ne pleut plus, tandis qu’à l’intérieur l’eau s’infiltre toujours et commence à former de petites mares.

Je suis appelé par le capitaine Claire qui me dit de prendre un second agent de liaison et de me débrouiller car nous passerons la journée ici. Bonne et mauvaise nouvelle ! Je vais donc à la compagnie chercher le compte rendu du matin et ramène avec moi Mascart, jeune soldat de sa classe 1913, qui fut mon voisin de chambre quand j’étais caporal. À la compagnie, à part quelques bombes qui tombent juste, quelques ripostes énergiques, la matinée a l’air de s’annoncer calme. Nous rejoignons l’abri si peu confortable et j’envoie mon homme du PC du bataillon disant de chercher dans ma musette de me rapporter de quoi calmer ma faim. Le brave garçon tarde un peu, mais m’apporte dans un bidon deux quarts* de café chaud. Je suis si heureux que je manque de l’embrasser ; ce garçon s’est révélé, il est débrouillard ; son avenir est fait, il restera agent de liaison. Je mange donc une boîte de pâté et du pain et fait une chère de roi.

La matinée se passe assez tranquille. Quelques obus sifflent au-dessus de nous, auquel les 75 répondent aimablement par des éclatements terribles «Giiii…Paff… . Giiii…Paff… ». Des bombes également veulent nous saluer ; on leur répond aimablement aussi, et c’est ainsi une petite lutte de 10 minutes, un repos d’une heure et ça recommence. C’est ce qui s’appelle un « secteur empoisonnant » ou à tout instant du jour et de la nuit il faut être en éveil.

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Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Avec cela, la pluie a transformé les parapets en paquets de boues, les tranchées en torrents et les occupants en troglodytes.

Je me demande ce qui nécessite la présence du capitaine commandant ici. Ce que je vois de clair, c’est que je ne suis pas logé, que je n’ai rien sous la main et que je claque des dents. Sauvage dort paisiblement, anéanti par le sommeil : il a de la chance, car dormir c’est oublier.

Vers une heure, croirait-on, un rayon de soleil filtre à travers la couverture boueuse qui bouche l’entrée et sert de portière. (Une portière en bleu ou en rose, en tulle ou en mousseline, reverra-t-on jamais cela !). Je suis si heureux, que je réveille Sauvage qui ronfle et nous sortons aussitôt. Le capitaine Claire me voit et m’envoie porter une note au capitaine Aubrun.

AlbumLaGruerie (7)

Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Il descend au PC du bataillon et me dit de rentrer au bas de la cote le rejoindre et rejoindre la liaison : nouvelle attendue par mois avec impatience et bienvenue certes. Le commandant de la 5e est averti que le téléphone est ici et qu’il peut communiquer avec le PC du bataillon et avec le commandant Desplats. Je m’acquitte rapidement de ma commission et descend la cote boueuse par le boyau*, vrai torrent, ou on enfonce dans l’eau jusqu’à mi-jambe, suivi du fidèle Mascart.

J’arrive au gourbi* où Pignol fait un feu d’enfer. La première chose dont je m’occupe et manger ; la seconde me sécher. Je retrouve René qui est colocataire comme la fois dernière et consolide en ce moment le toit à fin d’empêcher l’eau de filtrer. Mascart s’installe avec nous. Nous serons donc à 4. Quant à moi, me voici à présent loti de 2 agents de liaison ; je décide d’en profiter. On ne me verra pas beaucoup là-haut.

L’après-midi est ensoleillée. C’est un plaisir. Mais je n’y prends garde tout occupé à rester le dos au feu.

On emménage le gourbi afin qu’il nous donne toutes les commodités possibles. Les obus nous donnent quelques émotions. Il tombe à 50 m de nous dans un ravin et nous avons tout loisir d’admirer les énormes gerbes d’eau et de boue résultant de l’explosion : c’est d’ailleurs le seul résultat qu’obtiennent les boches. J’observe notre position : nous sommes un peu à flanc de coteau et à l’abri je crois grâce à la projectoire [1] de l’obus.

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Un peu séché, un gros rhume dans la poitrine, je sors vers le soir et visite les abris environnants où se trouvent Sauvage et Menneval ensemble, Gallois et l’agent de liaison de la 7e. Je dis au revoir à Jombart qui suivi de Gauthier rentre à la Harazée pour revenir demain matin.

J’assiste également au tir rapide de quelques batteries alpines de 65. Les petits obus passent au-dessus de nos têtes avec la rapidité du canon revolver.

Je rentre près du bon feu, tandis que Mascart et Pignol qui s’entendent comme larrons en foire font mijoter le rata qu’on ne tarde pas à avaler.

Et là-dessus, « bonne nuit, j’ai besoin de sommeil et compte sur vous deux s’il y avait quelque chose ».

Je m’étends dans un coin sur un peu de paille et m’endors aussitôt. Les boches peuvent bombarder, je ne me dérangerai pas.


 [1] Projectoire : Synonyme de trajectoire.