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6 février

Au jour je suis debout. Lannoy et les amis s’amènent. On prend le chocolat traditionnel. À l’ouvrage, le bureau, tandis que la compagnie part à 7 heures à l’exercice.

Licour va chercher le tailleur du régiment, un de mes amis du pays, nos tuniques à Lannoy et à moi. Il nous les apporte brillamment galonnées. Nous les endossons aussitôt.

Réellement maintenant je suis nippé. Où est le temps où je n’avais plus de sac, plus rien, sinon cette malheureuse chemise sur le dos.

À la rentrée de l’exercice le capitaine s’amène et dicte le travail de l’après-midi. Exercice de 1 heure à 2h30 sous la conduite du sergent Gibert. Nettoyage des armes à la rentrée. Revue d’armes à 4 heures par les chefs de section. Notre commandant de compagnie nous félicite sur notre tenue et se déclarent satisfaits d’avoir un bureau à hauteur.

Après son départ nous nous mettons à table. Culine arrive relevé de son poste de garde. Il mange de bon appétit en tonnant contre toutes les chinoiseries du colonel Desplats. Lui aussi a eu la menace d’être cassé. Ce n’est certes pas une sinécure d’être chef de poste. Il nous fait bien rire en nous racontant une nouvelle aventure arrivée à Bibi, le sergent de la 8e notre glorieux catéchumène que Culine a relevé.

Bibi étant chef de poste avec la section reçois la visite du chef de corps. Il fait sortir les hommes et leur fait présenter les armes. Le colonel l’eng…… Comme un pompier au sujet de la tenue des hommes qui n’est ni propre ni uniforme et lui dit en matière de conclusion « vous serait cassé ! Vous êtes cassé ! Considérez-vous comme cassé ! ». Bibi ne bronche pas. Mais tandis que le colonel passe dans la grange qui sert de poste de police et continue son inspection, notre sergent tire posément son canif et en un tour de main enlève les deux morceaux de galons réglementaires qu’il a sur les manches.

Le colonel sort et au moment où il va filer, Bibi s’approche simplement de lui « tenez, mon colonel ! » lui dit-il en lui tendant les deux galons.

Celui-ci fou furieux, les yeux lançant des éclairs, tonne, fulmine et lui crie « vous aurez un mois de prison ! – Vous aurez deux mois ! – Vous serez dégradé ! – Vous passerez en conseil de guerre ! – ». Bibi présentant les armes ne bronche pas, mais il regarde lui aussi le colonel avec de grands yeux comme seul peut en avoir un vieux colonial. D’ailleurs lui-même comme le colonel ont connu Madagascar et la Cochinchine. Bibi n’a-t-il pas la médaille de Chine, celle du Tonkin et celle du Maroc !

Et soudain le colonel se reprend et se met à rire, puis de nouveau féroce « vous resterez sergent, entendez-vous ; et je vous donne l’ordre de recoudre vos galons. Ce soir vous viendrez me saluer chez moi et vous présentez ».

Le plus tranquillement du monde, Bibi fit rentrer le poste de police et le soir il allait voir le colonel. Il en revint enchanté et disait du coup « mon ami le père Desplats ». Le colonel lui avait fait avaler plusieurs verres de vin, un dessert, le café et le pousse-café, l’avait fait asseoir à sa table, lui avait serré la main et déclaré qu’il était le meilleur sous-officier du régiment. Quel fou rire nous prend en entendant tout cela.

Enfin nous sortons de table. Au-dehors, il fait un soleil magnifique. Le temps est toujours beau. Nous n’avons pas encore eu une goutte de pluie depuis notre arrivée ici.

À 2 heures nous sommes dans l’église. Celle-ci est remplie. Les officiers sont en tête ayant derrière eux les sous-officiers. Tout le monde est assis. Le colonel s’amène vêtu de son énorme peau d’ours. On se lève. Notre chef de corps monte jusqu’au banc de communion et dignement se retourne en nous faisant signe de nous asseoir.

Durant une heure il nous fera théorie comme à de vulgaire 2e classe ; il nous émettra ses idées qui pour le moins paressent baroques. Il fait des phrases en se promenant dans l’allée centrale, tire sa peau d’ours, la remet, fait des gestes, des grimaces. Malgré tout le respect du à l’autorité, nous ne pouvons nous empêcher de rire.

Il s’écrit soudain « quand je sors, qu’est-ce que je vois ? – Rien. »

En effet, il suffit qu’officiers ou soldats voient sa silhouette pour filer à l’anglaise d’un autre côté. « Quand je sors, qu’est-ce que j’entends ? – Rien ». Je vois le capitaine Sénéchal qui se tient les côtés.

À côté de moi j’ai le capitaine Guepin qui dit « ballot ! Ballot ! Ballot ! » Et ressasse sans cesse la ritournelle.

« Le soldat français est toujours de service, 24 heures de service, toujours des service »
« Le soldat ne doit causer que service, les sous-officiers que service, les officiers que service »
« Le soldat ne doit penser qu’à la guerre, les sous-officiers qu’à la guerre, etc… »

Et sous la forme de commandements il nous expose ses théories.

Durant une autre heure, il se met à interroger Pierre, Paul et Jacques ; mais à sa façon. Il prend Maxime Moreau et lui demande « combien de temps par jour, un soldat est-il de service ? – Maxime sans broncher répond « 24 heures ! »

A un autre sergent et demande « de quoi un sous-officier doit-il parler ? »

Le camarade répond « De la guerre » et notre chef de lui dire « non, mon ami, du service ! » Et il fait asseoir le sergent ahuri.

Recommandation est faite aux chefs de troupe, que ce soient compagnie ou fraction de compagnie, d’avoir sur eux le contrôle de leur unité. Et nous sommes libres !

Que d’impressions à se communiquer ! On peut en juger par les nombreux groupes qui se forment et les rires qui fusent.

Les officiers de 1er et 3e bataillon ne tardent pas cependant à reprendre la route de Sénard et Belval.

Nous rentrons au bureau où nos amis, Culine et autres nous suivent. Ils vont faire un tour pour leur revue d’armes, il est 4 heures, et nous donnent rendez-vous chez La Plotte.

Au bureau Licour me remet une lettre de ma chère mère et un colis annoncé qui vient d’arriver. Je suis tout heureux d’y découvrir quelques friandises et en particulier un portefeuille très beau en remplacement du mien tout usagé. Ma mère me parle qu’elle possède chez elle un charmant monsieur, lieutenant Davion, chef de convois automobiles avec qui elle converse longuement le soir et qui lui fait oublier un peu les tristesses de l’heure présente. Cette lettre me fait grand bien.

Gaiement je pars donc avec Lannoy à Charmontois-le-Roi après avoir recommandé aux cuisiniers de faire un repas digne d’eux. En route nous disons qu’il faudra songer à saluer un de ces temps la famille Adam qui peut croire que nous l’oublions. Chez La Plotte la cuisine est remplie. Marie est à la place d’honneur et bois sec. Il est des plus intéressants ce vieux brave. À peine rentrés le fou rire nous prend, il ne nous quittera plus jusqu’au coucher.

Nous passons 2 heures des plus agréables. Sur les instances de mes camarades et des gendarmes, j’attaque une chansonnette. C’est la première fois que je chante depuis la mort de Carpentier. Enfin gaiement toujours nous rentrons chez nous.

En route Culine rencontre un de ses amis, sergent du génie. Pris d’une affection sans bornes, Culine l’embrasse et veut à tout prix qu’il l’accompagne à table. Nous avons donc de ce fait deux invités et Culine déclare noblement que « plus on est de… fous plus on… on rigole » et en effet on rit de bon cœur.

Nous nous mettons donc à table. Cette séance est indescriptible. Ce qu’il y a de vrai c’est que nous sommes en gaieté et qu’à 11 heures Culine et Marie était reconduits par Cattelot et moi, car on craignait un peu pour la faiblesse de leur vue. Quant à Maxime il rentre gaillard en se moquant des deux malheureux : il oublie il y a deux jours il me demandait l’hospitalité. Lannoy est rouge comme un coq et nous avons toutes les peines du monde à le décider à aller se coucher. Quant à Jamesse, je le trouve dans mon lit à mon retour : ce soir il a oublié son gîte à Charmontois-le-Roi.

Je me couche, il est minuit. La table est un vrai champ de bataille. Nous avons vécu une séance mémorable et notre bourse s’est allégée de quelques sous.

3 février

Nous nous levons tôt ; le capitaine sans doute viendra avant le départ. Lannoy d’ailleurs doit faire la situation de prise d’armes.

Je m’habille rapidement et suis bientôt prêt à partir, imité par Jamesse qui arrive en coup de vent. Nous buvons rapidement le chocolat et rejoignons la 4e section. La compagnie s’en va.

Il est 5 heures. Nous partons par Charmontois-le-Roi, passons devant la maison Adam et filons vers Le Chemin, village situé à 4 km. Nous faisons une courte pause avant d’y arriver. Le temps est sec, il a gelé ; il fait bon marcher. Nous repartons : arrivés dans Le Chemin nous tournons à droite et faisons 3 km sur cette route. Nous arrivons ensuite à une intersection et prenons à droite vers Passavant.

Nous sommes arrivés car nous prenons à travers champs. Devant nous, nous avons un coteau. On s’arrête à 500 m du coteau et nous faisons la pause.

Le capitaine fait sortir les hommes au cor de chasse dans l’active, pendant que quelques hommes avec un sous-officier partent près des silhouettes afin de faire les marqueurs.

Section par section les hommes tirent sur silhouettes debout, puis à genoux. Pendant ce temps je prends le commandement de l’équipe des tireurs d’élite et fait une petite manœuvre.

C’est notre tour enfin. Quelques-uns d’entre nous font un tir de « perroquets » en montant dans les arbres. Une équipe tire ses huit cartouches à 400 m en trois bancs [?] successifs à genoux.

J’en fais partie et suis assez heureux pour faire trois rigodons.

La séance a duré 1h30. Pause d’une demi-heure. Nous rentrons comme nous sommes venus par le même itinéraire. Nous entrons dans Charmontois vers 11 heures, heure prévue.

Je rentre au bureau avec mes amis et nous ne tardons pas à nous mettre à table car nous avons gagné appétit.

Cet après-midi repos et petites revues de sections. En somme c’est la tranquillité.

À table nous sommes d’accord pour dire que Passavant est horriblement loin, pour un champ de tir. Il y a sûrement 8 km. Licour en particulier nous fait rire, car il est vanné. Dans son patois français flamand, il dit à Lannoy que la prochaine fois il devra l’exempter.

Nous recevons encore la visite Delbarre qui vient s’arranger pour quelques questions d’ordinaire. Lannoy lui promet le cochon demandé si souvent.

Dans l’après-midi, tandis que Jamesse va chercher au poste de secours les livrets individuels portés hier, je vais dire bonjour à mes amis Toulouse et Verley, secrétaires trésoriers qui se trouvent mes voisins. Je passe avec eux une heure à causer du pays si souvent l’objet d’incursions de Taube*. La famille de Toulouse est à Gravelines : la proximité de l’habitation située [à deux] pas de la gare de Dunkerque lui fait craindre des représailles.

En rentrant au bureau je trouve Brillant qui apporte quelques notes du bataillon. Demain après-midi, grande revue du bataillon par le colonel Desplats : chaque compagnie devant son cantonnement, tenue de campagne, pantalon bleu ; uniformité de tenue rigoureuse ; 5e compagnie : 15 heures. Demain matin chaque adjudant de compagnie présentera à 9 heures au colonel un homme type de la compagnie en tenue de campagne : sac, toile de tente et couverture roulée en fer à cheval, piquets de tente etc.…

Rogery va trouver le capitaine et ne tarde pas à rentrer. Le capitaine a la frousse. Quartier consigné ce soir, occupation du reste de l’après-midi à se préparer à la revue. Revue demain matin à 9 heures par le commandant de compagnie dans la tenue prescrite par le colonel. Tout le monde présent ; aucune exemption. L’adjudant Culine se présentera avec un homme de son choix au commandant de compagnie à 8 heures etc. etc. etc.…

Et voilà, il n’y a plus qu’à astiquer et réastiquer de nouveau. Nous sommes revenus au quartier en temps de paix.

Licour se charge pour nous, Lannoy et moi, de monter tout à hauteur. Lannoy l’exempte de la revue. La situation de prise d’armes sera juste quand même. Pendant la revue il se cachera au grenier. Le brave garçon en signe de reconnaissance astique avec ardeur.

Imagerie d'Epinal. Genre supérieur (hors groupes). Le 152e poilus, 1914-1915 : [estampe] / par Hansi - 1Quartier consigné : nous ne sortons pas ce soir. Cela nous peine. De ce fait nous mangeons plus tôt. À 6h30 nous sommes à table et comme chaque soir nous [nous] distrayons entre nous. On parle beaucoup de la revue de demain : la tenue ne sera pas uniforme, car les capotes neuves sont bleu ciel, les anciennes bleu foncé et les neuves sont en très petit nombre. Enfin, ne cherchons pas à comprendre.

Ce soir j’hérite du lit seul. Lannoy préfère aller se coucher dans le foin : il prétend qu’il y a de la vermine dans le lit. Très bien ! Je serai plus tranquille. Quant à la vermine, je suis sûr qu’il n’y en a pas. Enfin toujours content, je me vois seul dans le plumard. C’est un avantage. Jamesse s’en va à 8 heures. Bonsoir ! Et bientôt bonsoir à tous ; à 9 heures, lumières éteintes, nous étions couchés.

31 janvier

Nous sommes réveillés à 5 heures et obligés de nous lever, car les hommes du génie ne vont pas tarder à se lever et il ne faut pas que nous soyons vus. On s’habille donc rapidement et enfila travers champs par le même chemin que la veille.

La chambre de la mère Azéline donne dans la nôtre. La maison se compose de 3 pièces, une cuisine de campagne, une grande salle que nous occupons avec une fenêtre donnant sur la rue, pavée de carreaux rouges, avec une immense table, quelques chaises, une grande armoire garde-robe, et deux commodes ; la 3e pièce de même style que la place que nous occupons est un peu plus petite, c’est la chambre de la patronne ; cette pièce donne dans la nôtre. Sur le pas de la porte se trouvent deux couvercles en bois bouchant la cave de la maison.

Nous examinons tout cela aussitôt arrivés, tandis que la brave vieille est déjà au coin du feu et que Delacensellerie nous sert le chocolat.

Licour nous astique, tandis que nos amis font irruption et se débarbouillent dans la cuisine. On boit le chocolat dont la maison a sa part et chacun s’en va où ses occupations l’appellent.

Nous faisons notre travail de bureau. Licour procède à une dernière installation. Il est si bien avec la maman qu’il obtient de s’installer dans sa chambre à coucher.

Le résultat obtenu est merveilleux. La place est tombée entièrement entre nos mains.

Vers 7h30 nous recevons la visite du capitaine Aubrun en tenue qui est satisfait de nous voir installés et déclare n’avoir eu aucune difficulté de la part du génie pour garder son logis. Nous irons donc lui communiquer les ordres à Charmontois-le-Roi.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour aujourd’hui aménagement complet des granges dans le style des granges de Charmontois-le-Roi. Pas d’exercice. Demain matin, revues des armes, de la tenue et du cantonnement par le capitaine à 9 heures.

Nos amis reviennent après son départ. On leur communique les ordres de notre commandant de compagnie.

Il est 10 heures. Nous mangerons à midi, et invitons nos cuisiniers à nous faire un repas royal. Nous partons en bande à la messe. À l’Évangile notre aumônier divisionnaire fait un beau sermon. La foule remplit l’église trop petite. Pendant l’office Girard un de mes amis joue un morceau de violon ; le violon de Madame La Plotte.

Après l’office, nous apprenons fortuitement que les officiers du bataillon sont partis en automobile passer la journée à Bar-le-Duc. Lannoy en effet est interpellé par le sous-lieutenant Alinat qui lui dit qu’il remplace le capitaine. Lannoy nous annonce aussitôt la nouvelle.

Nous nous rendons au café de Charmontois-l’Abbé, tenu par un maréchal-ferrant. Culine connaît le coin et la façon d’y entrer par le derrière des habitations. Il est collé et quoique les cafés soient consignés nous entrons dans les cuisines et trinquons avec quelques amis, tels que Charbonneau, le sergent major de la compagnie hors rang [C.H.R.*], le chef armurier etc….

Nous filons ensuite chez La Plotte où nous sommes reçus en libérateurs. Les gendarmes s’ennuyaient. On paie tournées sur tournées. Nous sommes invités à revenir l’après-midi : de grands cœurs nous acceptons.

Nous rentrons gaiement et rencontrons en route le colonel Desplats que nous saluons et qui nous dévisage d’un air féroce. Diable ! Que manigance-il encore celui-là !

Nous faisons un dîner pantagruélique arrosé d’un vin blanc que Levers s’en fut chercher chez le maréchal-ferrant. Au milieu du repas la mère Azéline s’en va au coin de son feu, elle préfère manger là, car nous sommes trop jeunes pour ces les oreilles.

Nous recevons la visite de Mascart. On lit les notes. Demain vaccination anti typhoïdique* pour la seconde fois : sur les livrets individuels il faut marquer la vaccination de chaque individu. Examen délivré après demain par le major Mialaret. Demain à 8 heures, nouveau lot de capotes, vestes, tuniques, pantalons, chemises. Ceci très bien. Je me promets déjà de changer ma vieille capote, et de me procurer une tunique. Autre note : nous toucherons des pantalons bleus à passer au-dessus de nos pantalons, afin que la tenue soit uniforme dans le régiment. Bien. Rompez !

Vers 3 heures nous filons dire bonjour aux Adam. Nous y trouvons nos amis hier soir : les sergents du génie. On parle, on jase. Le génie nous régale. On accepte joyeusement dans les cuisines Culine voit les jeunes filles et déclare que nous ne prendrons plus la chambre pour ne pas froisser le génie. Ainsi dit ainsi fait. Les braves gens sont désolés que nous nous logions plus chez eux. Nous filons dans le coin Culine. Au loin nous entendons la musique qui doit jouer devant la demeure du colonel. Lannoy nous dit qu’à partir d’aujourd’hui elle jouera chaque après-midi.

Nous décidons d’aller chez La Plotte ce soir. Plus d’un d’entre nous et gai outre mesure. Nous faisons une partie de cartes chez le fermier de Charmontois-le-Roi qui nous reçoit toujours si bien. On sabre quelques bouteilles et nous quittons gaiement.

Chez La Plotte, nous trouvons un vieux sergent colonial de nos amis, que nous surnommons « Bibi », l’adjudant Vannier et quelques amis de la 8e dont ils font tous partie. Bibi il nous raconte son odyssée : il fait baptiser. Nous ignorions cela complètement. Oui, il s’est fait baptiser dimanche dernier. Jamais il n’avait été baptisé et ne connaissait un mot de religion. Il alla trouver le curé qui lui apprit les choses essentielles, avertit l’aumônier de la division et dimanche dernier dans la plus stricte intimité il baptisa le catéchumène qui communia ensuite.

L’adjudant Vannier, son grand ami, qu’il avait conseillé en bons camarades fut parrain la sœur du curé marraine.

Notre camarade Bibi se déclare très heureux. Ce matin encore il a communié et s’attend à être confirmé : mais ici pas d’évêque ; il faut donc remettre la cérémonie a plus tard.

Le plus rigolo, et que, le soir du baptême la bande « Bibi » un peu gaie faisait du chahut après l’extinction des feux. Oh ! Stupeur ! Le colonel Desplats tomba en plein milieu de la réunion, distribua 8 jours de prison à chaque membre et promis à Vannier de le casser de son grade.

« Vannier, vous le parrain, vous devriez avoir honte de donner le mauvais exemple à votre filleul ! Quant à toi le baptisé disparais vivement d’ici et va te coucher ; je ne veux pas te punir le soir de ton baptême ». Cela doit être raconté par Bibi pour avoir tout le sel voulu. Notre ami de ce jour se déclare « copain avec le colon ».

Le plus amusant de l’histoire c’est qu’il dit avoir « chopé le filou ». Il couche chez sa marraine et mange à sa table.

« Dommage » fait-il « qu’on ne peut se faire baptiser plusieurs fois, sinon je me ferais rebaptiser à la prochaine occasion ».

Bibi est-il sincère ? Est-ce du bluff ? Toujours est-il qu’il nous paie une tournée et nous fait bien rire.

6h30 zone, c’est lors de rentrer chez maman Azéline. Nous y trouvons nos cuisiniers qui se sont mis en frais pour nous faire un succulent repas. C’est dimanche, nous sablons le champagne afin de fêter notre nouvelle installation et c’est gaiement que nous nous quittons pour dormir. La nuit sera certainement exquise..

29 janvier

Visite du général Joffre

Nuit mouvementée s’il en est ! Vers minuit nous sommes réveillés par des coups répétés frappés à la fenêtre. On se lève en hâte. C’est Brillant en bicyclette qui nous crie « alerte » : la compagnie doit se rassembler et se rendre à Charmontois-l’Abbé dans une heure. Puis il repart, disant que d’autres ordres vont suivre. Lannoy court chez le capitaine Aubrun pendant que nous envoyons nos cuisiniers et Licour le tailleur crier dans les granges « debout, départ dans une demi-heure ». Lannoy ne tarde pas à revenir. Nous bouclons vivement tout et nous préparons à filer. Qu’est-ce à dire ? Zut une fois encore. La maison est sens dessus dessous. Nos cuisiniers de retour montent marmites, gamelles dans la cuisine. Licour se balade de tous côtés pour ramasser ses affaires qui traînent de tous côtés. Le brave garçon à la tête perdue.

Culine déjà prêt nous quitte pour se rendre à sa section. Nos habitants se sont levés. Nous partons. Dans une demi-heure nous serons partis.

Et ce qui reste du magasin ? Il faut le mettre sur la voiture de compagnie ? Je cours. Jaquinot a déjà fait le travail. « On est garde magot ou on ne l’est pas » dit-il.

On attend d’autres ordres qui n’arrivent pas. Soudain voici Mascart. Lannoy repart trouver le capitaine. Nous envoyons de nouveau les cuisiniers crier qu’on se recouche.

Culine revient. Qu’est-ce à dire encore une fois ? On interroge Mascart. Celui-ci nous explique tant bien que mal qu’un téléphoniste a reçu communication de la visite du général Joffre de passage dans nos parages. Aussitôt il a fait mettre tout le monde sur pied. Et après réflexion faite, le général Joffre passe ici dans la matinée. D’où contre ordre. Mais d’autres ordres vont suivre. Mascart repart.

Quant à nous, nous nous recouchons en pestant contre cet imbécile de téléphoniste. Ah ! Si on le tenait, il passerait un bien mauvais quart d’heure.

Il peut être 1h30, je me replonge dans les bras de Morphée ; mais vers 2 heures, nouveaux coups frappés à la fenêtre. On se lève de nouveau, réveillant encore nos hôtes qui cette nuit passent par toutes les émotions.

C’est encore Brillant qui nous apporte quantité de notes. On manque de l’attraper, mais le pauvre garçon dit, en pleurs, que là-bas à la liaison ils ne sont pas encore couchés. Cela du coup nous fait rire.

On lit que le général Joffre et sa suite passent à Charmontois dans la matinée. C’est bien simple, mais que d’à-côtés a trouvés le lieutenant-colonel Desplats : tenue des officiers, des hommes, rassemblement, formation, etc.… Enfin Lannoy s’habille et va de nouveau trouver le capitaine qui à son tour va pondre. Mais avant de pondre ce qu’il va fumer !

Quelle belle nuit, nous passons ! Une demi-heure après Lannoy revient. Réveil 5 heures ; astiquage de 5 à 6 heures ; rassemblement face au logis du capitaine à 6h30 ; tenue de campagne sans sac ; propreté rigoureuse ; tout le monde présent etc. etc.…

Maintenant il faut avertir tout le monde. Culine part voir sa section. Moi je me charge d’avertir Gibert et sa section d’Ornant. Culine se charge d’avertir la section Alinat qui est cantonnée près de la sienne.

Lannoy file voir les officiers pour communiquer. On rit à cette pensée ; nous avions oublié de les avertir de l’alerte… C’en était fameux si nous étions partis !

Je rentre après avoir vu Gibert qui envoie Joffre à tous les diables et me recouche. Il est près de 4 heures. Ce n’est presque pas la peine puisqu’on se lève à 5. Ah oui ! Quelle belle nuit !

Lannoy de retour ne se recouche pas et procède à sa toilette. A 5 heures je suis debout avec Culine qui part bientôt voir ses hommes. Licour astique, frotte ; Lannoy le dispense de la revue cela passera inaperçu sur la situation de prise d’armes et même Delacensellerie restera aussi, ce n’est pas son absence qui déparera beaucoup les rangs.

On prend le chocolat à 6 heures tandis qu’en coup de vent arrivent Diat, Maxime, Jamesse et Gibert. Jamesse m’annonce que sa mère quitte aujourd’hui. Ils partent plus vite qu’ils ne sont venus. Lannoy et moi les suivons avec Jamesse et nous plaçons dans la section d’Ornant déjà rassemblée.

Les autres sections arrivent.

« À droite, alignement ! À droite par quatre ! En avant, marche ! »

Le capitaine en grande tenue est à cheval en tête de la compagnie sur son dada « zamba ». Nous suivons au pas cadencé. Peu après nous sommes sur la route de Charmontois-l’Abbé et nous rencontrons avec les autres compagnies qui se placent dans la formation de lignes déployées sur la droite de la route qui mène du village à l’autre. Après bien des alignements et des déplacements nous sommes enfin placés : lignes de bataillon déployées, la gauche aboutissant face au PC du colonel, la droite touchant au village de Charmontois-le-Roi ; chef de bataillon en tête à cheval, liaisons du bataillon, 5e, 6e, 7e et 8e avec leur commandant de compagnie en tête de chaque élément à cheval. Deux ou trois fois on rectifie l’alignement ; « Formez les faisceaux* ! » « Silence ! » « On peut fumer ! » « Repos derrière les faisceaux ! » « Conservez l’alignement ! ».

Il est 7 heures. Il fait un froid de loup. Les chefs de section sont dans le rang en tête de leur section. Le lieutenant-colonel est absent, on dit qu’il est avec le premier bataillon à Sénard.

Le général Joffre doit faire Sénard, Charmontois et Belval : 1er, 2e et 3e bataillon.

On attend, battant la semelle, on attend longtemps. Enfin vers 9h00 une sonnerie de clairon, les autos sont en vue.

« Rompez les faisceaux ! À droite, alignement »
« Garde-à-vous ! »
« Présentez vos armes ! Présentez armes ! »

Le Général Joffre en 1915

Au bout de quelques minutes, tout un groupe passe devant nous.

J’entrevois notre commandant en chef le premier : moustache blanche, physionomie paternelle, haute taille, corpulence. Je vois d’autres feuilles de chêne [1]. Je reconnais entre autres le général Guillaumat notre divisionnaire. Puis quelques autos huppées suivent. Le cortège est passé.
« Reposez vos armes ! Reposez armes ! »

Le lieutenant-colonel Desplats passe au triple galop sans s’arrêter. Il file vers Belval suivant les autos. On rit.

Nous rentrons au cantonnement. Repos cet après-midi. Quelles bonnes décisions !

11 heures. À table. Nous mangeons de bon appétit. Le long stationnement nous a servi l’apéritif. Nous sommes gelés. Le bon feu et la soupe de Delacensellerie nous réchauffent.

Nous parlons beaucoup de la revue, de Joffre, de son état-major, des autos, entre nous et avec nos hôtes. Après le repas, mes amis jouent aux cartes et attaquent une vieille manille, tandis que Lannoy et moi nous nous retirons dans notre bureau. Jamesse est libre ; sa mère s’en va cet après-midi.

Nous ne tardons pas à sortir de notre bureau, car s’il y a repos pour tout le monde, il y a certes aussi repos pour nous. On se met donc autour du feu. Dehors il gèle toujours.

Vers 4 heures nous partons en bande du côté Culine afin de saluer le fermier et la fermière qui nous reçoivent toujours aimablement. Nous passons là toute notre soirée.

Nous rentrons nous mettre à table vers 7 heures. Nous trouvons Jamesse un peu attristé par le départ de sa mère et Delbarre qui vient toujours réclamer son cochon pour l’ordinaire. Lannoy l’envoie paître.

À 8h30 nous étions couchés, nous souvenant de la nuit mouvementée précédente et jurant de nous rattraper.


[1] feuilles de chêne : il s’agit des généraux, allusion aux feuilles de chêne qui brodent leurs képis.


28 janvier

Nous nous levons tôt, du moins l’adjudant Culine. Nous nous mettons rapidement au bureau, car probablement que le capitaine qui commande le service en campagne viendra avant le départ. En effet, il arrive l’air heureux et nous annonce qu’il est proposé pour la croix de la Légion d’honneur. Nous le félicitons.

La matinée se passe calme, tandis que Licour qui a pris le galon que j’ai touché hier s’ingénue à nous galonner réglementairement.

Nous recevons la visite de Brillant. Je dois me rendre immédiatement chez l’officier de détail, le lieutenant Lebeau, toucher des marmites. Jamesse arrive sur ces entrefaites. On ne le voit pas beaucoup. Aussi je l’envoie chercher les plats et autres ustensiles, en compagnie de Jaquotte [Jaquinot ?].

La compagnie rentre du service en campagne vers 10 heures. Aussitôt Lannoy s’élance pour lire le rapport avant que la troupe ne se soit séparée. Il lit : repos cet après-midi et travaux de propreté. À 3 heures revue des gradés par le capitaine. À 4 heures revue des armes par les chefs de section.

À 11 heures selon notre habitude nous sommes à table et mangeons gaiement. On boit le café tranquillement aujourd’hui. Mes amis se plaignent qu’il fait un froid de loup. Ils ont fait des déploiements en tirailleurs et des installations de petits postes dans les champs environnants.

Nous nous quittons nous donnant rendez-vous à 3 heures devant la demeure du capitaine pour l’inspection. Je termine quelques états au bureau remettant à demain la distribution des marmites et bouteillons.

Vers 2 heures, Brillant vient me dire qu’il me faut aller chercher des galoches. Cela commence à devenir « la barbe ». Je pars suivi du fidèle Jaquinot qui conduit la voiture de l’honnête paysan assez aimable pour la prêter. Le cheval de la voiture de compagnie se trouve dans l’écurie de la famille Adam. Nous n’avons donc pas grand retard pour arriver à la demeure du lieutenant Lebeau. Retard suffisant d’ailleurs pour avoir mon tour le dernier.

En attendant mon tour, je vois le lieutenant-colonel Desplats qui se promène suivi d’un ancien adjudant venu en renfort, Tobie [1], que j’ai connu dans l’active à Sedan. Le colonel se l’est adjoint. Vraiment notre chef de corps à l’air terrible, il me fait tout à fait l’air, avec sa petite taille et sa face grimaçante, d’un roquet rageur. Il est craint certes ; on croit sentir autour de soi une atmosphère de terreur. Tout le monde le salue, chacun file, et on sent que ceux qui osent rester à leur poste se sentent bien à leur place et dans leur droit.

Je profite de l’attente pour aller voir la liaison. Je la trouve dans une maison située dans une petite rue près de l’église. La pièce est assez spacieuse, sans aucun luxe. Je vois quelques chaises, deux tables, un foyer. Mes amis écrivent : ils sont tués par la besogne, écrire, écrire sans cesse ; certes, à en juger par les multiples et longues notes que mes agents de liaison m’apportent… Gallois se plaint qu’il était harcelé par le colonel qui le rend responsable d’un tas de choses, corvées, nettoyage du cantonnement, heures d’exercices, de réveil, d’extinction des feux, de relève du poste de police, de la transmission des ordres etc. etc.…

Mon pauvre camarade en est malade. Je vois avec eux de nouvelles têtes ; un soldat qui sert de secrétaire au capitaine Sénéchal, Gilson ; un dessinateur. Enfin la liaison devient un état-major sérieux. – Lui, c’est le bureau. – Je vais dans une autre maison où je trouve Gauthier au milieu de ses plats, heureux de me revoir : il m’offre du café.

Je me sauve chez l’officier de détail, et arrive bien à temps, car j’attends encore. Il est 4 heures : j’ai échappé du coup à la revue du capitaine.

Je touche quantité de sabots, galoches, chaussons. J’embarque tout cela avec quelques brodequins et quelques lanternes d’escouade. Je rentre à Charmontois-le-Roi et déverse le tout dans le magasin : Jaquinot y mettra ordre.

Je vois au bureau en rentrant Delbarre, caporal d’ordinaire. Le brave garçon travaille Lannoy pour qu’on tue un cochon. Le sergent-major se charge de le demander au capitaine. Nous filons bientôt dire bonsoir à nos amis les gendarmes. Toujours bien reçus dans les cuisines où nous passons les moments les plus agréables de la journée.

Nous prenons en famille notre repas à 7 heures. À 9 heures au lit ! Quel bon lit et quelles bonnes nuits ! Mon rhume est à présent complètement disparu.


 [1] Tobie ? : Réserve ici sur le nom de cet adjudant, le texte étant ici peu lisible.
InconnuLe 1er mars, le nom est cette fois plus lisible, il s’agit bien de Tobie.

26 janvier

Je me lève à 6 heures, car j’ai à préparer un état non terminé hier qu’on viendra certainement me réclamer.

À 8 heures, je suis chez le docteur Veyrat. Nos quatre camarades de la popote, Diat, Cattelot, Gibert et Culine, m’amènent leur section qui doit se faire piquer. Pas mal de monde manque, cuisiniers, ordonnances, conducteurs. Pour couper court à tout, je passe les noms de ces derniers et moi-même j’échappe au docteur. Mais celui-ci a compté et vérifie mon cahier. C’est partie remise ; on repassera cet après-midi à 2 heures. Entendu.

Au rapport à 10 heures, Lannoy appelle les noms de ceux qui n’ont pas passé et déclare que ne pas venir, c’est encourir quatre jours. Jusqu’à la soupe, je commence l’état des marmites, plats, etc… et m’y plonge jusqu’au cou. Vraiment la journée est chargée.

Nous mangeons rapidement ce matin. Nos amis ont leur revue à 3 heures, boutons et cheveux. Ils ont hâte de stimuler les hommes et vérifier le tout.

Pour 2 heures, aide de Jamesse, j’ai terminé le fameux état des marmites. Mon second porte cela au bataillon et obtient congé pour l’après-midi.

Je passe mon temps avec le docteur qui pique les bras avec plaisir. J’y passe moi-même. Seuls Culine et Lannoy échappent au contrôle.

Je reçois de nouvelles notes de Mascart, mais n’ai pas le temps de m’en occuper car je reçois le capitaine Aubrun qui vient voir Lannoy au sujet [de l’]ordinaire et me dit de l’accompagner à la revue. Tout se passe bien : les hommes sont propres. Une visite dans les granges donne satisfaction. Mais que de capotes, de pantalons déchirés ! D’hommes qui n’ont qu’une chemise, etc… Attendons les fournitures qu’on nous a promises.

Je rentre voir ce que Mascart m’a apporté. Demain à 8 heures, je dois toucher des effets chez l’officier de détail à Charmontois-l’Abbé. J’appelle Jaquinot, mon « garde magot », et le charge de se procurer une bagnole, à laquelle sera attelé le cheval de la voiture de compagnie avec son conducteur. À demain à 8 heures !

Il est 5 heures 30. Je cours rejoindre ma clique chez La Plotte où déjà les joyeux drilles sont attablés.

Nous rentrons tranquillement à 7 heures et recevons la visite de Brillant avec de nouvelles notes. Décidément, le colonel Desplats pond souvent. Cette fois c’est un dithyrambe sur la tenue, la façon de saluer, les heures d’exercices, la sortie dans le village après 5 heures. Brillant nous dit que le colonel est fou, qu’il a déjà flanqué des jours de prison à tort et à travers et cassé caporaux et sergents. À Charmontois-l’Abbé, c’est le régime de la terreur. Heureux sommes-nous d’être à l’abri du « matamore » [1]. Lannoy va voir le capitaine qui, lui aussi, a ajouté quelque chose à lire demain au rapport. Décidément, pour du repos, c’est plutôt le régime de l’embêtement. Les habitants eux-mêmes ont pitié de nous. Enfin zut et flûte ! Chantons et buvons ! À demain les affaires sérieuses !


[1] matamore : Littéraire. Faux brave, homme qui se vante d’exploits imaginaires.

22 janvier

Debout à 7 heures ! Débarbouillage ! Chocolat !

À 8 heures, nous avons déjà le capitaine Aubrun sur le dos. C’est aujourd’hui revue. La belle affaire !

Revue du colonel à 2 heures. Tout le monde présent… À part le sergent major et son fourrier* naturellement.

Le capitaine lui aussi est atteint de frousse. Enfin on écrit tout ce qu’il dit ; propreté extrême, couchage, râteliers d’armes, prison. La même chose que le lieutenant-colonel Desplats.

Aussi revue à 10 heures. Si ce n’est pas propre, je n’y comprends rien, car une revue a déjà été passée hier.

Les étiquettes sont-elles placées ? Oui. Les consignes sont-elles affichées ? Oui. Il y a sans doute un magasin ? Oui. Un séchoir ? Oui. Un salon de coiffure ? Oui, c’est-à-dire non, car il serait risible de coller l’étiquette « Salon de coiffure » à une écurie dans laquelle un type arrache les cheveux d’un autre type à genoux.

À 10 heures la revue se passe. Oui, tout est propre. On peut attendre… l’ennemi.

À 11 heures nous nous mettons à table, mais c’est encore une visite du capitaine qui vient demander des renseignements et nous demande de ne pas tarder à table. Décidément c’est la grande frousse.

Enfin à 2 heures grrrr…ande revue. Je suis avec le capitaine près du PC du général de division attendant le colonel Blondin. Celui-ci ne tarde pas à poindre à l’horizon suivi du lieutenant-colonel Desplats. Nous partons à leur rencontre et successivement voyons la section Culine, celles du sous-lieutenant Alinat. Tout est propre et le colonel félicite le capitaine Aubrun qui est tout gaillard de ce coup-là et explique alors… Séchoir,… Salon de coiffure, préconise des douches, des lavabos, parle de l’initiative d’un magasin… Nous voici à la section d’Ornant puis à celle de Gibert.

« Très bien, sergent » lui dit le colonel Blondin « Mais il faudra me faire tailler votre barbe ».

« Ceci est un vœu » déclare Gibert le doigt indiquant son poil hirsute « j’ai promis ainsi que mes camarades de garder ma barbe tant que l’ennemi serait sur notre sol. Ceci nous fut demandé par notre chef de section, le lieutenant Pougin de la Maisonneuve de glorieuse mémoire ».

Bouche bée le colonel Blondin s’en va, faisant à son entourage un petit geste qui en dit long sur l’opinion qu’il a du sergent. Le lieutenant-colonel Desplats admiratif s’approche de Gibert au port d’armes et lui dit le regardant dans le blanc des yeux : « votre vœu ? … Vous serez sous-lieutenant »

« Ce à quoi tient un galon », me disait Gibert, après la scène, pris d’un fou rire, « j’en ai imposé au colon ».

04 Première partie de l'album : 99 photos

http://www.europeana1914-1918.eu/en/contributions/10208

La revue est terminée. Le capitaine rassemble les sous-officiers et nous dit toute sa satisfaction. Suit le sempiternel « vous êtes libres ! ». Nous filons aussitôt comme une nuée de moineaux qui s’envolent.

« À tout à l’heure là-bas ! » Crie Culine qui [nous] a suivi en tapinois [1] par ici après la revue de sa section.

Je rentre au bureau. Lannoy aussitôt boucle ses cahiers, et vivement nous filons du côté Culine emmenant avec nous Cattelot et Gibert. Il est 4 heures. Culine est sans doute déjà occupé à trinquer avec Maxime qui apprécie « le blanc » à sa juste valeur.

Un soldat nous indique la maison, grande ferme, où nous entrons. Nous sommes reçus par la fermière qui aussitôt nous introduit dans les cuisines où en effet Culine et Maxime sont assis. Voilà le coin rêvé ! Maison particulière, entrée libre, aucun soldat à part nous.

Une heure après quelques cadavres gisaient sur la table et nous avons bien de la peine à empêcher Maxime de chanter à tue-tête tandis que Gibert riait d’un petit rire bête qui d’esprit [à la réflexion] nous faisait émettre des doutes sur sa lucidité.

Nous ne tardons pas à rentrer, désirant faire une incursion chez Madame La Plotte. Mais le débit est fermé ; tout est éteint. Nous engageons des pourparlers. Ils n’aboutissent pas. Il faut attendre décemment 24 heures avant de déroger aux règlements.

Nous rentrons donc bredouilles dans notre home familial. Bientôt nous sommes à table et mourons de fou rire par les réparties spirituelles de Gibert qui engage un duel avec le brave Maxime qui répète sans cesse « la rrrr’evue, elle était un peu là ! ». Nous nous distrayons, c’est un grand point.

Nous recevons la visite d’ « Aristide* » notre Brillant national. Celui-ci nous apporte les notes du bataillon. Cela commence à devenir l’habitude le soir. Lannoy se rend à la popote des officiers. Le colonel préconise un commencement d’exercice [2] pour demain. Bigre ! Mauvais cirage. Nous allons mener la vie de caserne.

Autre grande nouvelle. Un peloton d’élèves sous-officiers sera constitué pour la 4e division dans Charmontois-le-Roi, en unités séparées à tous points de vue, exercices, vivres, comptabilité, avec sergent major etc.… sous les ordres du capitaine Claire.

Envoyer les noms pour demain des caporaux à envoyer. Installation du peloton demain après-midi.

Un peloton d’élèves caporaux par bataillon sera formé sous les ordres du sous-lieutenant Carrière. Réunion pour l’exercice seulement. Chaque compagnie enverra un sergent qui sera en charge du peloton.

Lannoy ne tarde pas à revenir. Il y a demain petit exercice à rangs serrés de 7 heures à 9 heures et de 2 heures à 4 heures. Travaux de propreté le reste du temps. Lannoy, Jamesse et moi restons naturellement au bureau. Pignol, Boulanger et Jeanjoet vont au peloton des E.S.O. [élèves sous-officiers]. Cattelot est chargé des E. C. [élèves caporaux] de la compagnie. À 9 heures après quelques conversations au coin du feu et un bon conseil à Maxime un peu ému, nous nous couchons heureux de pouvoir dormir tranquilles.

Mon rhume chipé à Fontaine Madame alarme mes hôtesses qui me soignent comme de vraies sœurs. J’en suis tellement touché, que je me promets de demander une carte de remerciements à ma famille.


[1] en tapinois : En cachette ; sournoisement.

[2] exercice : Nom générique donné aux manœuvres, instruction des troupes et exercices exécutés par les soldats en période dite de repos. De nombreux combattants ont noté leur inutilité et leur effet négatif sur le « moral ».