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[1] Gnôle (Gniole, Gniaule) : Alcool fort, de tout type, consommé par les combattants.

13 janvier

De bonne heure nous sommes réveillés en sursaut. C’est le commandant Desplats qui pousse des cris de paon. Reconnaissant sa voix, je me blottis dans mon coin n’ayant garde de me montrer.

J’assiste par une ouverture de l’abri à une scène épique. L’adjudant Gallois sort ainsi que quelques-uns d’entre nous. Le chef de corps le traite de tous les noms, lui dit qu’il manque d’autorité, qu’il lui enlèvera ses galons et le remettra sergent. Tout cela, parce qu’il y a de la boue sur le chemin ainsi que quelques détritus : vieilles loques et morceaux de papier. Le capitaine Claire sort et dit à Gallois : « vous commanderez aux troupes de 2e ligne une corvée. Du coup le commandant attrape Claire à son tour et lui dit des choses désagréables. Quant à Gallois, lui-même doit se mettre à l’œuvre avec la liaison « et que ce soit fait quand je repasserai ! ». Ainsi nous quitte notre stratège qui file vers la 5e.

Gallois est consterné et ne sait où donner de la tête. Claire est furieux. Quant à nous, aussitôt dit aussitôt fait, armés de pelles nous enlevons la boue, ramassons des tas d’ordures etc.… Comme c’est intéressant. Vraiment notre chef de corps n’est pas commode.

Gauthier et Jombart s’amènent sur ces entrefaites et rient de bon cœur de nous voir. N’empêche que nous faisons la pause postant un de nous en sentinelle* pour jeter le cri d’alarme à l’arrivée de notre ami. Nous buvons la « gnole* » en attendant que le « jus » soit chaud.

Le cri d’alarme retentit. Chacun est aussitôt à l’œuvre et dignement notre Desplats passe heureux sans aucun doute de nous voir patauger dans la boue.

À ce métier-là on se fatigue. Aussi y-a-t-il des défaillances et bientôt les agents de liaison* en second seuls travaillent sous l’œil de Gallois qui n’ose rentrer dans son trou.

Enfin il n’y a plus personne, sinon une sentinelle qui doit nous avertir aussitôt que notre chef de corps est en vue. Chacun garde une pelle ou une pioche à portée de sa main. C’est tout juste si nous ne faisons pas un exercice d’alerte.

11 heures arrive. Une note nous est apportée. Le commandant Desplats veut avoir près de lui quatre agents de compagnie, simples soldats, à sa disposition comme liaison. L’ordre est aussitôt communiqué aux compagnies ; quant à moi je joue tête ou pile [1] : qui se rendra au PC du colonel, Mascart ou Pignol ? Le sort tombe sur Pignol qui file aussitôt. J’ai donc Mascart ici avec moi de ce fait, Pignol au colonel et Boulanger à la brigade.

Dans l’après-midi après le repas préparé par Gauthier je me rends au PC du capitaine Aubrun. Je vois mes amis en tranchées, Culine, Cattelot, Maxence Moreau. Quant à Gibert, il occupe le plus mauvais coin, un coin d’où il ne peut communiquer de jour car le boyau est pris d’enfilade. On annonce la mort de Girard [2], de Paris, un de nos camarades ex élève caporal. Son odyssée est triste. Sachant que les cuisiniers sont arrivés et attendant depuis plusieurs jours une lettre des siens, malgré la défense de Gibert, chef de section, il risque le boyau* dangereux et passe indemne. En rentrant à son poste, la lettre en main, tout heureux, il est touché d’une balle au front.

Je rends compte au capitaine de ma gestion, affectation de Pignol au colonel. Le capitaine voit avec satisfaction les jours diminuer : « encore 100 heures » me dit-il. Le secteur est assez calme, mais il faut veiller, malgré les bombes qui de temps en temps font trembler la terre et démolissent le parapet [3].

Le capitaine me raconte la visite du commandant Desplats qui arriva chez lui seul comme un ouragan. Puis il reçut la visite du sous-lieutenant Gout qui commande la 6e compagnie. Celle-ci se trouve face un ouvrage boche fortifié qu’on appelle « l’ouvrage Blanloeil ». Le commandant voudrait voir la 6e prendre l’ouvrage ; il a promis la Croix à l’officier. Ce dernier en rit, car ce serait une folie d’attaquer et envoyer à la mort sans aucun succès 250 hommes avec le risque au surplus de voir prendre par l’ennemi la tranchée de départ. Le capitaine a un sourire qui en dit long.

Je rentre à mon poste manquant de près une bombe qui m’abrutit durant 5 minutes. Culine gentil me donne un quart de « gnole » qui me remet. Non loin du poste que nous occupons je vois nos quatre agents de liaison près du colonel dont Pignol, occupé à piocher sur le layon. Je m’arrête et Pignol me regardant d’un air désolé dit que le commandant Desplats leur fait creuser une petite tranchée pour barrer la route. Enfin l’ordre c’est l’ordre. Je n’ai rien à y voir et rentre à mon gourbi* où Mascart prépare la popote* du soir.

Il peut être 5 heures. J’assiste au départ de Jombart et Gauthier. Vers 6 heures, je suis appelé par Gallois qui me donne une ronde à faire de 3 heures à 5 heures du matin. Cela me plaît.

Le soir est tombé. Chacun se retire dans sa Kania*. On mange. Aucune fusillade n’est entendue. Le calme continuera espérons-le. La soirée se passe à causer du long repos. Serait-ce vrai ?


[1] tête ou pile : signifie sans doute jouer à pile ou face, vient du latin

[2] Girard : il s’agit sans doute de Fernand Camille GIRARD dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre (en dehors du jour de décès : le 15 au lieu du 13 janvier selon Émile Lobbedey).Fiche MDH-archives_F380258R

[3] Parapet : Rebord de la tranchée qui fait face à la tranchée adverse. Il constitue à la fois une protection (renforcée par des barbelés et des sacs de sable) et un obstacle à escalader lors des attaques ou des départs pour patrouilles et coups de main. Une des règles primordiales de la guerre des tranchées consiste à ne rien exposer à l’adversaire au-dessus du parapet.

 

7 janvier

Mais le lendemain matin, vers 8 heures, tandis que posément je me débarbouillais, un gendarme arrive accompagné de Gallois et de la bonne femme d’hier soir. Celui-ci constate qu’il n’y a aucun dégât, mais nous prie de quitter les lieux, car nous ne sommes que sous-officiers et la chambre doit être fermée.

Je n’y comprends rien à tout ce qu’il dit. Ce que je vois de plus clair, c’est qu’il faut décamper et que résister serait risquée une sanction.

Je quitte donc et descends dans l’escalier furieux contre cette femme que nous défendons de nos poitrines somme toute et qui, je le souhaitais à ce moment, auraient dû avoir affaire à l’ennemi pour la dresser un peu.

Enfin il faut avaler la salive dans ces cas-là, et faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Je m’installe donc au rez-de-chaussée près de mon agent de liaison* Pignol. Je coucherai sur la paille, voilà tout. À un peu de confort, plus ou moins près… Ici c’est le nécessaire qu’il faut, le luxe est du superflu.

Je vais raconter la blague à quelques sous-officiers de la compagnie. L’adjudant Culine me force aussitôt, le charmant garçon, à venir loger dans sa chambre. J’accepte avec joie et installe mes bagages et mon fourniment près du sien et de celui de Lannoy sergent major. « Cette nuit » disent-ils « on mettra un matelas sur le parquet et le tour sera joué, chacun dormira bien ». Nous parlons du père Thomas, celui chez qui ils font popote et qui coupent les cheveux des Florentais et des poilus* avec un brio incomparable ; Culine a une façon de l’imiter qui fait rire aux larmes quand au milieu d’une coupe de cheveux il s’arrête pour discuter avec feu pour annoncer par exemple que des batteries japonaises sont à Florent ou qu’une grande offensive va se produire en Alsace le printemps prochain ou que Joffre a manqué d’être victime d’un attentat ou qu’on a arrêté à Florent deux espions qui faisaient des signaux, le tout suivi toujours du sempiternel « oui, Messieurs c’est comme je vous le dis ! ». Et une chose qui n’est pas à négliger, c’est que le père Louis trinque volontiers et qu’ensuite le soir autour de la table ce sont des conversations gaies ; on peut en juger par les rentrées tardives de mes amis qui rejoignent leur home bien après l’extinction des feux. Quant au père Louis, le propriétaire de la chambre, c’est un excellent homme, qui vit seul sourd comme un vieux pot est à qui la vieillesse a un peu obscurci les idées. Lui aussi estime beaucoup la dive bouteille et de ce fait Culine à son arrivée lui a arraché des larmes quand il la régalé « d’un vieux verre d’eau-de-vie » qui n’était autre que la « gnôle [1] » du poilu. De ce fait, après récidive, il est excessivement bien avec « le patron », comme il l’appelle, et jouit d’une liberté d’allure complète dans la maison. Sacré Culine ! Camarade aussi charmant, et loustic aussi fin que soldat brave et apprécié.

Lannoy est parti vers 8h30 en voiture à Sainte-Menehould afin de faire quelques achats pour la compagnie : il en profitera pour nous rapporter différentes choses qu’on ne peut se procurer ; lampes électriques en particulier, car il n’y a rien de plus désagréable que marcher dans l’obscurité et comme toujours se planquer dans un trou d’obus rempli d’eau, buté contre une soquette [2] ou glisser 10 m sur le dos. Personnellement nous envions le bon dîner à l’hôtel qu’il va se payer à notre santé.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Après avoir avalé le fond d’un litre de rhum dont Culine aimablement me régale, je rentre à la liaison du bataillon à temps pour le repas. J’annonce gaiement à Gallois que j’ai un logis ; je lui en veux de ne pas se servir de ses galons d’adjudant pour exiger certaines choses auxquelles il a droit et de se laisser traiter souvent comme un manant. Adjudant de bataillon, que diable, pas le poste de tout monde. Il eut fallu traiter aussi de Juniac, son prédécesseur ; il se serait mis dans une belle colère. À table j’apprends que le général Rabier [3] quitte notre division et se trouvent remplacés à notre tête par le général de division Guillaumat*. Quant au commandant Desplats, il reprend le commandement du régiment, le colonel de Bonneville quitte pour raisons de santé. Voilà des nouvelles importantes.

Dans l’après-midi nous recevons la visite du vaguemestre* Renaudin qui nous apporte comme toujours quantité de missives.

À 4 heures sur la place de Florent, notre musique donne une audition réussie. Le général de division nouveau venu et sur le seuil de sa demeure avec son état-major. Il est petit, trapu, le visage calme, même souriant ; il donne l’impression d’un homme de sang-froid, de réflexion, sur de lui-même. Le commandant Desplats se trouve parmi la foule des poilus à qui il cause ; petit comme il est, on aperçoit à peine les 4 galons du képi. À chaque morceau, il applaudit frénétiquement particulièrement les tambours et clairons qu’il interpelle. Quand la Marseillaise est terminée, il serre la main du chef de musique, Monsieur Legris.871_001

Le temps est toujours sombre, mais il ne pleut pas. Le soir tombe. Le repas se prolonge, vrai repas de famille. Vers 8 heures, l’adjudant Renaud nouveau venu de la 6e suivi de l’adjudant Drion de la même compagnie passe parmi nous et monte au premier. Qu’est-ce que cela signifie ? Ces messieurs aux dires de Gallois occupent la chambre que nous venons de quitter ce matin. Furieux et n’y comprenant rien sinon l’imbécillité de notre adjudant de bataillon, je sors et vais me coucher chez le père Louis. J’y trouve Lannoy de retour de Sainte-Menehould, couché. Le pauvre garçon me dit d’une langue un peu éraillée qu’il a fait un excellent dîner.

Quant à Culine qui arrive une heure après, il rit aux larmes de voir le sergent Major dans un tel état. C’est pour nous une demi-heure de fou rire.


[1] Gnôle (Gniole, Gniaule) : Alcool fort, de tout type, consommé par les combattants.

[2] soquette : sens peu compréhensible du mot et ici de la phrase.

[3] Général Rabier : il s’agit de Charles Anselme Adolphe RABIER, dont le fichier LEONORE nous apporte quelques précisions. Vois ci-dessous :
FRDAFAN83_OL2252064V029_LFRDAFAN83_OL2252064V030_L