Archives par étiquette : Péquin

28 septembre

Les cuisiniers arrivent comme d’habitude à minuit. Nous mangeons.

Le matin, au petit jour, je vais voir Louis qui se chauffe avec un peu de feu. Il m’offre un quart* de café. Je lui annonce la bonne nouvelle d’une lettre reçue cette nuit de la maison, datée du 15. Les cuisiniers l’avaient reçue du vaguemestre*. Mon cousin m’en fait lire deux reçues, datées du 8 et du 14. C’est un veinard !

courrier

Lecture des lettres dans les tranchées. © Photo ARCHIVES « SUD OUEST »

Nos cuisiniers imitent la compagnie voisine et font rapidement un peu de café car il faut profiter du brouillard. Le brouillard levé, défense expresse de faire du feu.

Je communique dans la matinée au capitaine. La route est longue, car je dois faire un détour de 1500 mètres, pouvant être vu de l’ennemi le jour. Je dois suivre la route vers Saint-Thomas, contourner le bois pour remonter ensuite vers l’emplacement de la compagnie.

En route, je rencontre un verger. J’abats des fruits qui sont délicieux.

Je trouve le capitaine dans une petite baraque souterraine en planches. Il est étendu sur la paille. Il me parle gaiement. Deux officiers, lieutenants d’artillerie, sont avec lui. Ils commandent les batteries voisines. Ils sont très gais.

Il faut envoyer un sergent et quatre hommes en poste de police dans Saint-Thomas. Le sergent Février s’en va. Ceux-ci seront relevés par un poste de la compagnie de réserve qui succèdera.

Je rentre les poches remplies de fruits que la liaison mange avec plaisir. J’écris à la maison, leur demandant de m’envoyer des colis. Je ne sais presque plus manger.

À midi, nous recevons des obus qui sont toujours précis et nous occasionnent toujours quelques tués. Deux hommes de la liaison du lieutenant Péquin, qui se trouvent dans le gourbi voisin du nôtre, sont blessés.

C’est à croire que les boches ont une heure fixée pour tirer sur chaque coin.

Je communique encore des ordres dans la soirée. J’en profite pour conduire à la compagnie un petit renfort commandé par le sergent Gabriel blessé en août, un de mes amis. À partir d’aujourd’hui, une voiture d’outils et de munitions se trouvera de 9 heures du soir à 5 heures du matin près du PC du commandant. Si les compagnies ont besoin d’outils et de cartouches, elles n’auront qu’à envoyer des corvées*. Le matin, la voiture repartira sur Saint-Thomas.

Gallica-VoitMunit

20 septembre

Réveil au petit jour. Il pleut, une petite pluie persistante qui perce. Le bataillon se rassemble en demi-cercle le long de la lisière d’un bois et attend. On dit que Delattre, hier soir, fut condamné à mort par deux voix sur trois. Quant à Lesaint, il fut acquitté, profitant de la mort du sergent Pécheur car il invoque un ordre de celui-ci lui ayant dit de le rejoindre. Delattre va être exécuté.

La pluie a cessé de tomber. Je vois se former un peloton d’exécution composé de la section du sergent Huyghe de la 5e compagnie. Celui-ci la place sur un rang devant le front du bataillon. L’adjudant Monchy de la 7e en prend le commandement.

Bientôt, je vois arriver Gibert avec Delattre [1] entouré de quatre hommes, baïonnette au canon. Celui-ci a l’air hébété et regarde tout cet apparat sans comprendre. Gibert lui a dit qu’il suivait le bataillon quittant son cantonnement.

Le lieutenant Péquin monte à cheval, se place devant le front du bataillon, pendant que les hommes entraînent le condamné devant le peloton d’exécution.

Puis l’officier lit la condamnation, le condamné ayant le dos tourné au peloton qu’il n’a pas encore vu.

La condamnation lue, ce sont des cris que pousse le condamné qui pleure, supplie, hurle et s’écrie « Je veux dire au revoir à mes camarades ! Je ne veux pas mourir… ».

On lui bande les yeux et le tourne vers le peloton d’exécution. Il arrache le bandeau et voyant les fusils braqués à 15 mètres, fait du bras un geste instinctif pour se garder.

Feu !

JEU@SOI@P01@fusilles tête01.jpgLe corps s’effondre et reçoit du sergent Huyghe le coup de grâce. Justice est faite.

Le bataillon reste figé comme muet ; puis c’est le défilé près du corps.

On creuse un trou ; les sapeurs sous les ordres du chef de musique enterrent le cadavre. Delattre était un de mes hommes quand j’étais caporal. J’obtiens d’aller saluer la dépouille : la tête et le cou sont troués de balles.

Une heure après, nous partons, laissant Vienne-la-Ville à notre droite. Vers 9 heures, nous prenons à l’ouest du village de Moiremont.

Nous quittons cet emplacement vers 4 heures. Liaison en tête, nous prenons un peu d’avance afin de cantonner le bataillon dans une ferme, la ferme Hulion, située à côté du village de Moiremont.

20 septembre – Suite du récit

Nous avons peut-être une avance de 800 mètres, il faut presser le pas. En route, je rencontre à cheval un gendarme connu de Marville. Il me reconnaît. On se salue, heureux de se revoir. Nous cueillons quelques fruits, profitant de ce qu’on voit la colonne arrêtée.

Je vois sur ma droite la voie ferrée de Sainte-Ménéhould à Vouziers. Un pont au-dessus d’un cours d’eau est sauté. Souvenir des boches sans doute.


CP-MoiremontEnfin, nous tombons dans Moiremont, il peut être 5 heures. Nous y trouvons des troupes et demandons à un commandant où se trouve la ferme en question. Il n’en sait rien, elle ne se trouve pas sur la carte.

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

De guerre lasse, nous rebroussons chemin et retrouvons le capitaine Sénéchal avec le colonel et sa suite.

Un chemin de terre nous amène vers 7 heures à la ferme Hulion.

Carte d'État Major (Supplément à l’Écho de l'Argonne) ayant appartenu à Émile Lobbedey

Carte d’État-Major (Supplément à l’Écho de l’Argonne) ayant appartenu à Émile Lobbedey

L’état-major du régiment y cantonne. Il n’y a place que pour deux compagnies ; ce seront la 7e et la 8e.

Les 5e et 6e doivent se rendre à 1500 mètres dans une autre ferme, la ferme du Moulin, dénommée ainsi à cause d’un moulin à eau sur l’Aisne. Elles m’ont devancé car je n’ai pas été averti et avais fait un cantonnement* dans la première. Je suis furieux et fatigué. J’arrive dans la ferme du Moulin. Les compagnies sont déjà occupées à s’installer dans les granges. Je prends dans la maison une seule chambre vacante que je retiens pour mon capitaine. Il s’arrangera avec le capitaine de la 6e.

Il fait nuit noire et peut être 8 heures et demie du soir quand je remonte près de la liaison avec deux élèves caporaux que j’ai pris comme agents de liaison adjoints, dont Garcia, car les 1500 mètres à parcourir pour communiquer les ordres me laissent rêveur.

Enfin, je me couche dans un grenier réservé pour nous les fourriers, l’adjudant de bataillon, le clairon, le cycliste et Jacques, le maréchal des logis de liaison. Nous avons du foin en quantité. Je m’installe un coin, heureux de songer que, pour la première fois depuis Marville, je puis enlever mes souliers et dormir sans crainte d’une alerte. Mon estomac crie famine, j’ai une envie folle de fumer. Qu’importe ! Je suis heureux quand même.

 


[1] La fiche MDH le donne tué à l’ennemi au bois de la Gruerie, ce que contredit le J.M.O. – déféré le 17/09/1914 devant le conseil de guerre du 2e C.A. et condamné à mort pour “abandon de poste en présence de l’ennemi” comme le signale la fiche sur http://www.memorial-genweb.org

FicheMDH-DelattreJMO

Extrait du J.M.O.

FicheMDH-Delattre

Fiche Mémoire des hommes

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 



 


En savoir plus :
“Fusillés pour l’exemple”
, un webdoc de RFI sur l’injustice militaire

RFI-Webdoc


 

18 septembre

Nuit terrible. Il ne cesse de pleuvoir. On somnole quand même, mais nous sommes littéralement trempés. On grelotte, on se lève pour tâcher de se réchauffer.

Nous avons ce qu’on appelle « la crève », et il faut avoir vécu ces choses pour savoir s’en donner une idée. Au petit jour, une vive fusillade éclate. Les balles sifflent à nos oreilles. On s’abrite derrière les arbres, nous demandant ce qu’il y a.

Je vais communiquer. Le capitaine, un peu ému, m’annonce qu’au petit jour les boches ont approché du bois. On les a laissés approcher à 15 mètres et ouvert sur eux un feu meurtrier.  Gallica-MitrailleuseQuelques-uns cependant s’étaient infiltrés et avaient pris la section Pécheur de flanc. Celle-ci les avait achevés à la baïonnette, mais le sous-lieutenant Pécheur [1] avait été tué d’une balle aux reins.

Un peu plus tard, la pluie cesse et les détails envoyés reviennent à ce que m’a dit le capitaine Aubrun. On a à déplorer des pertes d’hommes, en particulier un de mes pays, Wolle de Cappelle [1], près Dunkerque, excellent garçon. On me dit aussi que Leromain est blessé. On demande les brancardiers.

Vers 10 heures, le ravitaillement parti avec Lannoy la veille arrive, mais dans quel état. Les hommes sont des paquets de boue, les pains également. Il n’y a pas eu moyen de faire de cuisine. Enfin pas de boisson. Nous avons quelques boîtes de conserve, du pain boueux et de l’eau. C’est maigre après plus de cinquante heures de jeûne et trois jours de pluie continuelle.

On fait ou du moins nous tâchons de faire du feu.

Sur mon chemin, quand je communique dans le bois, la 5e compagnie a installé un petit poste de liaison, un caporal et quatre hommes. Je les salue en passant.

Vers le soir, on parle que nous allons être relevés. On se sèche du mieux qu’on peut le dos au feu.

Carpentier, fourrier* de la 8e, raconte que le matin, il a reçu de Lannoy une lettre pour le lieutenant Péquin, commandant la 8e. C’était l’annonce de la naissance de son bébé.

Dans le courant de la journée, on amène un blessé qui a eu une balle dans le dos.brancardier2 Le docteur Veyrat le panse et les brancardiers* disent aller chercher un brancard pour le transporter. Le soir, le blessé était encore là. Cela nous révolte.

Avec notre feu, nous réussissons à faire du café. Que c’est bon, quelque chose de chaud ! Cela nous réchauffe.

 


[1] Sous-lieutenant Pécheur : Il s’agit de PÊCHEUR Jules, voir ci-dessous la fiche Mémoire des HommesFiche MDH-archives_I670303R

[2] Wolle de Cappelle : Il s’agit de WOLLE Jules, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes
FicheWOLLE-archives_K811211R

31 juillet 1914

Les faisceaux [1] sont formés dans la cour du quartier depuis ce matin. On attend enthousiastes. C’est l’heure de la revanche.
Le soir tombe. On se couche équipés. On partira sans doute cette nuit. Les officiers peuvent réintégrer leurs foyers, prêts à être alertés. L’un d’entre eux couche au quartier, le sous-lieutenant Péquin marié depuis un mois à peine, il a dit adieu à sa jeune femme et ne saurait supporter une seconde entrevue. Le devoir prime tout.

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[1] Faisceaux : Lors des bivouacs et des haltes suffisamment longues, l’ordre est donné de mettre les fusils en faisceaux, c’est-à-dire les reposer verticalement par groupe de trois, en triangle, adossés ensemble par leurs canons. Les hommes alignent sur le sol leur barda et leurs armes, de manière uniforme. Ils peuvent alors quitter ces  « faisceaux » d’armes qui restent seulement à la garde et surveillance d’une sentinelle.

Faisceaux9764.112928.original

Source : http://europeana1914-1918.eu/fr/contributions/9764