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2 janvier

Relève* des tranchées*

Je me lève tard après avoir constaté toute la matinée que le calme se maintient malgré le jour. Sans doute les boches sont-ils à bout de souffle et les pertes leur donnent-elles à réfléchir. En tout cas, nos pertes sont lourdes également et plus d’un des nôtres qui croyait voir l’année 1915 dont on était si près ne l’aura pas vue : tel le pauvre Louis, mon cousin, dont je pleure la mort, n’ayant aucune confiance qu’ils soit blessé prisonnier. J’attends le repos d’ailleurs pour voir des hommes de la 8e et tâcher d’avoir quelques détails.

Vers 10 heures, le capitaine Sénéchal dit à l’adjudant Gallois que nous serons relevés ce soir. Celui-ci nous annonce la bonne nouvelle : c’est un soulagement général. Nous passons donc une journée meilleure, quoique pluvieuse car la délivrance de ce mauvais coin ne va pas tarder à sonner pour nous.

La majeure partie du temps se passe dans l’abri, car dehors il pleut sans discontinuer. Malgré quelques gouttes qui filtrent çà et là dans le gourbi*, nous sommes quand même à sec.

Le calme continu aussi bien dans l’après-midi que dans la matinée et vers 4 heures il m’est donné de partir avec les 3 autres fourriers, Menneval, Sauvage et Paradis faisant fonction. À part quelques balles et quelques obus qui nous rappellent que 1915 n’a pas encore amené la fin des hostilités, c’est la tranquillité qui suit les grandes batailles. Par contre le chemin est des plus sales, tandis que la pluie fine continue à tomber. Enfin après avoir pataugé sur un parcours de 1500 m, nous arrivons dans la Harazée, par le château. À la Harazée, faisant comme toujours les fonctions d’adjudant de bataillon, je rassemble les caporaux d’ordinaire et les cuisiniers non sans mal et leur crie « rendez-vous à Florent ! ». Je retrouve Gauthier et Jombart, et ensemble nous filons vers la Placardelle. Grâce au clair de lune, nous pouvons nous diriger facilement. Du haut de la côte de la Harazée, les 75 tonnent sans discontinuer. Les obus allemand rappliquent et c’est au pas de course que nous traversons la zone dangereuse.

Batterie de 75 dissimulé APD0000491

Batterie de 75 dissimulée – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Nous voici dans la Placardelle où nous ne nous arrêtons pas, car les obus arrivent également de ce côté. Le village est mort d’ailleurs ; aucune âme qui vive ; et les maisons sont dans un état lamentable ; les obus pleuvent sur le hameau que l’ennemi croit sans doute cantonnement de troupes.

Voici la cote 211 ou quelques balles suivent. Une fois cela passé, on peut se juger sauvé. Alors seulement nous nous décidons à faire une première pause. La pluie a heureusement cessé de tomber. Les cuisiniers nous rejoignent avec le bruit significatif des marmites. Nous repartons aidés toujours du clair de lune ! Une nouvelle pause au parc d’artillerie et nous arrivons. Nous parlons à quelques artilleurs et leur racontons l’odyssée de notre séjour dans le bois ; en retour ils nous disent que de l’artillerie lourde est ici en quantité ; 120 long et court et 155 long. Le 155 tire à 15 km.

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action - 1915.07.16 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

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Batterie de 155 – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Voici Florent. Une nouvelle pluie nous reçoit. Qu’importe ! Nous sommes tout à la joie d’être arrivés. À l’entrée nous rencontrons un bataillon du 120e, le bataillon qui doit relever le nôtre : nous avons donc bien le temps de faire un cantonnement potable, car le bataillon n’arrivera ici qu’au petit jour. Pourvu que nous ayons une belle rue.

Je me rends au bureau de la place à la mairie.

La fontaine sur la grande place - 1915.11 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, mairie (à gauche) et fontaine (au centre) sur la grande place – 1915.11 ©Ministère de la Culture

Là on me dit que le cantonnement est déjà fixé et qu’il me faut aller voir le chef de corps du 147 qui se trouvent au point N (voir topo Florent tome IV, l’ancien PC du capitaine Aubrun et du bataillon à l’un de nos séjours ici).Plans Florent

Je m’y rends donc aussitôt suivi de Jombart et des fourriers. Je sonne ; on m’ouvre ; je rentre dans une pièce où se trouvent les secrétaires du colonel, le sergent Pécheur à leur tête. Le capitaine de Lannurien, adjoint au colonel ne tarde pas à arriver d’une chambre à côté. Je le salue, lui demande le cantonnement et lui raconte certaines choses de l’attaque, la mort du lieutenant Régnier, l’État des 7e et 8e compagnies. Il ouvre grand les yeux, car il ne sait rien et va chercher le commandant Desplats. Celui-ci arrive et me demande force détails que je lui donne du mieux que je puis. Il écoute de toutes ses oreilles, abasourdi et furieux déjà que le commandement ne lui ait rien dit, furieux aussi qu’on se soit permis d’abîmer ainsi un de ses bataillons et d’avoir fait tuer ses officiers. À la fin il me serre la main, me traite ainsi que mes amis « de braves » et malgré la pluie sort avec nous pour nous montrer notre cantonnement, « le meilleur du village » dit-il. En effet, c’est la rue Dupuytien [en vert sur le plan]. Le cantonnement est facile à faire puisque nous y avons déjà logé. Le commandant nous invite, comme un vrai père, à nous caser rapidement, à faire du feu etc.…

Il nous demande si cela ira ; on sent que les nouvelles ont suscité chez lui de la pitié pour nous. Sur notre affirmative que tout ira bien, il s’en va.

Les cuisiniers se placent donc aux coins indiqués. Le caporal fourrier Jamesse de la 5e qui est avec les cuisiniers à la Harazée durant les séjours aux tranchées avec le caporal d’ordinaire Delbarre, arrive et fait le cantonnement des officiers et des sections.

Campement militaire : les cuisines - 1915.07.18 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, campement militaire : les cuisines – 1915.07.18 ©Ministère de la Culture

Quant à la liaison du bataillon, je l’installe dans la maison que nous occupions lors de nos séjours dans cette rue. Gauthier fait aussitôt du feu. Je m’installe, attendant, afin de sécher un peu mes effets au coin du foyer. À plusieurs reprises, Jamesse me demande des renseignements : de guerre lasse, je sors et loge les officiers dans les demeures qu’ils ont occupées ; le débit de tabac pour le capitaine, une demeure voisine où se trouve une vieille personne seule pour le sous-lieutenant Vals et la popote. Je profite de ma sortie pour rentrer chez un vieillard qui n’est pas encore couché, le père Louis, connu du quartier pour sa forte surdité : je m’empare d’une chambre où je vais loger l’adjudant Culine et le sergent major Lannoy.

À mon retour au coin du feu, je trouve Jombart qui me dit avoir déniché une chambre pour Gallois et moi. Je vais voir et trouve une chambre vaste et propre avec un large lit et des draps. Pour qu’il n’y ait pas de jaloux, je dis à Jombart de se coucher jusqu’au lendemain matin. À l’arrivée du bataillon Gallois et moi nous lui succéderons. Un lit avec des draps, si coucher déshabillé : une fortune, le bonheur ! La joie, l’expectative me rendrait fou, moi qui n’ai pas eu cela depuis 4 mois. Ainsi dit ainsi fait.

Je rentre donc boire le café préparé par Gauthier, place mes bagages dans un coin car je ne veux apporter tout cela dans la chambre que Gallois, Jombart et moi occuperons en catimini. Puis sur une chaise, près du feu, je somnole attendant le bataillon. Il est 11 heures. Celui-ci n’arrivera jamais ici avant 4 heures.

Le capitaine sénéchal comme toujours est logé au presbytère.

Tour de l'ancien Château

Le presbytère pourrait (?) être, selon le plan d’Émile Lobbedey, la maison de droite sur cette carte postale.

1er janvier 1915

voeux1915bLa nuit se passe pourtant assez calme et dans l’obscurité vers une heure du matin nous ravitaillons comme nous avions fait dans l’après-midi.

À mon retour je téléphone aux capitaines des 5e et 6e compagnies qui me répondent que tout le monde est sur pied et que l’ennemi n’est pas entreprenant.

Jusqu’au petit jour, c’est un défilé continuel de cuisiniers qui montent aux tranchées où rentrent à la Harazée. Quelques blessés également passent en geignant lamentablement.

Un Aumônier militaire en 1914-1918...

Le Chanoine Adolphe, Joseph, Marie Bellec.

Le lever du jour est salué par une fusillade intense ; sans doute l’ennemi veut il élargir ses quelques succès d’hier. Je me tiens toujours prêt à toute éventualité. Cela se calme pourtant vers 7 heures

À 9 heures, nous voyons arriver des troupes fraîches. C’est le 1er régiment d’infanterie dont un bataillon vient nous renforcer.

Je vois un prêtre à qui je cause et qui me connaît quand je lui donne mon nom : c’est l’aumônier du régiment. Je lui offre mon abri, mais le brave veut monter en tranchées* avec les hommes. Je l’admire et le félicite.

Le bataillon passe donc et se rend sur l’emplacement des 7e et 8e compagnies qui n’ont plus que des débris. Va-t-on attaquer de nouveau ?

Je vais au poste téléphonique : les téléphonistes disent que oui ; du moins il leur semble d’après les conversations entendues. Ils me disent même que l’attaque est fixée pour 2 heures. J’attends donc que le temps s’écoule assis dans le gourbi. Joie, vers midi, le capitaine Sénéchal rejoint son PC. Nous en sommes tous heureux, car nous aimons notre chef comme un père, le capitaine me dit que là-haut c’est une hécatombe, qu’il a cédé le commandement du coin au commandant du bataillon du 1er d’infanterie sous les ordres du colonel du 120e, chef de secteur : il ne s’occupe plus que des 5e et 6e compagnies, les débris des deux autres compagnies étant en 2e ligne. Vers une heure, on nous annonce que le brave sergent Brévier [1] est tué. C’est le seul sous-officier de la 7e qui restait. Il n’en reste donc plus. Le capitaine est triste et morne de voir son beau bataillon traité ainsi.

L’après-midi se passe dans des transes. Vers 2 heures en effet la fusillade éclate renforcée par le bruit des bombes et l’éclatement d’obus. Nous nous tenons prêts autour du PC de bataillon au cas où l’ennemi s’infiltrerait afin de le recevoir dignement.

Le capitaine Sénéchal demeure au poste téléphonique afin d’être renseigné minute par minute. Il téléphone aux 5e et 6e ; tout est calme là-bas.

Dans le Bois le Prêtre [au Nord de Pont-à-Mousson], poste téléphonique [soldats français] : [photographie de presse] / [Agence Rol] - 1

Nous vivons dans des transes. Les nouvelles sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises. Le 1er attaque. Réussira-t-il ? Une contre-attaque ennemie ne jouera-t-elle pas le rôle du voleur volé ?

Bientôt c’est un long défilé de blessés du bataillon d’attaque. Ceux-ci comme toujours disent que c’est un enfer.

[Les éclopés] : [estampe] / Steinlen 1917 - 1Enfin vers 5 heures un officier blessé à la tête nous dit que cela se calme et que l’ennemi a été délogé des tranchées prises hier.

La nuit tombe. Tout redevient tranquille. On respire.

N’y tenant plus, je pars à la 5e compagnie ; je n’y suis allé depuis 48 heures. Sans risque, sans à-coups, j’arrive au capitaine Aubrun qui est heureux de causer et durant une heure je lui raconte tout ce qui s’est passé.

Je rentre sans recevoir de balles. Les boches sont trop occupés dans l’autre coin pour songer à veiller ici. Il fait un clair de lune superbe. Je rentre donc tranquillement, à temps pour manger la soupe chaude que Gauthier vient de faire réchauffer. Jombart me donne une lettre de ma mère qui me remonte un peu le moral.

Je décide d’oublier tout pour cette nuit et je m’étends rapidement pour chercher le sommeil qui d’ailleurs ne tarde pas à venir.


 [1] sergent Brévier : Il s’agit de Léandre BREVIER, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.
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31 décembre

Nous sommes réveillés en sursaut. Une fusillade sans pareille crépite du côté des 7e et 8e compagnies. Il fait petit jour. L’artillerie ne tarde pas à faire un barrage de feu et d’acier, mais rien n’y fait. Durant une heure la fusillade fait rage.

Vers 7h30 cela se calme un peu pour reprendre bientôt de plus belle. J’interroge les téléphonistes : ils ne savent rien, la ligne est coupée avec 7 et 8. Quant à 5 et 6 d’où l’ennemi est assez éloigné, on n’y veille, mais tout est calme.

Vers 9 heures nous voyons passer des blessés qui descendent des tranchées pour se rendre à La Harazée. Certains nous disent que les boches ont attaqué ce matin à coups de bombes, mais qu’ils ont été repoussés. Nous avons eu beaucoup de pertes de notre côté.

Vers 10 heures le lieutenant Péquin passe conduit par 2 hommes. Il a toute la figure en sang et une partie de la mâchoire enlevée par une bombe. Le sous-lieutenant Monchy a pris le commandement de la 7e compagnie.

Il peut être midi quand la fusillade cesse tout à coup. Qu’est-ce ? Nous nous équipons et nous tenons prêts à toute éventualité. Le colonel du 120e passe rapidement : nous ne nous montrons pas.

Le calme continue, tandis que bon nombre de blessés passe sans cesse allant vers les postes de secours qui se trouvent non loin de nous et ensuite La Harazée.

Cela tient jusque 2 heures ; nous commençons à respirer. Je vais au téléphone où mes amis qui ont réparé la ligne sont aux écoutes et entendent les conversations téléphoniques du colonel du 120e dont nous dépendons.

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Celui-ci se trouve au poste du capitaine Sénéchal, poste de la 8e compagnie et communique avec la brigade qui se trouve à La Harazée. Il faut que nous contre-attaquions afin de déloger l’ennemi qui a attaqué ce matin et doit être affaibli par ses pertes. La séance ne va donc pas tarder à recommencer. En effet.

Vers 3 heures, les balles sifflent à nos oreilles, la fusillade crépite de nouveau, le 75 donne. Nous attendons durant une heure dans la plus grande anxiété. Réussira-t-on ou non, à déloger l’ennemi de la position qu’il occupe ?

Le sous-lieutenant Monchy passe blessé. Il s’arrête un instant, il n’est que blessé assez légèrement au bras droit. Il nous dit que l’attaque n’a pas réussi ; que les sections sorties sont rentrées décimées par les mitrailleuses. On repousse en ce moment une contre-attaque ennemie qui se déclenche à son tour. Nos pertes sont énormes. Le lieutenant Régnier s’est fait tuer bravement à la tête de la 8e compagnie. Toutes ces nouvelles nous consternent, tandis que l’officier file rapidement vers le poste de secours.

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C’est de nouveau un défilé de blessés qui nous disent tous que c’est un enfer là-haut. Nous apprenons certaines morts : celle de bon nombre de sergents de la 7e ; Bréner reste, il a pris le commandement de la compagnie ; celle du sergent Major de Brésillon [2] de la 8e, le chef de la section où se trouve mon cousin. Du coup, à tous je m’informe du sort de mon parent. Personne ne sait me renseigner. Un blessé me dit que 4 hommes seulement sont revenus de cette section. Je vois le sergent Tercy de la 7e un brave qui passe blessé.

Là-haut la fusillade fait toujours rage. Le capitaine Sénéchal me fait dire de lui envoyer rapidement des tas de munitions. Nous trottons tous vers le gourbi du génie qui se trouve à 200 m ; les balles sifflent en grand nombre ; des obus tombent nombreux, mais 250 m trop longs heureusement. Nous filons charger de bombes et de cartouches vers la 8e et la 7e conduits par Sauvage et Paradis.

Après mille péripéties, je rencontre l’adjudant Gallois. Celui-ci a donné des ordres et aussitôt les hommes pillent littéralement les sacs de munitions.

Je demande à tous des nouvelles de mon cousin : on me répond que la section de Brésillon n’existe plus. Que c’est consolant ! Mon opinion est que la mort a fait une victime.

Gallois me dit que le capitaine Sénéchal ne voulait pas donner l’ordre de charger, sachant que c’était un arrêt de mort ; il s’y est vu forcé par le commandant Desplats, et ne donna l’ordre que les larmes aux yeux.

Jamais, non jamais, on ne saura quel cœur d’or palpite dans la poitrine de notre commandant.

Je rentre à mon poste dans l’obscurité après avoir eu l’assurance de Gallois qu’on n’avait pas besoin de moi. « Charge toi du ravitaillement et remplacement dans les communications avec la 5e et 6e compagnie ». Me dit-il en partant. J’ai donc un rôle assigné et la conscience en repos.

La fusillade a cessé. On a gardé ses positions de part et d’autre à part quelques éléments où les boches ont réussi à progresser. Gauthier et Jombart s’amènent. Ils nous disent qu’à La Harazée ils ont subi toute la journée un formidable bombardement. Nous avons grand travail à les mettre au courant de tout ce qui s’est passé durant la journée.

On mange et je me couche car les émotions et les deuils successifs m’ont abattu. Je songe avec peine à mon cousin dont le sort m’est inconnu. Est-il tué, est-il blessé, est-il prisonnier ?

René en s’étendant à mes côtés me souhaite avec un sourire qui en dit long sur nos misères « une bonne et heureuse année ». Marcel Maistriaux_0019C’est vrai, je n’y pensais pas : demain 1915. Mon cousin [1] n’aura pas vu la nouvelle année. Oui, triste fin d’année et triste début d’une année nouvelle teintée de sang déjà.

Nous ne pouvons presque fermer l’œil. À tout instant de courte fusillade éclatent accompagnées d’éclatement de bombes. Nous prenons donc le parti de veiller et de nous tenir prêts en cas d’alerte.


[1] Louis LOBBEDEY : décédé ce 31 décembre 1914 selon le récit de son cousin Émile.FicheMDHarchives_H300480RCR-Louis-Lob_0152 CR2-Louis-Lob_0152C_G1_E_13_01_1381_0121_0Extrait de : Les archives historiques du CICR, http://grandeguerre.icrc.org/fr

[2] de Brésillon : Sergent major (Jolly) de BRESILLON, Georges, comme l’atteste sa fiche Mémoire des Hommes.Fiche MDH-archives_G270252R

 

30 décembre

Triste fin d’année qui nous restera dans la mémoire. Le temps devient moins bon : une petite pluie fine est tombée durant la nuit. Tout, autour de nous, n’est que boue.

Au petit jour, nous nous levons, et continuons l’aménagement de notre abri. Peu après le lever du jour, du côté de 7e et 8e de petites fusillades éclatent qui nous tiennent en haleine. Quelques obus ajoutent à la musique. Chaque fois cependant c’est un vrai barrage de 65 et de 75 qui a bien vite fait de museler tout le monde.

Je vais au téléphone qui est installé près du PC. Les téléphonistes, de mes amis, me disent qu’à 6 et 5 calme, 7 et 8, tentatives d’attaque de l’ennemi.a6_standard_telephonique

Je songe aussitôt à mon cousin Louis. Pourvu qu’il ne lui arrive rien !.

Nous avons la visite du colonel du 120e qui trouve le moyen en passant d’attraper l’adjudant Gallois sous prétexte qu’il y a de la boue et refuse d’entendre toute explication.

La journée se passe dans un calme relatif mais on sent qu’il y a de l’électricité dans l’air. Vers 3 heures en effet le capitaine Sénéchal entendant une nouvelle fusillade part avec son adjudant à la 8e compagnie nous disant de rester où nous sommes.

Il est 6 heures, il n’est pas encore revenu ; Paradis le caporal fourrier de la 8e de voir, et revient nous disant que le capitaine s’est installé au PC de la 8e compagnie jusqu’à nouvel ordre et nous donne l’ordre de rester où nous sommes.

La nuit est tombée. L’arrivée de nos cuisiniers est imminente. Bientôt nous voyons arriver Gauthier et Jombart. À ce dernier, je remets toutes les affaires de Jean Carpentier : la dépouille a été ensevelie dans le cimetière du parc de La Harazée. TopoTI-LaHarazéeBJombart y a assisté. Je puis me tranquilliser, c’était bien. Deux énormes toiles de tente ont enveloppé le corps qui a gardé intacte son costume de sergent fourrier.

Jombart se charge de faire parvenir ses affaires au bureau du trésorier-payeur par le personnel des voitures de ravitaillement. Pendant ce temps, Gauthier fait réchauffer sa popote* et nous sert bientôt, tandis que nous mangeons de bon appétit.

Durant le repas, plusieurs fusillades éclatent : décidément il y a quelque chose d’anormal.

Puis il est 10 heures, c’est le retour de nos amis au village, tandis que nous éteignons notre bougie et nous attendons pour dormir.

Nuit calme. Du moins nous dormons comme des marmottes.


 

29 décembre

Le jour se lève. Je dors longtemps abattu et fatigué par les émotions. Je me prends d’amitié avec René qui aimait Carpentier comme moi : la peine nous unit.

Nous ne verrons Gauthier et Jombart que la nuit prochaine. Nous mangerons quelques provisions reçues de la famille. Pourquoi nous lever ? Nous dormons donc jusque 10 heures. Je sors et vois le boyau étroit et profond qui nous permet de communiquer de jour avec les 7e et 8e compagnies en dehors du téléphone ainsi qu’avec le poste du colonel chef de secteur. Quant au 6e et 5e il ne faut pas y songer, car une partie de la tranchée qui relie ces compagnies aux deux autres est inutilisable, vu qu’elle est prise d’enfilade. Le coin en résumé commence à devenir mauvais.

Vers midi le soldat Paradis vient près de nous pour remplacer Carpentier. Sans doute passera-t-il caporal fourrier tandis que Jombart aura les baguettes de sergent fourrier. Il nous annonce la mort du sous-lieutenant Fournier [1] tué dans un boyau pris d’enfilade de jour et où l’ennemi tue à intervalles réguliers la nuit. Que de deuils qui nous touchent de près.

J’apprends que cette nuit le premier bataillon du 147e à notre gauche fut relevé est remplacé par un bataillon du 120e. Le commandement du secteur est revenu aux mains du lieutenant-colonel du 120e, le commandant Desplats partant au repos. Nous avons ainsi un bataillon du 120e à droite et un à gauche ; nous sommes donc encadrés. Notre relève* ne tardera pas à se faire.

Le temps se maintient assez sec, grâce au clair de lune qui occasionne une certaine gelée chaque nuit.

Dans l’après-midi, l’adjudant Gallois nous annonce que ce soir le capitaine Sénéchal recule son poste de commandement au carrefour (voir topo) et que nous déménageons avec lui.

TomeVI-planFneMadame-PCSenechalAinsi dit, ainsi fait. Vers 5 heures à la tombée de la nuit nous filons avec armes et bagages. Nous trouvons à 800 m de là non loin du carrefour des gourbis* dans le genre de ceux que nous venons de quitter. Je m’installe dans l’un d’eux avec René et Crespel. On allume du feu, on procède à une sommaire installation et le gourbi étend assez grand je prends avec moi mon agent de liaison Pignol.

Gallois nous annonce que de lui-même le capitaine Sénéchal a suspendu les rondes.

86-abri-de-2eme-ligne8 heures arrive ! C’est l’arrivée de Gauthier et Jombart qu’on arrête au passage.

Des lettres de chez moi me remettent un peu de toutes les émotions. Puis la nourriture nous remonte tous.

Gauthier ne tarde pas à repartir suivi de Jombart et nous nous étendons côte à côte pour chercher le sommeil.


[1] Fournier : s’agit-il de FOURNIER Gaston Xavier ?
Voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes, ni la date de décès (29 novembre 1914 au lieu du 29 décembre) ni le garde indiqué ne semble correspondre.

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28 décembre

Vers 5 heures je m’éveille. C’est Carpentier [1] qui part faire sa ronde. Comme l’autre fois aimablement il me borde de ses couvertures et me dit « à tout à l’heure ». Je lui réponds que le chocolat l’attendra chaud.

Vers 6h30 je me lève sans hâte avec René et Crespel ; on rallume le feu, mais le chocolat au-dessus afin qu’il soit prêt pour l’arrivée de notre brave ami dont je plie les couvertures avec les miennes.

À peine ai-je fait cela qu’un agent de liaison de la 5e venu apporter le compte rendu du matin nous apprend que Carpentier blessé. Où ? C’est un coup de foudre pour nous. Où Seigneur ? Je m’élance suivi de René sur la 7e compagnie où le sous-lieutenant Monchy nous dit n’avoir pas vu Carpentier ; à la 8e le lieutenant Régnier répond négativement. Je cours littéralement dans les boyaux butant glissant et file vers la 5e où je tombe sur le capitaine Aubrun. Où est Carpentier ? Où est mon camarade ? Je suis désespéré de ne pas le trouver. Pour lui je me ferai tuer, il faut que je le sauve. Alors le capitaine paternellement me prend les mains ; j’ai compris et je pleure. TomeVI-planFneMadame-CarpentierLe pauvre a reçu une balle au ventre dans le boyau dangereux dont on ne se sert qu’en rampant. (Voir topo). Il est mort là en quelques minutes il y a plus d’une heure secouru par un homme qui a entendu des plaintes et qui a reçu son dernier soupir. Je suis horriblement triste : lui, dont j’avais fait mon meilleur ami, tué. Au risque de me faire tuer moi-même, je suis le boyau tragique. Je ne me possède plus, il faut que j’ai le corps. Des balles sifflent ; je m’aplatis, mais rampe quand même. J’arrive enfin et trouve le pauvre corps étendu sur le dos dans le boyau, le pantalon dégrafé, et je vois une petite blessure au ventre. Quelques balles font tac, tac sur le parapet. Je ne m’en préoccupe guère. Pauvre ami ! La figure est calme, reposée. Je pleure encore et jure l’enlever d’ici ce soir. Je recouvre la partie à nu et redescend toujours rampant jusqu’au bas du ravin d’où quelqu’un m’appelle. C’est Lavoine, un brave qui a fait ses preuves, cuisinier d’escouade qui va monter vers sa section par le boyau dangereux malgré les balles. Il le fait chaque matin en rampant. Me voyant tout en larmes il me dit se charger de descendre le corps où nous nous trouvons (voir topo) pour le soir. Je n’aurais qu’à venir le chercher là. Je le remercie avec effusion et comme il est des pays envahis lui donne une piécette qu’il veut refuser mais que je lui mets de force dans la main.

Je rentre à mon abri affreusement triste. Me voici donc avec un deuil le plus grand pour moi depuis la guerre. Mon meilleur camarade tué.

Ce n’est pas fini. Je m’occupe arranger certaines choses de mon ami défunt, j’ouvre son sac afin de voir ce qu’il y a de précieux afin de faire avec son portefeuille le petit colis qui subsiste seul de ce que furent nos camarades ; je prends son couvert, sa petite assiette que je garderai en souvenir de lui ; je prends ses couvertures laissant les miennes ; toutes choses qui me sont précieuses, son chocolat, c’est conserves, nous nous les partagerons dans nos repas. Je bois en pleurant le chocolat qu’il aurait dû boire. Vraiment mon cœur est pris. Je suis appelé par le capitaine Sénéchal qui essaie de me consoler et à lui-même les larmes aux yeux. Quelle tristesse à la liaison !

Je rentre dans le gourbi* rencontrant les cuisiniers de la 6e qui s’apprêtent à traverser le ravin qui se trouve devant nos abris et où se trouve un espèce de marais dans lesquels déversent les petits affluents de la Fontaine Madame. Soudain j’entends des cris ; je sors et vois 30 m de nous un cuisinier étendu sur le sol blessé.

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Le ravitailleur, dessin de Georges Scott – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Une balle venue on ne sait d’où là attrapé au passage. De l’endroit où nous sommes, nous crions au malheureux de ramper vers nous. Celui-ci rassemble toutes ses énergies et 20 minutes après est hors d’atteinte. Il a une balle dans l’aine. Quel caractère n’a-t-il pas dû avoir pour faire ses 30 m en rampant sur le ventre. Le capitaine Sénéchal sort et dit aux cuisiniers d’attendre la nuit. Ceux-ci rentrent donc à La Harazée. Quelques-uns malgré tout s’élancent bravement au pas de course. On entend des coups de feu. Ils ne sont pas atteints. Mais le capitaine s’oppose de nouveau à tout passage.

On ne communiquera par agent de liaison que de nuit et le ravitaillement se fera la nuit : arrivée des cuisiniers aux tranchées le soir et retour à La Harazée au petit jour. D’ailleurs le téléphone existe avec chaque compagnie : on n’est donc pas isolé. Nous approuvons notre chef qui ménage nos vies et lui sommes grandement reconnaissants.

La matinée se passe donc à arrêter les cuisiniers qui arrivent un à un et à leur faire part de la décision prise en les invitant à dire la nouvelle à leurs gradés d’ordinaire, tandis que le capitaine commandant avertit par le téléphone les commandants de compagnie. Nous arrêtons même le commandant Desplats qui veut à toutes forces passer et va voir le capitaine Sénéchal. Il est 10 heures.

Un homme de corvée du sergent Tercy passe sur le chemin venant de La Harazée qui longe nos abris. Une balle arrive. Toc ! À 35 m de moi il tombe pour ne plus se relever. Du coup nous sommes consternés. Quoi et qu’est-ce à dire ? Les boches n’ont pourtant pas avancé. Voici le ravin inutilisable, voici le chemin également, par lesquelles hier ont passait tranquillement. D’où peuvent venir les balles ennemies ?

Le commandant Desplats sort et gesticule parlant haut. Son opinion est que l’ennemi à la crête opposée où il se trouve a creusé une sape cette nuit et que delà par un créneau il observe et découvrant le ravin tire sur tout ce qu’il voit. Il fait passer l’ordre d’enlever le cadavre qui gît lamentable sur le layon. Deux hommes s’élancent ; ils n’ont pas atteint le corps qu’une balle siffle et blesse à la jambe l’un d’eux. Ils se replient aussitôt. La preuve est faite une nouvelle fois.

Il faut donc se mettre à l’œuvre aussitôt et creuser un boyau profond.

Sous la direction du commandant, tous les bras et tous les outils disponibles sont mis en œuvre. À 2 heures le commandant file, sans recevoir de balle. Nous continuons, travaillant d’arrache-pied.

Le soir tombe. Les cuisiniers Gauthier, ceux des officiers et Jombart s’en vont au pas de course suivis de ceux de 5e et 6e qui ont réussi à passer le matin.

Je me rends près du capitaine Sénéchal lui demandant de faire venir pour 4 brancardiers à son abri. Le corps de Jean Carpentier sera là. Le capitaine m’admire et me donne un papier avec ordre au petit poste du ravin (voir topo) sur la route de la 5e compagnie de me fournir 4 hommes, pour le transport du corps. Ainsi dit, ainsi fait. Les 4 hommes sous ma direction enlèvent la dépouille qui se trouve à l’endroit fixé par Lavoine. Cahin, caha, dans l’obscurité parmi les fils de fer barbelés qui défend le ravin nous amenons notre pauvre ami, heureux de pouvoir enfin le déposer près du PC où le capitaine vient le saluer et me serre la main avec effusion en me disant « c’est bien ! ». Je pleure comme un enfant. Les brancardiers viendront donc le prendre et il sera enseveli au cimetière de La Harazée. J’ai fait mon strict devoir, je devais cela à l’amitié. Quant à son portefeuille et aux dernières volontés que contient une enveloppe fermée pour sa famille, ce dont il m’avait causé, le pauvre, hier soir même, sentait-il donc sa fin, je les adresserai demain par Jombart aux secrétaires du trésorier, mes amis, avec les affaires personnelles, porte-monnaie etc.… N’empêche que tout cela m’est horriblement pénible.

Je rentre à l’abri. Il peut être 8 heures. Nous mangeons René, Crespel et moi, tandis qu’au-dehors des sapeurs du génie continuent notre travail et piochent ferme.

Nous entendons aussi des bruits de marmites et des chuchotements. Ce sont les cuisiniers des compagnies qui selon les ordres viennent de nuit ravitailler.

Je m’étends et ne puis dormir. Je me lève et attends l’arrivée des brancardiers. Ceux-ci arrivent 2 heures plus tard. Ils emportent Jean et je le vois emmener. Pauvre, pauvre ami !

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Avant de me coucher vers 10 heures, je vais porter une note au capitaine Aubrun : le commandement du secteur passe au colonel du 120e ; le commandant Desplats rentre demain au repos à Florent où se trouvent les 2 autres bataillons du 147e.


[1] Carpentier :  Quelques documents officiels qui témoignent du décès de Jean Carpentier.
Tous mes remerciements à Hélène Guillon pour ses informations complémentaires.

FicheMDHarchives_C830381RCarpentier Décès CARPENTIER

 

27 décembre

Toute la nuit il pleut. Ce n’est pas la gelée rêvée. Heureusement que nous avons bien couvert notre toit sinon nous serions inondés. Malgré quelques gouttes qui dans quelques coins tombent une à une, nous sommes assez à sec. Quel temps ! Heureux suis-je de ne pas avoir une ronde à faire cette nuit !

Vers 6 heures nous nous levons, car malgré tout les gouttes d’eau s’accumulent et finissent pour tremper nos couvertures. Gauthier et Jombart ne tardent pas à arriver. Jombart nous remet des lettres. J’en ai une de ma chère mère ainsi qu’un colis de friandises au milieu desquelles se prélasse un flacon de rhum. Il est le bienvenu et vidé aussitôt entre nous, car on ne sait jamais ce qui peut arriver d’heure en heure. Aussi profitons-en tout de suite.

La pluie a cessé. Mais quel boue dehors, la route est un torrent impétueux et les pauvres cuisiniers passent dans l’eau tranquillement jusqu’au-dessus de la cheville. Boyau dans la boue (Les Éparges)Quant à l’intérieur l’eau tombe toujours goutte-à-goutte et fini par faire des flaques d’eau. On place dans les sacs dans les coins où il ne pleut pas.

Toute la journée c’est un temps pluvieux qui pousse à la mélancolie.

Vers 10 heures nous tardons pas avoir bondir vers nous le commandant Desplats. Celui-ci m’attrape au passage et me dit « conduis-moi à ta compagnie ». Je file donc devant lui. Près du boyau dont nous allons faire l’ascension, les cadavres ont reçu une sépulture.

Prenant le capitaine Aubrun au passage, nous arrivons aux tranchées. Là, c’est une scène épique. Le commandant adresse dans son langage à lui la parole à chaque poilu. Quelques anecdotes méritent ici d’être reproduites.

Arrivant près d’un vieux caporal réserviste, le commandant en tenue de simple soldat, un vieux képi sur la tête, car il ne faut pas être vu par l’ennemi est malheureusement vu lui faire supposer qu’on est officier sinon c’est une balle rapide, bien tirée et souvent mortelle, le commandant qui nous précède tape sur l’épaule du poilu et lui dit : « me reconnais-tu ? – » Le caporal un peu la tête en l’air, lui tend la main « toi, tu dois être un type que j’ai connu aux tirailleurs » – « non, mon ami, je suis ton colonel ! » Et le commandant s’en va, laissant le caporal ahuri, morfondu et même a-t-on dit malade.

Plus loin, arrivant près de mon camarade le sergent Cattelot le chef lui dit montrant le parapet de la tranchée « il y a un boche ! ». Le sergent qui possède un calme parfait regard le parapet où il n’y a rien et l’officier qui trépigne « v’là un boche ! » Hurle ce dernier, tandis que Cattelot comprend de moins en moins. Alors fou de rage le commandant saisit le fusil et la baïonnette du sergent et fait la parodie d’une enfilade de boche qui aurait le toupet de se présenter sur le parapet de la tranchée, flanquant coups de pied, coups de crosse à des ennemis imaginaires qui l’entourent de tous côtés. Puis rendant l’arme au sergent ahuri, « fais en autant » lui dit-il. Alors j’assistais au spectacle grotesque de mon camarade se livrant à une gymnastique et à une escrime à la baïonnette effrénée sous le regard sévère de l’officier qui disparaît, tandis que le sergent est encore occupé à parer des coûts supposés.

Plus loin à 25 m mêmes demande, même cri « v’là un boche ! ». Le poilu, un loustic, à assister de loin à la scène Cattelot. Aussitôt, il s’élance sur le parapet : j’ai cru qu’il devenait fou. Pour récompense avec un sourire béat, le commandant lui remet une cigarette, tandis que l’entourage a toutes les peines du monde à ne pas pouffer de rire.

Nous continuons et tombons sur le vieux caporal Marie engagé volontaire de 50 ans. Celui-ci est nommé sergent sur l’heure.

Plus loin avisant un poilu de 20 ans « tu connais le caporal Marie ? » Lui demande le commandant. Sur l’affirmative de l’homme « eh bien ! Il est sergent ! ça t’épate, hein ? ». L’homme n’en est pas encore revenu.

Nous tombons dans le mauvais coin. Là un grand gaillard lance des grenades. « Halte ! » Crie le commandant. Et avisant le type « combien saurais-tu commander d’hommes ? 50 ? » Le bonhomme interpellait regard le vieux petit troupier inconnu et dans son patois montmartrois « tu parles, mon vieux, 50 ! » Dit-il d’un ton gouailleur « tu veux dire 25 ? » Et le commandant se tournant vers le capitaine Aubrun « vous proposerez cet homme pour le grade de caporal » dit-il. L’autre apprenant qu’il venait de tutoyer le commandant du régiment et qu’il serait caporal n’eut plus la force de continuer sa besogne.

Le commandant file vers la 6e compagnie, tandis que je rejoins mon poste et pas tout le temps du repos à raconter la bonne blague entendue.

L’après-midi se passe tranquillement sans trop d’obus, mais avec le bruit fréquent de mitrailleuses qui tirent. Le caporal Lionney, un de mes amis du pays, est avec la 7e dans un blockhaus et ne laisse pas les boches en repos. Vers 4 heures, se montre le sergent Noël blessé à la tête qui s’en va et me souhaite bonne chance ; nous nous embrassons.

Ce soir, c’est notre équipe qui va s’appuyer les rondes. À la tombée de la nuit, je reçois ma feuille : ronde à 11 heures. Carpentier doit en faire une à 5 heures du matin. Je le traite de veinard. Il aura sa nuit complète et le petit jour pour se guider. Nous faisons du chocolat à la fin de notre repas. Nous allions tout avaler quand je conseille d’en garder un peu jusqu’au lendemain afin que le matin nous n’ayons qu’à le réchauffer et le boire plutôt que le sempiternel café. Nous jouons aux cartes jusqu’à l’heure de ma ronde. del8_bronet_001z

Jean assez triste me cause de sa famille et de ses papiers qu’il ne faudrait envoyer que le territoire libéré : il est de Roubaix. Je le regarde et le traite de fou : qu’est-ce qui lui fait dire cela ? Tout de même la gaieté revient, on s’amuse follement dans une manille effrénée et c’est un spectacle peu banal de voir 4 salles, boueux, hirsute, assis sur le sol, dans une cahute, à la lueur vacillante d’une bougie et près d’un grand brasier, s’amusant aux cartes. Notre abri doit avoir tout l’air d’un abri de rouleurs sans foi ni loi.

À 11 heures je pars faire ma tournée et le clair de lune aidant je suis assez bien mon itinéraire.

Secteur Z :  En première ligne, casemate d'un canon de 65 - 1916.05.23 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMNVoici la 6e, la 5e compagnie, le capitaine Aubrun qui se repose ; je passe de là à la 7e où je rencontre le sous-lieutenant Fournier ; à la 8e, je vois mon cousin Louis, Lyonnet qui ne tire pas pour ne pas être repéré par le feu de sa mitrailleuse ; je me buque à un canon de 65 de montagne, Louis s’amuse de mon effarement ; enfin je rentre à bon port. Cela m’a pris 2 heures. Je suis sale mais je n’ai pas eu de pluie.

Je m’étends près de mon ami Carpentier sans le réveiller à la lueur du foyer qui se meurt. Je dors bientôt.