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25 février

Ahes de Somme-Tourbe (voir topo tome I)

Au très petit jour, je me réveille et suis bientôt debout, gelé. Il faut que je me réchauffe. Je file sur la route au pas gymnastique. Il a gelé cette nuit et la route ainsi que les champs, de boueux qu’ils étaient, sont devenus propres. Il peut être 7 heures quand réchauffé, je me rends dans une agglomération de maisons qui se trouvent de l’autre côté de la route, à 150 m. Je vois des tentes qui m’indiquent une ambulance. Je vois des infirmiers et des hommes chargés de provisions qu’ils ont achetées à une fenêtre de maison où des commerçants d’occasion vendent de l’épicerie. Je me dispose à faire comme eux quand quelqu’un me frappe sur l’épaule. Cri de surprise ! Je reconnais Adolphe Soubyn [Loubyn ? – 1], ami du collège et compatriote infirmier ici, qui m’a reconnu. Mon ami m’a conduit près d’autres amis, brancardiers divisionnaires du 1er corps d’armée. Je vois successivement un fils de Monsieur Looten, de Bergues, pharmacien à Lille ; l’abbé Bonduot, de Bollezeele, brancardier divisionnaire ; Joseph Lefrancq [2] d’Estaires, l’abbé Coddeville, curé d’Uxem, l’abbé Patinier, vicaire à Calais, tous brancardiers. Ces messieurs se trouvent dans un grenier sur la paille pouilleuse, se reposant de leur travail de nuit. On cause du pays comme bien on pense. Je suis abasourdi par la joie que j’ai à les voir et à leur causer. Monsieur le vicaire Patinier me cause de René Parenty qu’il connaît et qui est un de mes grands amis de Calais, lieutenant au 8e territorial. Nous parlons de Jean Chocqueel, notaire à Bergues, du 8e territorial, prisonnier en Allemagne ; de Louis et Émile Sapelier, sergent et caporal au 8e de ligne, actuellement en tranchées devant Mesnil-les-Hurlus ; de l’abbé Pierre Chocqueel [3], aumônier au 8e de ligne. Nous causons de Gustave Cenez [ ?], blessé pour la seconde fois, de Joseph Lamstaes [?], blessé, tous deux de Bergues, de Jules Thueux [4], marbrier, de Minne [5], brasseur, de Bergues, tués. On dit que Lucien Delaeter de Bergues est blessé grièvement.

Ce sont toutes choses neuves que j’apprends et tous ces gens sont mes amis. Quelle émotion de se rencontrer, de voir pour la première fois des têtes connues, du terroir, après six mois de guerre.

Je descends du grenier précédé de Soubin [Soubyn ?] qui m’amène dans une espèce de gourbi un peu plus loin. Là, je me rencontre avec le cuisinier du médecin-chef de l’ambulance, un Berguois, également, que tout le monde appelle « Pitche ». Celui-ci fait du bon café. Nous buvons, nous fumons, nous causons du pays : on a tant de choses à se dire et que je suis heureux de les voir, de causer de tant de choses chères. Nous causons même la langue flamande.

Enfin reconduit par Soubyn, je rentre après avoir promis de revenir. En route, à notre droite, nous voyons un cimetière militaire. Bientôt je suis sur la route et rentre aux baraquements. Il est 10 heures.

Je suis tout heureux et écris aussitôt chez moi toute ma joie. Je mange la popote de Gauthier. L’installation des baraquements continue. Après la soupe, on installe sur le toit du papier bitumé que l’on fait tenir avec des pierres. Gallois m’annonce même que cet après-midi, on touchera de la paille. Décidément on se nippe !!!!!

Les officiers ont un bâtiment à côté, séparé du nôtre et construit à la hâte dans la soirée d’hier et la matinée d’aujourd’hui.

Vers 2 heures, je vais sur la route et vois défiler un bataillon qui rentre des tranchées. Il est dans un état lamentable. Les hommes sont des paquets de boues et se traînent plutôt qu’ils ne marchent. Cela produit une drôle d’impression pour celui qui s’attend à prendre leur place. Je vois de nouveau Soubin et un ses amis dont je fais la connaissance. Il m’offre d’aller à Saint-Jean-sur-Tourbe dont on voit les ruines et les tentes à 1500 m. Il m’y fera visiter les tentes, véritables hôpitaux du front. Le temps est beau, le soleil brille et la route est sèche.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

En route ! Nous déambulons tranquillement et arrivons bientôt au patelin dont quelques maisons et l’église subsistent dans le style Somme-Tourbe.

Sur les ruines des autres demeures qui sont rasées, sans doute ont-elles été incendiées par les boches à leur retraite, se sont élevées des tentes splendides. Nous y entrons ; je suis Loubyn qui serre la main des infirmiers, ses amis. On se croirait vraiment dans un hôpital : température douce grâce à un bon poêle, demi-jour, lits bien alignés et bien blancs, plancher, etc… D’un autre côté, c’est la même chose, le même fini. Ce sont de véritables rues entre les tentes, souvent pavées, toujours balayées. Je suis émerveillé. Il y a certainement plus de trente salles ainsi. Un peu plus loin, une autre tente est une salle d’évacuation. Tandis que dans les lits, je vois des bougres grièvement blessés, ici je vois des hommes qui sont soit blessés légers, soit un peu rétablis et qui attendent de partir à Somme-Tourbe en automobile pour être embarqués sur un train sanitaire qui les amènera dans un hôpital de l’intérieur où ils termineront leur guérison.

Loubin m’explique que ceux grièvement blessés sont soignés ici quand ils ne peuvent affronter le trajet en chemin de fer ; d’ailleurs il m’indique une maison où un grand spécialiste de Paris, Émile de Dayen, dont il me cite le nom, fait les opérations.

Enfin nous rentrons. En route, nous parlons encore et toujours du pays, il me dit que le médecin-chef est le médecin major Vermullen, fils du docteur de Bergues. Je décide d’aller le saluer demain.

Il est 4 heures 30 quand je rentre, après avoir promis d’aller demain matin boire le café de « Pitche ».

À ma rentrée, je trouve de la paille avec quel plaisir, mais en petite quantité faut-il dire. Enfin tout ce que je vois me plait, tant je suis heureux de mes rencontres fortuites.

Je vais faire un tour aux cuisines. Elles se trouvent à 100 m des baraquements. Les cuistots sont installés en plein air. Ils ont confectionné avec des bouts de planches et des piquets des bancs, de petites tables. Ils font merveille. Autour d’eux est rassemblée l’escouade* qui regarde, épluche les légumes, tandis que dans le plat cuit la friture.

Je rentre, le soir tombe. Nous mangeons assis sur nos sacs, tandis que Gauthier place la marmite devant nous ; et chacun puise dedans et met le rata soit dans sa gamelle soit dans son assiette en fer-blanc.

Il fait froid. On se pelotonne dans ses couvertures. Le peu de paille qu’on a sous soi fait croire que c’est plus doux et la tête appuyée sur le havresac*, on s’endort, bercé par le ronronnement des conversations voisines.


[1] Adolphe Soubyn [Loubyn ?] : Bien que les L et les S soient plus ou moins similaires dans l’écriture d’Émile Lobbedey, il s’agit vraisemblablement de Soubyn, mais il écrit ce nom à plusieurs reprises avec un i ou un y… S’agit-il de Soubin ou de Soubyn ?

[2] Joseph Lefrancq : Il s’agit probablement de Joseph Pierre Louis LEFRANCQ (inscrit sur le monument aux morts d’Estaires) dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.archives_G950902R

[3] abbé Pierre Chocqueel : s’agit-il de l’ancien curé de la Croix du Bac ?

[4] Jules Thueux : il s’agit sans doute de Jules Marie Joseph THUEUX dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_K260503R

[5] Minne : brasseur de Bergues, selon Émile Lobbedey.
Il s’agit probablement de Marius Louis MINNE (inscrit sur le monument aux morts de Bergues) dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondrearchives_I020756R

21 novembre

Relève des tranchées

Ce matin, allant chercher le compte rendu de la nuit, je vois au PC du capitaine un sergent, Peltier, chef de section des mitrailleuses. Il est blessé à la tête, mais reste : le capitaine le félicite, heureux, car deux de ses chefs de section manquent à l’appel. Gibert commande la section Huyghe. Je vois également le sergent Pellé qui se chauffe : il est gelé. Il est vrai que la température est basse. Les boches sont calmes, me dit-il. En effet, quand je communique, les balles sifflent moins.

Vers midi, nous apprenons que nous sommes relevés ce soir par le 120e.

courrier1Dans l’après-midi, le vaguemestre* m’apporte du courrier : lettre de René Parenty qui est au 8e territorial, cantonné à Crochte, village près de chez moi ; sa dame et sa fille sont à la maison et il a la joie de les voir ; il me parle de la vie de famille qu’il mène et cela me fait gros cœur malgré tout. Combien je donnerai pour une heure chez moi ! Je reçois également des nouvelles de ma mère, avec mandat toujours reçu avec joie et empoché avec hâte.

Aussitôt je réponds un simple mot avec mes vœux de sainte Catherine pour ma tante et de conservation pour le lieutenant Parenty.

Je communique l’ordre de relève au capitaine, ainsi que l’envoi de tous les cuisiniers à la Placardelle. C’est là que nous cantonnons de nouveau.

Vers 7 heures, je pars laissant Gallois avec le capitaine commandant le bataillon et les agents de liaison en second. Jombart, caporal fourrier de la 8e, Courquin et un sergent de la 7e m’accompagnent ainsi que Gauthier, notre cuisinier toujours précieux comme guide dans le bois et qui connaît la route à fond. Je suis chargé de faire le cantonnement*. Nous passons à la Harazée par un beau clair de lune. J’y prends au passage pas mal de cuisiniers qui m’attendent.

Il est 9 heures quand nous arrivons à la Placardelle, but de l’étape. Je vois l’officier du régiment qui, après quelques tergiversations, me donne le cantonnement de la dernière fois en me rognant toutefois quelques maisons, particulièrement notre maison de la liaison.

Le cantonnement est donc rapidement réparti entre les compagnies.

Pour la 5e compagnie, je loge la troupe comme la première fois. Le village est évacué depuis quelques jours. Quelques maisons sont démolies : le village a donc reçu des obus. C’est ce que j’avais prédit. Je trouve des hommes de fractions isolées un peu partout. Rien à craindre. Ils partiront rapidement avec un foudre de guerre comme le capitaine Aubrun.

Dans le logis de mes officiers, je trouve des hommes du 120e en train de veiller un capitaine défunt. Le corps sera enlevé la nuit. La maison est dans le plus grand désordre. J’abandonne donc le projet d’un logement ici.

Je vais donc voir la demeure ou plutôt le refuge lors de la première arrivée. Les habitants ont disparu. La maison est donc entièrement à moi avec ses quatre pièces. J’y installe les cuisiniers du capitaine. Ceux-ci nettoient à la lueur de bougies. Il y a deux fauteuils, deux lits avec sommier, une table en chêne, un buffet, quelques chaises. C’est tout ce qu’il faut pour faire une pièce convenable.

Je rencontre Jombart tandis que les cuisiniers touchent les vivres aux voitures qui sont arrivées. Il a trouvé une maison pour nous.Lieu:Saint Crepin aux Bois - Description:GUERRE 1914-15 - OFFEMO Elle se compose d’une seule vaste pièce avec lit au fond, foyer, commode, buffet, table et quelques chaises. Le tout doit être nettoyé mais Gauthier a déjà un balai en main et procède à l’installation.

Derrière, par une porte vitrée, on accède à une petite cuisine. C’est là que nous logerons nos agents de liaison en second.

Et voilà ! Le feu pétille. Il peut être minuit. Attendons l’arrivée du bataillon.