Archives mensuelles : septembre 2014

16 septembre – Chapitre VI Poursuite arrêtée

Arrivée dans le Bois de la Gruerie

Au très petit jour nous partons. Il a plu la nuit et les terrains sont détrempés.
Nous passons de bonne heure dans un petit pays que je reconnais, Vienne-le-Château.CP-VienneLeChateauLe jour est complétement levé, il peut être 6 heures.

Je reconnais la route et certains coins. On fait la pause : je me rappelle que c’est ici que nous vîmes défiler, lors de la retraite, les troupes qui devaient embarquer pour Paris.

Nous commençons par ici à rencontrer quantité de chevaux morts qui dégagent une odeur insupportable. Il y en a dans les fossés et en plein champs, tombés dans toutes les postures. Gallica-ChevauxTues2Il peut être 8 heures quand nous traversons Vienne-le-Château. Le temps est pluvieux.

Bientôt, nous entrons dans un grand bois où nous prenons des formations diverses.

Nous arrivons dans une clairière où nous faisons la pause. Il faut faire attention, il y a des endroits marécageux où l’on s’enfonce facilement.

Non loin de nous, des batteries de 75 tirent. Je vois près de l’une d’elles le colonel Rémond avec le capitaine adjoint Jeannelle.

On nous annonce bientôt qu’un obus ennemi est tombé non loin, tuant deux artilleurs et deux chevaux. L’ennemi est donc ici cette fois.Caisson et chevaux Artillerie explosés

Nous continuons en colonne par deux et après de multiples hésitations, nous passons à l’endroit où tomba l’obus ennemi. Nous voyons les deux chevaux étendus et un débris de caisson.

Il peut être 9 heures. Nous sommes guidés par un garde-chasse coiffé d’un képi de lieutenant d’infanterie. Il connaît le bois. Le capitaine Sénéchal n’a qu’une médiocre confiance en lui. Il craint une embuscade ou un traquenard. Il n’en est rien, car bientôt nous voici sur une large allée où nous voyons un général de brigade. Cette route doit conduire à Binarville.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Prenant mille précautions et par mille dédales, nous couchant souvent, nous dissimulant dans les taillis, nous arrivons à une espèce de petit carrefour. Il est bien midi. Voici plus de trois heures que nous marchons sous bois, dans l’eau et la boue, constamment courbés, devant nous frayer un passage parmi les ronces et les épines. (Voir topo [ci-dessous])

Le capitaine Sénéchal décide de s’arrêter à ce carrefour. Il retient près de lui un agent de liaison* pour les sections de mitrailleuses.

Les compagnies, par fractions précédées de patrouilles, continuent. Soudain, nous entendons des coups de feu et voyons bientôt près de nous deux cavaliers éclaireurs du régiment, dont l’un sans cheval : le cheval a été tué par un patrouilleur* ennemi au point A (Voir topo [ci-dessous]).Plan16-09-14Bientôt, une petite fusillade éclate non loin. On sait bientôt que c’est une patrouille de la 5e compagnie qui a essuyé des coups de feu et riposté. Malheureusement un brave soldat Oudet [1] de Vouzon a reçu une balle au ventre. Il expire bientôt sur le terrain (Point B du topo [ci-dessus])

Enfin, l’après-midi se passe dans des transes, des incertitudes. On se rend deux heures au point X [Voir topo ci-dessus] pour revenir vers le soir au carrefour.

Vers le soir la situation était telle que l’indique le topo. On apprenait également par la 7e compagnie que le 120e se trouvait à notre droite et était en liaison à la vue.

Je communique des ordres divers au capitaine que je trouve au point D. Il se plaint que la 6e compagnie met beaucoup de mauvaise volonté à se mettre en liaison avec lui. Il y a un trou de 100 mètres. L’ennemi se trouve à 200 mètres, dans des tranchées* en dehors du bois. S’il lui plait de s’infiltrer et de tourner la compagnie, il n’y a qu’à se replier ou c’est le coup de filet. Je rends compte.

Il a beaucoup plu ces jours. Le sol est détrempé. Ce n’est pas gai.

On s’assied contre des arbres. Il y a ici le capitaine Sénéchal, Jacques, maréchal des logis de liaison, Gallois, Carpentier, le mitrailleur, Huvenois et moi, fourriers*, ainsi que l’adjudant De Juniac.

Non loin de nous sont les chevaux de bataillon ainsi que les mulets des mitrailleuses, un peu plus bas vers I.Gallica-ArtillerieMuletVers 10 heures, nuit noire, alerte, on dit qu’on doit se replier. Nous commençons lentement à partir par le layon N ; nous avons devant nous l’adjudant de la 5e, blessé grièvement, que quatre hommes transportent et qui se plaint amèrement.

Il tombe un peu d’eau, mais cela cesse bientôt. L’alerte est fausse. On nous dit de faire demi-tour.

Après bien des pauses et des heurts, vu que c’est l’obscurité complète, nous arrivons quand même au carrefour.

On s’assied de nouveau, s’abritant contre les arbres, et on passe la nuit en éveil et l’esprit tendu. Vraiment la vie n’a rien d’attrayant en ce moment.

 


[1] Oudet de Vouzon : Il s’agit de OUDET Lucien, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_I510474R


15 septembre

Nous quittons au petit jour et reprenons la grand-route de Vitry-le-François vers Sainte-Ménéhould. Le temps est gris, il pluvine un peu. La troupe recommence à sentir les mêmes fatigues qu’au moment de la retraite. Depuis longtemps nous portons le sac, ne voulant pas le confier à des chariots, avec neuf chances sur dix de ne plus le revoir.

Beaucoup ont un sac boche et en majeure partie, tout le monde a un sac.
Mais que contient-il [1] ? Peu de linge certes ; quelques provisions bien maigres peut-être. Enfin, on a un sac qui est comme un ami, son chez soi, dans la dure vie que nous menons. De plus, c’est commode, cela vous sert d’oreiller la nuit et de siège dans les pauses et les grands stationnements.

Nous revoyons bientôt des endroits qui nous reviennent à la mémoire, en particulier la gare de Sainte-Ménéhould et le pont que nous traversons.

CP-SteMenehould-pontExtrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous faisons la pause. Il peut être 8 heures et demie. Nous repartons bientôt et traversons la ville.

À l’entrée d’une rue, des jeunes filles ont leur tablier rempli de fruits.

En deux minutes, c’est distribué. Un peu plus loin, nous passons devant un établissement d’éducation hospice ; les bonnes sœurs sont à la porte avec des paniers remplis de tranches de bon pain. La séance recommence. En deux minutes, c’est enlevé. Je leur dis de songer à la queue de la colonne qui n’a jamais rien.

Nous sommes dépourvus de tabac depuis deux jours. Le cycliste file dans toutes les directions. Il nous rejoint à la sortie de la ville, bredouille. Les débits sont fermés et deux ouverts étaient vides. Cela pèse beaucoup aux fumeurs.

Nous faisons une longue pause à la sortie. Il peut être 10 heures. La ville commence à s’animer ; à notre passage, en battant en retraite, c’étaient le deuil et la mort. A défaut de tabac, nous avons quelques bouteilles de vin ; on les boit avec le bout de pain des bonnes sœurs et les fruits des habitants.

Il est midi quand nous repartons. Nous filons vers on ne sait où. Toujours en avant ! Il y a quelque temps, c’était la fuite éperdue.

À différentes reprises, nous faisons de longues pauses. On dirait que l’ennemi est proche. Nous arrivons bientôt à La Neuville-au-Pont que nous traversons sans nous arrêter.

Des patrouilles* circulent en tous sens.Gallica-patrouille

Nous avons à gauche un petit bois qui est fouillé ( ?). Nous faisons une nouvelle pause durant laquelle une patrouille amène un boche qui peut à peine se tenir debout.

PrisonnierAlld Il déclare au sergent Gibert, interprète, qu’il a été abandonné là ce matin. On lui prend ses armes, des boutons, etc. Il se laisse faire en souriant et a l’air d’être content. C’est une « bonne patte ». On l’amène avec nous. Les boches ont, pour protéger le canon de leur fusil de la pluie, un petit système posé sur le bout du canon. EmboutFusilAlldLe chapeau de cet appareil peut s’ouvrir pour tirer.

C’est la première fois que nous voyons cela et le boche en souriant nous montre le système.

Bientôt, nous nous arrêtons longuement. Le soir va tomber. On se demande ce qu’on va faire.

Enfin, nous partons, fourriers* ensemble, vers un village distant de 4 km afin d’y faire le cantonnement*. Des troupes y sont déjà. Il peut être 8 heures. À la mairie, on a quelques indications sur le coin désigné par l’état-major pour nous.

Vers 9 heures, une lanterne à la main, je reçois la compagnie sur la route. Tout le monde s’installe. Il pleut un peu. Pas de ravitaillement. Le village doit être Vienne-la-Ville.CP-VienneLaVille4


[1] Le Havresac et son contenu : en savoir plus à cette adresse http://www.lesfrancaisaverdun-1916.fr/uniforme-equipement.htm#havresac

 

14 septembre

Dans la nuit, il y a alerte. Nous restons équipés une heure, prêts à partir. Nous pouvons bientôt nous recoucher. Il pleut toujours ; nous sommes mouillés et grelottons de froid.

Enfin, au petit jour, nous partons vers Saint-Jean-de-Possesse.

Toute la nuit, ce fut un passage d’artillerie. CP-artillerie_montee_routeCe matin encore, à notre départ, beaucoup de caissons sont arrêtés. La pluie a cessé. Mais nous n’avons pas fait quelques kilomètres qu’elle reprend de plus belle. Nous traversons Vernancourt. Nous sommes tellement trempés que cela nous fait presque rire.

Tout est au plus détrempé. Nous faisons une pause sous la pluie qui ne cesse de tomber. Je réussis quand même à allumer une cigarette grâce à un sac que j’ai trouvé au passage à Vernancourt et dont j’ai couvert mes épaules. Fumer à présent me console, mais le tabac est rare et ma provision s’épuise.

Bientôt, après avoir traversé Saint-Jean-de-Possesse, nous sommes sur une route plus grande et mieux faite. À Saint-Jean, nous avons fait une longue pause ; je suis entré dans une maison le long de laquelle on s’abritait ; un homme seul y était. Il me donne une poire, c’est tout ce qui lui reste. Les boches ont tout pris. Ils sont partis hier soir à 6 heures. La pluie tombe toujours, c’est à crever.

Bientôt pourtant, il peut être 9 heures, nous avons une éclaircie. Il est 10 heures quand nous passons à Possesse. Rien à trouver, tout a été saccagé ou pris. On commence à avoir l’estomac dans les talons, car le ravitaillement a fait défaut hier soir. Cela commence à devenir le même système qu’à la retraite.

Nous continuons sur Saint-Mard. Pleins de courage, on marche ; la pluie a cessé et le temps s’éclaircit, tant mieux !

Nous arrivons vers 11 heures et demie à Saint-Mard. A l’ouest du village, nous faisons une grande halte. Un paysan déclare au capitaine Sénéchal qu’il donne ses prunes encore sur les arbres aux soldats. Accepté. On en abat. Il n’en reste bientôt plus. La liaison, grâce à Gauthier, le clairon, allume du feu et bientôt nous mangeons une excellente compote de prunes. On se repose au soleil. Un papier nous arrive avec des nominations. De Juniac est nommé adjudant du bataillon.

Marcher nous réchauffe et nous marchons avec ardeur. Vers 2 heures et demie, nous arrivons à Givry-en-Argonne. Nous nous arrêtons près de la ligne de chemin de fer. Le soleil donne. Nous faisons une grande halte qui servira à nous reposer.

Une demi-heure après, nous nous remettons en marche. Nous traversons le village assez conséquent et qui a été respecté. Les habitants sont sur le pas de leur porte et nous regardent passer.

On dit qu’on fait en ce moment du pain au pays. Un rassemblement de gens se trouve vis-à-vis d’une maison.

Défense formelle de quitter les rangs. On n’ose.

600 mètres au-dessus du village, Crespel le cycliste arrive avec un pain tout chaud. Il donne la moitié à la liaison. On partage. Chacun a un petit bout qu’il mange avec avidité.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous traversons bientôt La Neuville-aux-bois. Au centre du village, sur le bord de la route à gauche, assis sur une chaise, fumant la pipe, le général de division Rabier nous regarde passer. On défile crânement en rectifiant la position.

Il continue à faire beau. Le terrain sèche et nous aussi. Nous faisons une pause à la sortie du village.

Bientôt, en route, mais on commence à être fatigués. Heureusement que la route est bonne.

Voici le Vieil Dampierre où nous avons cantonné quelques heures à la retraite. On fait la pause. Nous voyons le curé qui nous fait un petit récit. Les boches, à leur arrivée, ont fait ouvrir l’église et l’ont fait monter devant eux au clocher. Il a logé des officiers au presbytère, en particulier un colonel allemand. Le soir, il les a entendus discuter à haute voix et nerveusement. Toute la nuit, le colonel s’est promené dans la chambre et ne s’est pas couché. Au petit jour, ils sont partis mais dans quel état. Des troupeaux arrivaient trempés, pleins de boue, déprimés, sans rien sur le dos, ni armes, ni sacs, ni équipement. Sur la route, artillerie, cavalerie, infanterie filaient, mélangées. Ce n’était qu’une fuite éperdue. Durant leur séjour, les boches ont saccagé toutes les habitations abandonnées, ne respectant qu’à peine celles dont les habitants étaient restés.

Un convoi de prisonniers passe, conduit par des gendarmes. On les regarde curieusement. Il y en a une centaine.

Gallica-PrisonniersAll2

Convoi de prisonniers allemands, pendant la grande offensive de Champagne.

Nous repartons bientôt. Le temps est splendide. Il fait sec. Il peut être 4 heures et demie. En route, je retrouve la borne kilométrique qui a frappé mon attention, « Vitry-le-François, 44 km ½ ».

Bientôt, nous arrivons sur une hauteur et voyons devant nous, à près de 4 km, des éclatements de shrapnels*.

On continue et, à 2 km de là, le régiment prend des positions dans les champs à droite et à gauche de la route. La liaison s’installe à droite le long d’une haie. Va-t-on bivouaquer là ?

On voit un tas d’artillerie et même quelques éléments d’autres régiments. On attend. Défense de s’éloigner pour quoi que ce soit. Le soir tombe. Enfin, vers 7 heures, le campement est formé. Nous partons sur Élise [Daucourt]. Nous sommes fourbus.

Nous arrivons bientôt dans le village. Nous rentrons sous une porte de grange, à droite à l’entrée du village, où nous subissons un long stationnement. Je vais immédiatement voir dans quelques demeures, tâchant de trouver quelque chose à me mettre sous la dent. Les allemands sont partis dans la nuit, emportant tout. Je retourne sous la grange et me couche sur le sol, me serrant contre mes camarades qui sont déjà assoupis. Il fait un froid de loup et nous sommes à peine secs.

Vers 8 heures et demie, nous faisons rapidement le cantonnement*. Une heure après, le régiment arrivait, suivi du ravitaillement. Vivement, tout le monde se place. Ce n’est pas facile car les bougies et les lanternes font défaut. La popote* se fait en plein air, et bientôt, je puis avaler un bout de viande plus ou moins cuite. Je vais voir les cuisiniers des officiers qui me donnent un bon quart* de café dans la cuisine de la ferme où j’ai logé les officiers et leur popote. Il peut être 11 heures quand je m’étends dans le foin avec la liaison du commandant. Qu’il fait bon dormir ! Nos effets se sont séchés sur notre dos, nous nous blottissons les uns contre les autres pour nous réchauffer.


13 septembre – Chapitre V La poursuite

Dans la nuit, je communique au sergent major Lannoy l’ordre de départ pour 3 heures du matin. Il couche avec la liaison dans une étable.

À, je vais prendre le jus à la ferme où tout le monde est sur pied et les cuisiniers ont déjà allumé du feu : le café est bientôt prêt. Le capitaine tonne parce qu’il n’a pas été averti par sa liaison de l’ordre de départ.

Cafe-popoteLe temps est maussade. La pluie a cessé de tomber, mais les routes sont boueuses et les terrains détrempés.

En route, il recommence à pleuvoir un peu. Le capitaine Sénéchal se dit malade. Le colonel et son état-major nous dépassent.

Vers 6 heures, nous passons dans un village où se trouve rassemblé beaucoup d’artillerie. Ce doit être Serupt. Nous faisons des minutes de pause et repartons en tournant à droite. Le village, pas plus que Saint-Vrain, ne nous semble pas démoli.

Bientôt, c’est un autre village qui a bien souffert, Saint-Lumier. Nous continuons la route à la même vitesse que pendant la retraite, mais avec cette différence que nous sommes plus dispos et plus contents : on poursuit l’ennemi.

Il est 8 heures du matin. Bientôt le bruit circule qu’il y a un cadavre boche sur la route. En effet, bientôt, nous le rencontrons, étendu près du fossé.

CadavreAlld14-Marne

Cadavre allemand entre Villeroy et Neufmontiers – 1914

Nous rencontrons ensuite un artilleur qui déclare que nous verrons quelque chose plus loin.

En effet, bientôt, le long de la route, nous voyons une tranchée, puis deux, trois et plusieurs remplies de cadavres français et allemands mêlés.

Je vois un français et un boche, morts tous deux, s’étant mutuellement et en même temps enfilés à la baïonnette ; ils ont gardé la position de la garde et tiennent chacun leur fusil.

Tout le long de la route, cela continue ainsi. Les fossés, tous les 15 mètres, montrent un ou deux cadavres, amis ou ennemis.

CadavreAllds14-Marne

Cadavres allemands sur les champs de bataille de la Marne, près d’Etrepilly (C) Paris – Musée de l’Armée

Dans les champs, ce ne sont que nombreuses tâches, soit vertes (allemand), soit rouges (français), le tout faisant un mélange indéfinissable et horrible à voir.

Soudain, nous montons une colline. Presqu’à la crête, sur la gauche de la route, je vois une section de cinquante français, alignés par quatre, le fusil entre les mains, baïonnette au canon dans la position couchée. On dirait qu’ils dorment ; ils sont tous tués ; fauchés ont-ils sans doute été par une mitrailleuse.

CP-Maurupt4-0914Nous descendons vers un gros village. Ce sont encore des champs entiers où nous voyons des cadavres ennemis en très grand nombre, ainsi que beaucoup de chevaux tués et des caissons d’artillerie abandonnés.

Nous traversons le village de Maurupt. Un soleil d’été s’est levé. La route est sèche. Dans le village, nous voyons des fils téléphoniques coupés, des poteaux abattus et sur la place, une quantité d’obus non tirés, obus boches sans doute, et de douilles. Le village est entièrement démoli.

Gallica-Maurupt

CP-Maurupt2-0914
Nous faisons la pause et constatons qu’à part quelques murs encore debout, tout est rasé.

Des civils et des infirmiers militaires sont occupés à terrasser. Nous en voyons d’autres qui circulent avec des brancards, transportant des cadavres.

brancardier

Anonyme, La relève des cadavres et des blessés sur les champs de bataille de la Marne. Sept. 1914

Le long du mur d’une maison, nous trouvons un boche assis sur une chaise, occupé de plumer un poulet. Il est mort, asphyxié sans doute, et a gardé sa position.

Nous continuons notre route. Il peut être 11 heures.

Au sortir du village, nous faisons un coude à gauche. A droite, nous avons un talus. Au pied de ce talus, nous ne voyons que des cadavres français ; beaucoup sont tout noircis par la fumée d’obus ; beaucoup présentent d’horribles blessures.CP-Maurupt7-0914
Le long de la route, nous voyons quelques chevaux morts qui dégagent une odeur insupportable.CP-Maurupt3-0914
À gauche, d’immenses pâturages s’étendent, parsemés de boqueteaux : ce sont encore quantité de cadavres tombés dans la position de combat.

Nous apercevons quelques cadavres boches. En route, je ramasse un sac de soldat allemand. Il remplacera celui que j’ai perdu.

Tout cela nous donne, à chefs et soldats, de fortes émotions.

Vers midi, nous arrivons à Pargny-sur-Saulx.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous arrêtons assez longuement à l’entrée du pays. Une maison est ouverte. Je rentre par la cour et le jardin de derrière. Tout est au plus sale ; les boches ont fait leurs besoins partout. Dans l’intérieur de la maison, c’est le plus grand désordre. Dans un bureau, tout est saccagé et quantité de papiers jonchent le sol. Dans une autre pièce, les sièges sont cassés et une magnifique armoire à glace a été enfoncée à coups de bottes, des débris de glace jonchent le sol partout. Dans une troisième pièce, le linge jonche le sol, mêlé avec de belles robes, de grands manteaux et des chapeaux de femmes souillés et piétinés. Je trouve une paire de bas potables, je les mets au-dessus de mes chaussettes trouées. Pas de linge d’homme. Je me demande si un jour je saurai résoudre le problème de changer de linge avec une seule chemise pour toute fortune et il commence pourtant à être temps car je la porte depuis le 15 août. Dans la cuisine, quelques-uns font cuire des fruits, ayant réussi à allumer le feu. Je m’approprie un petit bouteiller boche que je place dans mon sac. L’aspect du pays est lamentable. Il ne reste rien que des murs calcinés. Nous traversons une rue entière : ce ne sont que murs noircis par l’incendie, rien n’a échappé.

CP-Pargny

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Pargny-sur-Saulx, images extraites de « Les champs de bataille de la Marne » – Gervais Courtellemont – 1915 (?)

Une chose qui me frappe et me restera toujours devant les yeux, est une poupée, les bras ouverts, qui est suspendue à une fenêtre du premier ; l’établissement est vaste ; et a l’air de nous regarder tristement passer. Comment est-elle là ? Ironie de boche ou ironie du sort.

Nous traversons bientôt [la] Saulx. Une auto est arrêtée près du pont, démolie. Près du pont, à droite, se trouve une maison d’automobiles qui a échappé à l’incendie mais qui est littéralement dévastée et saccagée.

Nous faisons halte à nouveau. Il est 1 heure de l’après-midi.

Le temps se maintient beau.

Dans l’après-midi, nous repartons et voyons bientôt des caissons d’artillerie en assez grandes quantités, abandonnés dans les champs. Dans un champ, à droite de la route, nous voyons des tables et quantité de chaises. Un peu plus loin, nous faisons halte près d’un bois, attendant de repartir. Bientôt, on appelle le campement des trois bataillons. Je pars en tête.

Nous montons une côte et arrivons bientôt dans un village que nous traversons. Beaucoup de gens du pays sont aux portes, ils nous saluent. Nous continuons vers Bettancourt-la-Longue où nous devons cantonner. Le village passé doit être Alliancelles.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Il peut être 5 heures quand nous arrivons. On s’installe dans un pré, sur la gauche, à l’entrée du village. Il commence à pleuvoir. On attend longtemps et nous nous mettons à l’abri. Bientôt, le cantonnement* est fait : je loge la compagnie dans une vaste grange de ferme, la popote* des officiers, le capitaine dans la maison d’habitation avec le lieutenant Lambert. Simon et Pécheux, dans une maison en face. Les habitants s’excusent, les allemands ont pillé pas mal. Ils sont partis la nuit précédente. Il ne cesse de pleuvoir, c’est un temps de bourrasque.

Bientôt, la compagnie est installée. La liaison, nous avons trouvé une modeste maison chaumière où habitent deux vieux qui n’ont plus rien et qui nous racontent quelques atrocités, toujours viols, commis au passage de l’ennemi. Nous partageons ce qui nous reste, un peu de café et quelques pommes de terre. Dehors, une pluie diluvienne ne cesse de tomber. On mange les pommes de terre, prend le café sans sucre. Heureusement que le feu de bois brûle bien et qu’il fait chaud. Je m’endors au coin du feu sur la table, en attendant le ravitaillement qui n’arrive pas. De guerre lasse, je pars dans la grange avoisinante où Jacques a trouvé un coin. On s’endort dans la paille, mais il fait froid. Quel temps !

Je songe aux miens. Jamais de lettres. J’écris de temps en temps une carte, un bout de papier. Cela arrivera-t-il ?

12 septembre

Les nuits en général sont peu troublées. Les boches n’ont jamais rien tenté comme surprise. Le jour, ils n’ont pas pu avancer, sans doute à cause de notre intensité de feux d’artillerie.

Vers 7 heures du matin, je vais voir le capitaine Aubrun ; celui-ci vient d’avoir un rapport de patrouille du sergent Rozoy.

Celui-ci s’est faufilé dans un bois non loin, occupé par les boches. N’entendant rien, il avança et rencontra une quantité invraisemblable de munitions, havresacs*, équipements abandonnés et un grand nombre de cadavres ennemis.

Gallica-CadavreMarneGallica-MunitionD’autres patrouilles* sont parties. Le capitaine tient en main un beau casque. Aussitôt, je porte la nouvelle au capitaine commandant le bataillon. Il a déjà reçu d’autres nouvelles semblables.

Vers 8 heures, c’est général. Des rapports arrivent. Les alentours sont fouillés. Oui, les boches ne sont plus là [1] . L’artillerie ennemie ne tire pas, on ne reçoit aucun obus.

Aussitôt tout le monde circule. Beaucoup vont voir dans les boqueteaux devant nous et rapportent des tas de trophées, quartsd’aluminium, havresacs*, bidons, et même des bouteilles de liqueur abandonnées. Les sacs contiennent des boîtes de conserve et des petits biscuits que l’on goûte, ainsi que des morceaux de pain brun, genre pain d’épices, qui est détestable à la vue et au goût. On tue un nouveau porc. Chacun est heureux. Un grand soupir de soulagement est poussé.

Il commence à pleuvoir légèrement, mais peu de temps après, de nouveau le soleil.

Les cuisiniers allument du feu sur nos emplacements. On cuit les quartiers de porc tué.

Vers le soir, ordre de départ. Nous nous rassemblons sur la route à la lisière de Thiéblemont. Il fait encore jour. Thiéblemont est en ruine ; à part quelques rares maisons, ce ne sont que décombres et murs calcinés.Gallica-Thieblemont14BNous partons par la sortie est. Quelques kilomètres plus loin, nous cantonnons dans un pauvre patelin : Saint-Vrain, je crois. Le cantonnement est rapidement fait. La compagnie loge dans des granges. La liaison également. Nous nous couchons vers 10 heures, il fait un temps de bourrasque et de pluie.

 


 

[1] “les boches ne sont plus là” : la bataille de la Marne amène le recul des troupes allemandes.

11 septembre

Colonel Blondin du 91e, commandant la brigade.
Lieutenant-colonel Saget, blessé grièvement.

On dit que le colonel du 91e prend le commandement de la brigade. Le colonel Rémond reprend le 147e et garde le lieutenant-colonel Saget comme adjoint.

L’artillerie ennemie est beaucoup moins tenace que la nôtre. Elle tire assez peu.

Je vais communiquer un ordre au village. Je ne le reconnais plus. Grand nombre de maisons sont démolies, l’incendie a fait le reste. Beaucoup d’animaux de basse-cour se dandinent. Quelques maisons sont encore debout, ouvertes et pillées. Je rentre dans plusieurs. Je prends quelques mouchoirs de poche et un cache-nez. Dans une cave, je trouve un petit pot de graisse que je prends pour du beurre. Heureux, je le fourre dans ma musette et rentre, chargé de fruits.

Je rejoins notre meule et fais distribution de fruits. Je goutte la graisse et n’ai que le temps de la jeter loin de moi. C’est ignoble.

La journée est bien calme. Les caporaux d’ordinaire* des compagnies amènent chacun un porc pris, abandonné. Il est mis à mort sur place et dépecé. On le fera cuire la nuit. C’est fête.

Je vois la compagnie. Vraiment, le bois est bien organisé. Des tranchées* sont faites de tous côtés. Les hommes s’y trouvent blottis dans la paille, pas mal. Tout le monde est content. Chacun est reposé et le ravitaillement s’opère bien.

Gallica-Tranchée10

Extrait de “La Grande Guerre par les artistes” p. 31 – par Hermann-Paul.

La nuit tombe de nouveau. La journée, à part les tirs de notre artillerie, a été très calme.

Nous restons toujours sur nos positions.

Dans l’après-midi, nous apprenons que le lieutenant–colonel Saget a été blessé grièvement à la tête par éclat d’obus dans Thiéblemont.

 

10 septembre

Les nuits sont bonnes derrière la meule. Mes démangeaisons ont disparu. Nous sommes reposés et marchons plus facilement. Jacques nous apporte des fruits du village. Nous sommes presque heureux. Le capitaine est très bon pour nous.

La chance est à nous. Peu de pertes pour le moment. Les bois ne sont pas visés ou mal repérés et l’ennemi ne songe pas à notre meule de paille.

Notre artillerie tire énormément et le tir est très bon, dit-on. Les boches répondent avec acharnement.

Gallica-Argonne-ObservÀ 200 mètres devant nous, un homme de la 7e compagnie est observateur sur un arbre et admire, précise, rectifie le tir.

Dans l’après-midi, un lieutenant de l’artillerie coloniale vient au galop vers nous. Le capitaine Rigault est près de nous : ils se reconnaissent, camarades d’école.

Le lieutenant d’artillerie monte à l’arbre près de l’homme de la 7e. Ils sont sans doute vus car un shrapnel* éclate près d’eux. On est dans l’angoisse. Une heure après, l’officier revient la main un peu enveloppée. Tous deux ont été légèrement atteints et sont restés observer.

Le repérage est fait. Il repart au galop vers ses batteries.

À quelques km, nous voyons un clocher de village. Nous entendons des ronronnements d’obus. On voit le clocher recevoir deux obus. Au troisième, il tombe.

CP-Vauclerc1914Peu après, des flammes s’élèvent. Le village doit être Vauclerc.

La nuit tombe à nouveau. Même situation que la veille.