Archives par étiquette : Lambert

22 septembre

Les hommes vaquent aux travaux de couture, font du feu, du café, des compotes de fruits. Mais toujours le manque de tabac se fait sentir.

Je communique les ordres au capitaine. Celui-ci me dit de me mettre au courant de la comptabilité car, d’un moment à l’autre, je puis être appelé à passer sergent major.

Je me dispute avec Lannoy rempli de lui-même et se croyant très intelligent, vu son galon de sergent major. Il me bêche [1], je le sens, près du capitaine, jaloux de mon poste de liaison et peut-être même de l’amitié du capitaine pour moi. Enfin, il me fait donner un quart* de café, vu que je lui en ai donné un à la sortie de La Harazée. Je prends le parti dorénavant de le frayer le moins possible. Rapports de réserve et c’est tout.

J’apprends que le sergent Culine, en récompense de sa bravoure, est nommé adjudant. C’est un brave en effet !

Nous passons l’après-midi à construire un abri de feuillage, faisons quantité de café, on en a été tant privé ! Cuire des pommes de terre, etc… Le long stationnement nous repose et la popote* nous repose l’esprit.

CP-AbriLa liaison s’augmente du cycliste de la 8e compagnie, Caillet (Coulet ?), que le capitaine Sénéchal prend avec lui.

Elle compte donc De Juniac, adjudant de bataillon, garçon charmant qui a beaucoup voyagé, d’excellente famille, d’une trentaine d’années, Huvennois, Gallois, Carpentier avec qui je suis assez lié, et moi, sergents fourriers* des 6e, 7e, 8e et 5e compagnies, Jacques, maréchal des logis de liaison de réserve, ayant sa famille près de Longwy, aimable camarade également, les deux cyclistes Crespel et Caillez, le clairon Gauthier et l’ordonnance du capitaine Sénéchal.

Le capitaine Claire vient nous dire bonjour et nous fait rire en disant que Miette, son caporal d’ordinaire, est toujours derrière lui, prêt à ramasser les bouts de cigarettes qu’il jette.

Le temps se maintient beau. Nous réussissons le matin à avoir un peu de lait. Nous faisons griller du pain et mangeons nos grillades avec du café au lait.

Mes nuits sont excellentes. On commence à se refaire et l’esprit est reposé. Je suis un peu mieux car j’ai du linge propre ce matin. Vraiment, c’est à croire que l’existence a encore du bon. Il faudra également que je me mette en campagne pour trouver une veste. Il y a longtemps que ma veste de mobilisation a disparu avec mon sac.

22 septembre – Suite

Cette nuit, vers minuit, nous avons été réveillés en sursaut. On entend des cris et une immense lueur apparaît. Une aile de bâtiment de la ferme brûle entièrement. On reste ahuris. On est bientôt à porter de l’eau et à faire la chaîne, tandis que les sapeurs du régiment sont sur les toits et séparent le bâtiment des bâtiments voisins.

Vers 3 heures, tout est éteint. Nous nous recouchons, heureux que notre grenier soit intact.

Le matin, nous entendons, en cherchant un bidon de lait, les jérémiades de la fermière. Nous en avons vu tant à Sermaize, Pargny et autres lieux, que cela nous laisse indifférents.

LampeTempete

Lampe d’escouade ou lampe tempête.

Je vois le capitaine Sénéchal qui me dit que le feu a été occasionné certainement par une lanterne d’escouade. Tout le bâtiment est détruit mais il n’y a aucune perte d’hommes. Les fermiers seront dédommagés.

Ordre à partir d’aujourd’hui d’abandonner tout trophée boche, excepté les ustensiles. Force m’est donc d’abandonner mon sac. J’ai réussi à la ferme à acheter un peu de linge, mouchoir, serviette, chaussettes. Je mets le tout dans la musette en attendant de trouver un sac français. Que d’ennuis !

Nous repartons vers 9 heures à notre position de l’avant-veille. Avant le départ, j’assiste à l’achat d’une vache par un officier d’approvisionnement. C’est rapidement fait : 400 Francs comptant, ou 450 payés après la guerre. C’est tout. Enlevé. Content ou non, il faut se contenter.

Nous passons notre journée comme la veille, mais rentrons un peu plus tôt. Le temps a été un peu pluvieux.

J’ai revu le capitaine Aubrun. Le sous-lieutenant Simon prend la place d’officier payeur en remplacement du lieutenant Girardin qui prend sa place à la 5e compagnie. Le capitaine Aubrun se plaint devant moi plus que tout cela s’est fait à son insu. Il conseille également au sous-lieutenant de réserve Lambert de demander sa titularisation afin de passer dans l’active et d’être officier de carrière. Mais qui sait ce que l’avenir nous réserve à tous ?

Vers le soir, je vais au village de Vienne-la-Ville. Je n’ai pas de succès près du boulanger.CP-VienneLaVilleJ’apprends à mon retour que le capitaine Sénéchal passe capitaine adjoint au colonel. Le capitaine adjoint Jeannelle passe commandant et chef du 2e bataillon. Les capitaines Dazy et Vasson, commandant les 1er et 3e bataillons, reçoivent également le quatrième galon. Heureux, je trouve un sac. Je recommence une nouvelle bonne nuit dans le foin.


[1] Bêcher : Avoir un comportement distant voire hautain avec quelqu’un.

13 septembre – Chapitre V La poursuite

Dans la nuit, je communique au sergent major Lannoy l’ordre de départ pour 3 heures du matin. Il couche avec la liaison dans une étable.

À, je vais prendre le jus à la ferme où tout le monde est sur pied et les cuisiniers ont déjà allumé du feu : le café est bientôt prêt. Le capitaine tonne parce qu’il n’a pas été averti par sa liaison de l’ordre de départ.

Cafe-popoteLe temps est maussade. La pluie a cessé de tomber, mais les routes sont boueuses et les terrains détrempés.

En route, il recommence à pleuvoir un peu. Le capitaine Sénéchal se dit malade. Le colonel et son état-major nous dépassent.

Vers 6 heures, nous passons dans un village où se trouve rassemblé beaucoup d’artillerie. Ce doit être Serupt. Nous faisons des minutes de pause et repartons en tournant à droite. Le village, pas plus que Saint-Vrain, ne nous semble pas démoli.

Bientôt, c’est un autre village qui a bien souffert, Saint-Lumier. Nous continuons la route à la même vitesse que pendant la retraite, mais avec cette différence que nous sommes plus dispos et plus contents : on poursuit l’ennemi.

Il est 8 heures du matin. Bientôt le bruit circule qu’il y a un cadavre boche sur la route. En effet, bientôt, nous le rencontrons, étendu près du fossé.

CadavreAlld14-Marne

Cadavre allemand entre Villeroy et Neufmontiers – 1914

Nous rencontrons ensuite un artilleur qui déclare que nous verrons quelque chose plus loin.

En effet, bientôt, le long de la route, nous voyons une tranchée, puis deux, trois et plusieurs remplies de cadavres français et allemands mêlés.

Je vois un français et un boche, morts tous deux, s’étant mutuellement et en même temps enfilés à la baïonnette ; ils ont gardé la position de la garde et tiennent chacun leur fusil.

Tout le long de la route, cela continue ainsi. Les fossés, tous les 15 mètres, montrent un ou deux cadavres, amis ou ennemis.

CadavreAllds14-Marne

Cadavres allemands sur les champs de bataille de la Marne, près d’Etrepilly (C) Paris – Musée de l’Armée

Dans les champs, ce ne sont que nombreuses tâches, soit vertes (allemand), soit rouges (français), le tout faisant un mélange indéfinissable et horrible à voir.

Soudain, nous montons une colline. Presqu’à la crête, sur la gauche de la route, je vois une section de cinquante français, alignés par quatre, le fusil entre les mains, baïonnette au canon dans la position couchée. On dirait qu’ils dorment ; ils sont tous tués ; fauchés ont-ils sans doute été par une mitrailleuse.

CP-Maurupt4-0914Nous descendons vers un gros village. Ce sont encore des champs entiers où nous voyons des cadavres ennemis en très grand nombre, ainsi que beaucoup de chevaux tués et des caissons d’artillerie abandonnés.

Nous traversons le village de Maurupt. Un soleil d’été s’est levé. La route est sèche. Dans le village, nous voyons des fils téléphoniques coupés, des poteaux abattus et sur la place, une quantité d’obus non tirés, obus boches sans doute, et de douilles. Le village est entièrement démoli.

Gallica-Maurupt

CP-Maurupt2-0914
Nous faisons la pause et constatons qu’à part quelques murs encore debout, tout est rasé.

Des civils et des infirmiers militaires sont occupés à terrasser. Nous en voyons d’autres qui circulent avec des brancards, transportant des cadavres.

brancardier

Anonyme, La relève des cadavres et des blessés sur les champs de bataille de la Marne. Sept. 1914

Le long du mur d’une maison, nous trouvons un boche assis sur une chaise, occupé de plumer un poulet. Il est mort, asphyxié sans doute, et a gardé sa position.

Nous continuons notre route. Il peut être 11 heures.

Au sortir du village, nous faisons un coude à gauche. A droite, nous avons un talus. Au pied de ce talus, nous ne voyons que des cadavres français ; beaucoup sont tout noircis par la fumée d’obus ; beaucoup présentent d’horribles blessures.CP-Maurupt7-0914
Le long de la route, nous voyons quelques chevaux morts qui dégagent une odeur insupportable.CP-Maurupt3-0914
À gauche, d’immenses pâturages s’étendent, parsemés de boqueteaux : ce sont encore quantité de cadavres tombés dans la position de combat.

Nous apercevons quelques cadavres boches. En route, je ramasse un sac de soldat allemand. Il remplacera celui que j’ai perdu.

Tout cela nous donne, à chefs et soldats, de fortes émotions.

Vers midi, nous arrivons à Pargny-sur-Saulx.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous arrêtons assez longuement à l’entrée du pays. Une maison est ouverte. Je rentre par la cour et le jardin de derrière. Tout est au plus sale ; les boches ont fait leurs besoins partout. Dans l’intérieur de la maison, c’est le plus grand désordre. Dans un bureau, tout est saccagé et quantité de papiers jonchent le sol. Dans une autre pièce, les sièges sont cassés et une magnifique armoire à glace a été enfoncée à coups de bottes, des débris de glace jonchent le sol partout. Dans une troisième pièce, le linge jonche le sol, mêlé avec de belles robes, de grands manteaux et des chapeaux de femmes souillés et piétinés. Je trouve une paire de bas potables, je les mets au-dessus de mes chaussettes trouées. Pas de linge d’homme. Je me demande si un jour je saurai résoudre le problème de changer de linge avec une seule chemise pour toute fortune et il commence pourtant à être temps car je la porte depuis le 15 août. Dans la cuisine, quelques-uns font cuire des fruits, ayant réussi à allumer le feu. Je m’approprie un petit bouteiller boche que je place dans mon sac. L’aspect du pays est lamentable. Il ne reste rien que des murs calcinés. Nous traversons une rue entière : ce ne sont que murs noircis par l’incendie, rien n’a échappé.

CP-Pargny

BatMarne_02

Pargny-sur-Saulx, images extraites de « Les champs de bataille de la Marne » – Gervais Courtellemont – 1915 (?)

Une chose qui me frappe et me restera toujours devant les yeux, est une poupée, les bras ouverts, qui est suspendue à une fenêtre du premier ; l’établissement est vaste ; et a l’air de nous regarder tristement passer. Comment est-elle là ? Ironie de boche ou ironie du sort.

Nous traversons bientôt [la] Saulx. Une auto est arrêtée près du pont, démolie. Près du pont, à droite, se trouve une maison d’automobiles qui a échappé à l’incendie mais qui est littéralement dévastée et saccagée.

Nous faisons halte à nouveau. Il est 1 heure de l’après-midi.

Le temps se maintient beau.

Dans l’après-midi, nous repartons et voyons bientôt des caissons d’artillerie en assez grandes quantités, abandonnés dans les champs. Dans un champ, à droite de la route, nous voyons des tables et quantité de chaises. Un peu plus loin, nous faisons halte près d’un bois, attendant de repartir. Bientôt, on appelle le campement des trois bataillons. Je pars en tête.

Nous montons une côte et arrivons bientôt dans un village que nous traversons. Beaucoup de gens du pays sont aux portes, ils nous saluent. Nous continuons vers Bettancourt-la-Longue où nous devons cantonner. Le village passé doit être Alliancelles.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Il peut être 5 heures quand nous arrivons. On s’installe dans un pré, sur la gauche, à l’entrée du village. Il commence à pleuvoir. On attend longtemps et nous nous mettons à l’abri. Bientôt, le cantonnement* est fait : je loge la compagnie dans une vaste grange de ferme, la popote* des officiers, le capitaine dans la maison d’habitation avec le lieutenant Lambert. Simon et Pécheux, dans une maison en face. Les habitants s’excusent, les allemands ont pillé pas mal. Ils sont partis la nuit précédente. Il ne cesse de pleuvoir, c’est un temps de bourrasque.

Bientôt, la compagnie est installée. La liaison, nous avons trouvé une modeste maison chaumière où habitent deux vieux qui n’ont plus rien et qui nous racontent quelques atrocités, toujours viols, commis au passage de l’ennemi. Nous partageons ce qui nous reste, un peu de café et quelques pommes de terre. Dehors, une pluie diluvienne ne cesse de tomber. On mange les pommes de terre, prend le café sans sucre. Heureusement que le feu de bois brûle bien et qu’il fait chaud. Je m’endors au coin du feu sur la table, en attendant le ravitaillement qui n’arrive pas. De guerre lasse, je pars dans la grange avoisinante où Jacques a trouvé un coin. On s’endort dans la paille, mais il fait froid. Quel temps !

Je songe aux miens. Jamais de lettres. J’écris de temps en temps une carte, un bout de papier. Cela arrivera-t-il ?

29 août

Nous avons quitté Sommauthe vers 4 heures du matin. C’est donc une vraie retraite ; nous n’avons pas pu arrêter l’ennemi sur la Meuse.

La compagnie comprend une centaine d’hommes. Comme officiers, le capitaine et le sous-lieutenant de réserve Lambert. Deux officiers et l’adjudant, trois chefs de section sont tués et la compagnie, de 250, voit son effectif réduit à 100 : c’est désolant.

À vive allure, nous dépassons des convois de gens qui fuient leur village. Cela fait peur à voir.Gallica-fuitePop

Nous traversons un village, Saint-Pierremont. On continue à allure moins vive. La prochaine pause, dit-on, grand’halte. Bientôt on s’arrête. Pas de feux, défense d’en faire !

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous mangeons une partie des conserves touchées hier à Sommauthe. Il fait beau soleil ; on dort. Réveil vers midi. Le sergent major nous rassemble sur le bord de la route pour faire la liste des tués, blessés ou disparus avec témoins.

Soudain, nous voyons poindre une troupe. On reconnaît des gens du régiment. Cri de joie ! Simon est là avec une cinquantaine de camarades que l’on croyait tués. N’ayant pas reçu l’ordre de repli, la section Simon était restée sur sa position jusqu’à la nuit. Tout le monde la félicite, le capitaine embrasse l’adjudant.

Nous partons à travers champs prendre position. Il est 13 heures. Nous recevons quelques shrapnels*.

Beaucoup se demandent ce qu’on fait. Quelques-uns disent qu’une armée boche marche sur Lechêsne. En somme, on ne sait rien.

Après s’être terrés pendant trois heures, nous rebroussons chemin. Il est 18 heures.

Nous nous arrêtons dans une ferme. On remplit ses bidons d’eau. La ferme est abandonnée. Quelques-uns attrapent une poule et la tuent. Ce sera pour plus tard comme en-cas.

Nous repartons par un petit sentier. Il fait nuit. Nous traversons un village abandonné, Authe. Nous sommes fourbus ; on désespère d’arriver. Quelques kilomètres encore ; nouveau village, Autruche. Des troupes y sont cantonnées ; des feux sont allumés. On les envie, mais il faut aller plus loin, c’est désespérant.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Beaucoup se couchent dans un fossé. Une arrière-garde a été formée, commandée par un officier de la 6e compagnie, le sous-lieutenant Ventadour [1] ; les traînards doivent rejoindre à tout prix.

Il est minuit, nous arrivons dans un petit pays. On cantonne dans un pré le long d’une route. Je me couche le long d’un arbre et m’endors.

Gallica-repos3


[1] Sous-lieutenant Ventadour : pour plus d’informations : http://147ri.canalblog.com/archives/2008/12/23/11833835.html – Lire le commentaire ci-dessous.

28 août

Yoncq [1] – Beaumont  (voir topo Tome III)

Nous passons la nuit aux aguets, blottis dans notre paille. Vers 2 heures, nous partons et après 800 mètres à travers champs en silence, tombons sur une route assez fréquentée.

La nuit est obscure, les attelages sont sans lumière et de temps à autre, dans les fossés, nous entendons des plaintes de blessés étendus. Nous sommes sur la route de Laneuville à Beaumont. Nous tournons le dos à la Meuse.

À 5 heures, nous faisons halte dans un grand pré afin de faire le café. Le ravitaillement est là ; les distributions commencent.

Le lieutenant De la Maisonneuve me dit que nous sommes réserves d’armée.

Vers 6 heures, des coups de feu sont entendus. D’une crête distante de 1000 mètres, nous voyons accourir quelques isolés.

Aussitôt nous prenons position de combat, déployés en tirailleurs*. Les hommes font des passages dans les haies. On arrête les quelques fuyards qui arrivent sur nous.

Ceux-ci déclarent, affolés, que leurs régiments n’existent plus, que les boches arrivent, etc…

Non loin de nous, les batteries de 75 se mettent à cracher. Nous partons déployés en tirailleurs vers la crête qui se trouve à 1000 mètres. Il est 7 heures.

Le 3e bataillon, à notre gauche, se lance à l’assaut du village de Yoncq situé à 1200 mètres.

Les balles sifflent. Les obus percutants à enclenche arrivent près de nous.

Par bonds, nous arrivons à la crête. Le lieutenant nous a fait mettre deux fois à genou, en nous disant ensuite « Vous voyez bien que personne n’est touché ».

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.Plan28-08-14CartEM

Nous traversons la crête à vive allure. Aussitôt nous recevons des balles en plus grande quantité et plus précises. Des obus éclatent tout près de nous.

Yonck

Carte postale représentant la charge du 147° Régiment d’Infanterie à Yoncq.

Nous avons quelques hommes qui tombent, mais nous n’avons pas le temps de nous en occuper.

Blum est blessé à l’épaule. Il part.Blesse

À mi-côte, nous arrivons dans de petites tranchées occupées par le 128e d’infanterie. Nous renforçons la ligne. Le chef de bataillon se trouve près de nous. Le lieutenant, radieux, se lève pour aller lui serrer la main, avec le mépris le plus complet du danger. Il est frappé d’une balle au front et tombe sans crier ouf !

Mon camarade de combat tombe à mes côtés. Il a une balle dans la cuisse et souffre horriblement. Je le prends sur mon dos, abandonnant mon sac.

Je traverse la crête rapidement, sous balles et obus, et, après d’émouvantes péripéties, une course d’une heure à travers champs, j’arrive avec mon fardeau près d’une ambulance en plein air. Mon homme sera sauvé.

Il est 10 heures. Il fait un temps splendide. Je repars et passe devant le général de division Rabier qui, avec son état-major, est assis contre le talus d’une route.

En route, je rencontre Berquet, un autre ami, qui peut à peine avancer. Je le panse et l’amène sur mon dos comme le précédent.Blesse-23145362

De la crête, des fuyards reviennent. Le colonel Rémond et son capitaine adjoint Jeannelle s’élancent à cheval et, sabre au clair, leur font faire demi-tour.

Quelques-uns sont rassemblés et, sous les ordres du lieutenant téléphoniste De Majembost [Ardant du Masjambost ? Cité le 16 octobre], forment une section qui part par bonds dans la direction du village de Yoncq.

Je longe un ruisseau ; je remplis mon bidon d’eau. Je suis interpellé par le lieutenant Lebeau, porte-drapeau, qui me demande comment ça va là-haut. Je lui dis que tout va bien.

J’arrive à la crête et rencontre le capitaine Jeannelle qui me dit de me mettre à la disposition du commandant Saget de mon bataillon. Je pars dans la direction donnée. Il est midi.

Je rencontre le sergent fourrier de la compagnie, Lannois, qui me dit que l’ordre de repli vient d’être donné, qu’un obus est tombé sur le commandant et la liaison et que tout le monde est tué. Nous partons et filons à travers champs. On se désaltère au ruisseau. Nous tombons sur une route couverte de batteries d’artillerie qui partent et de blessés à pied. 

Près de la route, à l’ambulance en plein air, nous voyons le commandant Dumont [2] du 3e bataillon. Il a chargé à la tête de son bataillon et pris le village de Yoncq. On dit que les rues étaient jonchées de cadavres ennemis. Le commandant est blessé grièvement. Il va mourir.

TombeDumont

Le Chef de bataillon Auguste DUMONT (1865 – 1914) – SOURCE : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/06/30/30144043.html

À un carrefour, nous demandons à un chasseur à cheval la route à suivre. Il nous l’indique. Nous voyons à une borne : Sommauthe 5 km.

En route, nous rencontrons des troupes qui viennent vers l’ennemi, des automobilistes, etc…

De chaque côté c’est un bois, sans doute toujours la forêt de Dieulet.

À l’approche du village, je rencontre une voiture tapissière [3] où se trouvent les secrétaires du trésorier, Toulouse et Veley, mes amis. Désolé sur le sort de la compagnie que je crois pulvérisée, aux dires de Lannoy le sergent fourrier*, je pleure.

À Sommauthe, toutes les voitures régimentaires sont là. Le village est très animé.

Le capitaine Aubrun arrive bientôt à cheval avec une centaine d’hommes. Il descend dans une maison sur la place et pleure devant moi sur le sort de la compagnie et sur les officiers tués, Pougin [4], Stevenin [5]. Le sous-lieutenant Lambert est encore là, mais l’adjudant Simon doit être tué.

On forme les faisceaux* sur la rue. Le ravitaillement arrive, les distributions ne se feront que le soir. Il est 5 heures et le temps est superbe.

3_charles_800

Charles GABRIEL, 23 ans, avant son départ pour la Grande Guerre. Photographié par son frère François.

Pho

À 6 heures, nous nous mettons à la lisière du village dans un pré.

Une heure après, nous formons les faisceaux derrière l’église. On allume du feu, on touche les distributions. Nous mangeons d’excellent appétit en parlant de la fameuse journée et déplorant nos pertes.

Des chariots passent avec des blessés.

J’y vois Benaud, blessé à la jambe, Gabriel [6] , à la tête, Berquet que j’ai sauvé.

On couche dehors en alerte. Je m’étends le long du feu qui s’éteint. Il fait froid.

 

5_charlesablanche_800

Correspondance de Charles GABRIEL qui veut rassurer sa mère sur sa blessure

 


[1] Yonck : il existe d’autres récits de ces combats par des hommes du 147è RI
(Source : http://147ri.canalblog.com/)
-> Le 28 août 1914 raconté par Georges HUBIN
-> Le 28 août 1914 raconté par Paul RICADAT
-> Le 28 août 1914 raconté par Ernest REPESSÉ

[2] commandant Dumont :  Il s’agit de DUMONT Auguste, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M140402R
[3] Voiture tapissière : sorte de voiture légère, ouverte de tous côtés, qui servait principalement aux tapissiers pour transporter des meubles, des tapis, etc., et qu’on employait aussi pour divers autres usages.

[4] Pougin :  Il s’agit de POUGIN DE LA MAISONNEUVE Pierre, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M260909R

[5] Stevenin :  Il s’agit de STEVENIN Joseph, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.
Plus d’informations : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/08/29/30475602.htmlFicheMDHarchives_K040633R

[6] Gabriel : il s’agit de Charles GABRIEL de la 5è Cie, évoqué plus en détail ici: http://147ri.canalblog.com/archives/2011/03/19/20671465.html
Merci à Christophe Lagrange pour ces précisions et son site dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/. Lire son commentaire ci-dessous.
Merci à Hélène Guillon, sa petite nièce, pour l’autorisation de publier certains de ses documents.