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28 janvier

Nous nous levons tôt, du moins l’adjudant Culine. Nous nous mettons rapidement au bureau, car probablement que le capitaine qui commande le service en campagne viendra avant le départ. En effet, il arrive l’air heureux et nous annonce qu’il est proposé pour la croix de la Légion d’honneur. Nous le félicitons.

La matinée se passe calme, tandis que Licour qui a pris le galon que j’ai touché hier s’ingénue à nous galonner réglementairement.

Nous recevons la visite de Brillant. Je dois me rendre immédiatement chez l’officier de détail, le lieutenant Lebeau, toucher des marmites. Jamesse arrive sur ces entrefaites. On ne le voit pas beaucoup. Aussi je l’envoie chercher les plats et autres ustensiles, en compagnie de Jaquotte [Jaquinot ?].

La compagnie rentre du service en campagne vers 10 heures. Aussitôt Lannoy s’élance pour lire le rapport avant que la troupe ne se soit séparée. Il lit : repos cet après-midi et travaux de propreté. À 3 heures revue des gradés par le capitaine. À 4 heures revue des armes par les chefs de section.

À 11 heures selon notre habitude nous sommes à table et mangeons gaiement. On boit le café tranquillement aujourd’hui. Mes amis se plaignent qu’il fait un froid de loup. Ils ont fait des déploiements en tirailleurs et des installations de petits postes dans les champs environnants.

Nous nous quittons nous donnant rendez-vous à 3 heures devant la demeure du capitaine pour l’inspection. Je termine quelques états au bureau remettant à demain la distribution des marmites et bouteillons.

Vers 2 heures, Brillant vient me dire qu’il me faut aller chercher des galoches. Cela commence à devenir « la barbe ». Je pars suivi du fidèle Jaquinot qui conduit la voiture de l’honnête paysan assez aimable pour la prêter. Le cheval de la voiture de compagnie se trouve dans l’écurie de la famille Adam. Nous n’avons donc pas grand retard pour arriver à la demeure du lieutenant Lebeau. Retard suffisant d’ailleurs pour avoir mon tour le dernier.

En attendant mon tour, je vois le lieutenant-colonel Desplats qui se promène suivi d’un ancien adjudant venu en renfort, Tobie [1], que j’ai connu dans l’active à Sedan. Le colonel se l’est adjoint. Vraiment notre chef de corps à l’air terrible, il me fait tout à fait l’air, avec sa petite taille et sa face grimaçante, d’un roquet rageur. Il est craint certes ; on croit sentir autour de soi une atmosphère de terreur. Tout le monde le salue, chacun file, et on sent que ceux qui osent rester à leur poste se sentent bien à leur place et dans leur droit.

Je profite de l’attente pour aller voir la liaison. Je la trouve dans une maison située dans une petite rue près de l’église. La pièce est assez spacieuse, sans aucun luxe. Je vois quelques chaises, deux tables, un foyer. Mes amis écrivent : ils sont tués par la besogne, écrire, écrire sans cesse ; certes, à en juger par les multiples et longues notes que mes agents de liaison m’apportent… Gallois se plaint qu’il était harcelé par le colonel qui le rend responsable d’un tas de choses, corvées, nettoyage du cantonnement, heures d’exercices, de réveil, d’extinction des feux, de relève du poste de police, de la transmission des ordres etc. etc.…

Mon pauvre camarade en est malade. Je vois avec eux de nouvelles têtes ; un soldat qui sert de secrétaire au capitaine Sénéchal, Gilson ; un dessinateur. Enfin la liaison devient un état-major sérieux. – Lui, c’est le bureau. – Je vais dans une autre maison où je trouve Gauthier au milieu de ses plats, heureux de me revoir : il m’offre du café.

Je me sauve chez l’officier de détail, et arrive bien à temps, car j’attends encore. Il est 4 heures : j’ai échappé du coup à la revue du capitaine.

Je touche quantité de sabots, galoches, chaussons. J’embarque tout cela avec quelques brodequins et quelques lanternes d’escouade. Je rentre à Charmontois-le-Roi et déverse le tout dans le magasin : Jaquinot y mettra ordre.

Je vois au bureau en rentrant Delbarre, caporal d’ordinaire. Le brave garçon travaille Lannoy pour qu’on tue un cochon. Le sergent-major se charge de le demander au capitaine. Nous filons bientôt dire bonsoir à nos amis les gendarmes. Toujours bien reçus dans les cuisines où nous passons les moments les plus agréables de la journée.

Nous prenons en famille notre repas à 7 heures. À 9 heures au lit ! Quel bon lit et quelles bonnes nuits ! Mon rhume est à présent complètement disparu.


 [1] Tobie ? : Réserve ici sur le nom de cet adjudant, le texte étant ici peu lisible.
InconnuLe 1er mars, le nom est cette fois plus lisible, il s’agit bien de Tobie.

27 janvier

De bonne heure, debout ! Vivement le débarbouillage !

Cela nous remet en place depuis que chaque jour nous pouvons normalement procéder à notre toilette. La vermine a complètement disparu.

Licour dévoué et heureux d’être exempt de service lave le linge et s’occupe de toutes les questions matérielles comme un volontaire modèle : j’y ai retrouvé tout le linge reçu à Florent et heureux suis-je de pouvoir être propre.

Après le chocolat, je pars avec Jaquinot et ma voiture à l’officier de détails. J’arrive dans Charmontois-l’Abbé en grand équipage et voit Bourgerie, un ami d’antan de Sedan, sergents fourriers à la C.H.R.* qui dit me servir aussitôt, heureux de se débarrasser de sa camelote le plus vite possible.

Pendant qu’on me sert je vois pour la première fois des aspirants qui viennent d’arriver. L’un de et chef de poste de police : Boutollot affecté à la 7e compagnie.

J’inscris donc que tout ce que je reçois et bientôt brodequins, chemises, chaussettes, caleçons s’entassent pêle-mêle dans la voiture. Jaquotte [1 Jacquinot ?] qui flânait depuis deux jours aura du travail à ranger tout cela.

Nous touchons jusqu’à du fil, des aiguilles, du galon etc.… Je file avec toute ma marchandise. Au passage les gendarmes me saluent, riant de me voir marchand de nouveautés.

À ma rentrée je rends compte à Gallois par écrit de ce que j’ai touché et envoie Jamesse avec ceci le chargeant également de monter le magasin.

Il est 10 heures. Je vois revenir la compagnie de l’exercice sous le commandement du capitaine Aubrun à cheval. Celui-ci descend et vient nous trouver.

Lannoy par lire le rapport. Je demande au capitaine de supprimer l’exercice de l’après-midi pour les distributions d’effets. Accepté. Je cours rejoindre Lannoy. Donc cet après-midi section par section à intervalle d’une demi-heure, distributions à partir de 2 heures, gradés présents.

Nous prenons notre repas à 11 heures, un peu plus tranquilles que la veille. Mascart vient cependant nous harceler au café. C’est une note du colonel qui déclare que les galons doivent être placés sur les manches de telle façon, suit le modèle, et non à la capote et à la tunique entre le 2e et le 3e bouton selon les ordres d’antan du colonel Rémond. Bon !

Le galon doit avoir 0,09m et les galons rouges sont remplacés par des noirs.

Je reçois un peu de courrier. J’ai toujours de bonnes lettres de ma famille, mais depuis hier seulement. Une seconde lettre aujourd’hui avec une carte de mon camarade le sergent Noël qui est en traitement et se dispose à rejoindre bientôt le dépôt. Le courrier avec notre déplacement à eu quelque retard. À présent tout est normal.

Je passe mon après-midi au magasin ou ayant en main l’état du manquant par section je procède aux distributions. Je reçois la visite du sous-lieutenant d’Ornant qui timidement vient essayer une paire de souliers.

Enfin à 4 heures mon magasin est vidé, et tout le monde n’est pas servi loin de là.

À mon retour je trouve le capitaine Aubrun au bureau. Celui-ci fait demain du service en campagne ; 7 heures, rentrée 10 heures. L’après-midi revu à 3 heures des capotes nouvellement galonnées. Repos pour le reste de la compagnie. Aussitôt le capitaine parti, nous bouclons tout et filons chez La Plotte. Nos amis n’y sont pas. Nous continuons, entrant en passant à l’épicerie, vers le coin de Culine. Nous y rencontrons nos amis occupés à jouer aux cartes. On s’attable, on raconte l’affaire des galons, du service en campagne pour demain et on trinque à la victoire.

Gaiement nous rentrons chez nous. Il fait un froid de canard. Depuis notre arrivée ici, il gèle à pierre fendre.

La soirée se passe gaiement et se termine par quelques chansonnettes.


[1] Jaquotte : s’agit-il d’un surnom donné à Jaquinot ou d’une erreur de nom ? Toujours est-il qu’aux dates du 26, 27 et 28 janvier le nom Jaquotte est rayé dans le cahier et remplacé par Jaquinot. Sauf ici dans une phrase ! S’agit-il d’un oubli de correction de la part d ‘Émile Lobbedey ?

24 janvier

Au petit jour Lannoy se rend chez le capitaine lui disant qu’aucun ordre ne fut donné par le commandant du régiment. Ce dimanche, jours de repos. Contre ordre est donné immédiatement. Et nous annonçons joyeusement la bonne nouvelle au chocolat.

Nous décidons de passer la journée joyeusement. Nous faisons un brin de toilette et disons aux cuisiniers d’agrémenter notre menu en allant à l’épicerie.

À 8h30 nous assistons à la mort du pauvre veau qui beugle. Massy le tue dans la pâture près de la maison Adam. Il est à son affaire et nous débitera pour la popote quelques côtelettes, et des bonnes, pour ce soir.

Vers 9h30, nous partons en bande vers l’église afin d’assister à la messe de 10 heures. Un monde fou, le général de division en tête, se presse dans l’église trop étroite. L’église est assez spacieuse et sert pour les deux villages qui ne forment qu’une paroisse. L’aumônier de la division chante la messe. Le brave curé du pays, après l’Évangile, nous fait un petit sermon en trois points : sans doute est-il un peu ému par cette assemblée à laquelle il est si peu habitué. Les mots sortent difficilement. Mauvais comme nous sommes, nous avons un malin plaisir à l’entendre. Enfin le Credo est poussé : le brave curé doit être heureux d’être descendu de chaire.

La messe est terminée. Nous sortons et serrons la main de Pierre, Paul et Jacques. J’avais idée d’aller voir la liaison du bataillon : Gallois ne le mérite pas encore. Je continue donc ma route avec mes amis. Nous allons prendre l’apéritif chez La Plotte. Il est 11 heures. Nous mangeons aujourd’hui à midi.

Nous sommes introduits dans les cuisines La Plotte et prenons quelques apéritifs heureux de jouir d’un repos bien gagné. Les gendarmes trinquent avec nous. C’est une joie générale.

Nous nous mettons à table comme toujours en famille. On parle de tout. Les cuisiniers font merveille. Surprise au dessert : nous voyons notre ami Jamesse qu’on croyait disparu. Madame Jamesse est arrivé hier de Givry-en-Argonne en voiture. Elle venait de Paris et a réussi à embrasser son fils après bien des difficultés.

Notre ami fut dégourdi. Il alla trouver le maire de Charmontois qui après qu’il eut raconté son odyssée et l’arrivée probable de sa mère lui offrit de la loger et de lui faire partager sa table. C’était aimable et gentilhomme. Aussi Madame Jamesse se trouve-t-elle pour quelques jours Charmontoise et heureuse de voir son enfant.

Aussitôt le dessert avalé, le camarade s’en va et nous invitons sa mère pour demain soir. Accepté !

Nous restons longtemps à table. Nous allons faire ensuite un tour de promenade dans le village et nous dirigeons vers le cantonnement* de l’adjudant Culine. Nous nous attablons bientôt dans la maison où il est chez lui et attaquons une bonne partie de cartes.

Ceux qui ne jouent pas écrivent chez eux les bonnes nouvelles. Les autres parlent avec le fermier et son jeune fils.

L’après-midi se passe bien tranquille. Vers 3h30 nous nous rendons à la demeure du général de division où notre musique donne une audition. Je vois entre autres : le colonel Blondin et ses deux capitaines d’état-major : Brunet et Garde.

Il est 5 heures. Nous quittons la musique et filons voir nos amis les gendarmes. Ceux-ci voyant qui nous sommes nous donnent aussitôt accès dans la cuisine bien chaude qui revêt tout à fait l’aspect familial.

À 7 heures, heure réglementaire nous sommes à table et la bonne camaraderie ne cesse de régner. Nous apprécions les côtelettes de veau à leur juste valeur. Massy d’ailleurs, pour le remercier (sic) assiste au repas. Il nous réserve encore pas mal de parts d’ailleurs.

Notre petite vie nous plaît. Nous sommes déjà bien reposés. Mon rhume bien soigné s’en va comme il est venu.

Au milieu du repas, Brillant l’ « Aristide* » nous amène quelques notes : exercice demain selon les ordres du commandant de compagnie. Lannoy va voir le capitaine avec le cahier. Il revient bientôt : exercice demain comme samedi. Ce ne sera pas fatigant. Nous nous quittons à 9 heures et chacun part se coucher.

20 janvier

Installation dans Charmontois-le-Roi

Nous n’avons pas profité de nos lits cette nuit, car nous nous réveillons dans une grange, gelés, à peine couverts, vers 7 heures du matin. Nous sommes aussitôt debout, un peu fatigués certes par la séance de la veille.

Tous ensemble, nous nous rendons compte de la situation. Nous sommes avec la section Gibert dans la grange qui lui sert de cantonnement. Comment sommes-nous ici ? Mystère.

En tous cas, Lannoy et moi, nous partons au bureau. Nous nous excusons près des jeunes filles qui rient beaucoup de notre odyssée. Licour est couché dans la chambre. On le réveille et on s’installe. Les braves gens nous offrent du café, que l’on accepte avec reconnaissance.

Il peut être 8 heures quand nos nouveaux cuisiniers s’amènent. On les présente, ils sont bien reçus et prennent position dans l’arrière-cuisine et se préparent à nous faire un bon dîner.

Successivement, Culine, Cattelot, Gibert, Diat et Jamesse s’amènent et Maxime, surtout Maxime, qui fait la désolation de Culine : « Cet enfant-là ne sera jamais bon à rien ». Il ne reste pas longtemps pour ne pas encombrer la maison et on se dit à 11 heures pour le premier repas en famille. Ils partent voir leur section car il faut procéder à l’installation.

Vers 10 heures, alors que Lannoy et moi étions occupés à nous débarbouiller, le capitaine Aubrun s’amène. Il nous dicte quelques notes au sujet de la propreté, du nettoyage et de l’installation dans les granges. Avant son départ, je lui exprime mon désir de rester à la compagnie aider Lannoy au bureau comme fourrier, plutôt que faire l’agent de liaison. Aussitôt dit, aussitôt accepté : le capitaine fait un mot pour le capitaine Sénéchal, lui disant qu’il me garde et me remplace momentanément par le soldat Brillant que nous appellerons de ce jour par dérision « Aristide » [1]. Nous appelons l’homme en question qui s’en va avec le mot rejoindre Mascart à la liaison du bataillon à Charmontois-l’Abbé. Quant à Pignol, rentré de la liaison du colonel, il est à la veille de passer caporal. Je suis donc tranquille et heureux de mon pied de nez à l’ami Gallois qui ne pourra plus se décharger sur moi de ce qui l’ennuie ; c’est lui rendre la monnaie de sa pièce d’hier.

En attendant la soupe, je m’occupe à placer un poste à chaque issue du village, vers Le Chemin et vers Givry-en-Argonne ainsi qu’un poste de police non loin du PC du général de division dans une grange. Chaque poste aux issues comprendra, pour 24 heures, un caporal et quatre hommes ; le poste de police, une demi-section commandée par un sergent ; relève chaque jour à 10 heures.

Notre premier repas à table en tête-à-tête avec nos propriétaires nous semble délicieux. Nous sommes admirablement servis par Levers, Delacensellerie et Licour. Toute la séance du repas, nous racontons l’odyssée du bois de la Gruerie dont nos têtes sont encore pleines. Les braves gens nous racontent, eux, le séjour des boches à Charmontois. Nous sommes ici chez Monsieur Adam, conseiller municipal qui a, lui aussi, un fils à la guerre, artilleur. Vers midi, nous recevons la visite de Mascart qui nous apporte des notes du colonel sur l’installation des compagnies. Il indique les heures de lever : 6 heures, de coucher : 8 heures, 9 heures et extinction des feux, soupe 11 heures et 17 heures.

L’installation se fait merveilleusement. Les hommes travaillent d’arrache-pied. Les granges, si cela continue, vont devenir des salons, avec le sol balayé, des râteliers d’armes, des couchettes en paille.

Nos amis préfèrent coucher dans la paille avec leurs hommes ; c’est préférable d’ailleurs.

On se quitte vers 1 heure, se donnant rendez-vous à 5 heures chez La Plotte ; dîner du soir à 7 heures.

Je passe l’après-midi à ranger un peu mon fourniment avec Licour qui est mon brosseur* en même temps que celui de Lannoy. Ce dernier le baptise « tailleur, exempt de tout service ».

Je copie les consignes des postes de police que je fais signer au capitaine Aubrun. Jamesse fait de grandes étiquettes afin de les coller sur les granges. À mon retour, je m’occupe à trouver une grange pour installer un séchoir et un local que je vais intituler « magasin » car il n’est pas douteux que nous recevrons des fournitures. À la tête du magasin encore vide, j’installe un brave poilu, Jacquinot, qui sera le « garde-magasin », que j’ai connu dans l’active et qui faisait trembler les caporaux.

Enfin, il ne me reste plus qu’à aménager un salon de coiffure et trouver un tondeur : un coiffeur serait du luxe. L’installation sera alors moderne et rien ne laissera à désirer. Mais je laisse cela à demain car 5 heures approchent et le débit La Plotte a tant de charmes…

Je vais donc rapidement coller mes consignes aux différents postes et viens rejoindre Lannoy qui range ses cahiers. Journée finie. Installation presque achevée. Vive la joie !

alt=Description de cette image, également commentée ci-aprèsNous nous retrouvons tous autour de la même table qu’hier soir. On trinque de nouveau avec les gendarmes qui ne nous ménagent pas les plaisanteries au sujet de notre aventure d’hier. On boit des choses qu’on n’a pas bues depuis la guerre : une grenadine, un Cointreau, un Byrrh [2], etc… On fait connaissance avec le patron.

Quant à la patronne, c’est l’amabilité en personne. Il y a aussi un brave homme des pays envahis qui loge là et sert de garçon de café.

Nous sommes bien sages ce soir et à 7 heures, nous nous mettons à table. Nos propriétaires sont heureux d’avoir toute cette famille autour d’eux.

À 9 heures, fatigués, tous nous nous séparons avec la volonté et la conviction de faire une nuit excellente.

 


Image illustrative de l'article Aristide Briand

A. Briand

[1] « Aristide » : surnom donné qui fait allusion ici à Aristide Briand puisque le nom de famille du soldat est Brillant.
En 1915, Aristide Briand était président du Conseil, titre donné à l’époque au Premier ministre.

[2] Byrrh : c’est un vin d’apéritif français créé à Thuir en 1866.

19 janvier – Troisième partie

Troisième partie – Un mois de repos


Sénart – Charmontois – Belval
(Voir topo tome VII)

19 janvier – Départ de Florent et arrivée à Charmontois

Vers 5 heures, Gallois nous quitte. On lui souhaite bonne chance en lui disant de nous préparer un beau cantonnement.

Nous nous levons une heure après et préparons nos fourniments pour le départ pendant que Gauthier fait le café. Dans la rue, c’est une agitation fébrile. Les hommes sont enthousiastes : on entend des chansons partout.

Frappé, l’agent de liaison de la 7e, qui est un peu l’ordonnance de Gallois, porte son fourniment aux voitures. Je vais voir le capitaine Sénéchal qui me dicte une note : rassemblement des compagnies du bataillon sur la route de la Grange aux Bois pour 8 heures 45.

Sac au dos. À 8 heures 30, nous quittons notre « home » et nous rendons sur la route en tête de la 5e compagnie qui déjà s’amène et parcourt 800 m avant de s’arrêter afin de laisser la place aux compagnies suivantes.

Je vais chercher le capitaine Sénéchal et nous revenons ensemble en tête du bataillon tandis qu’au loin nous entendons notre musique qui arrive, exécutant un pas redoublé. Le colonel Desplats, en tête à cheval, nous dépasse et met pied-à-terre. Il s’entretient avec nos officiers tandis qu’au son des tambours et clairons, le drapeau est salué par nous à son passage.

La musique se place en avant de la colonne. Halte !

Il est 9 heures. Nous partons. La route est bonne, le soleil nous fait grâce de quelques rayons. Adieu Florent !

En route nous parlons avec volubilité. C’est notre façon d’être heureux. Nous voyons au haut d’une petite colline le commandant du régiment qui nous regarde défiler.

Je ne vois pas le reste du régiment. On me dit que les 1er et 3e bataillons sont déjà à la Grange aux Bois. C’est vrai, Jombart me l’avait dit hier. Soudain, nous obliquons à gauche. Si nous continuions tout droit, nous irions directement à Sainte-Menehould dont nous sommes éloignés de 5 km. Nous allons par ici à la Grange aux Bois où se trouvent les camions automobiles qui doivent nous transporter à l’arrière, bien loin, dans ce pays du rêve qui sera notre repos.

Nous faisons une pause pendant laquelle le colonel ordonne de quitter les couvre-képis, manchons. Cela nous paraît tout drôle de voir des képis rouges : c’est la première fois depuis l’ouverture des hostilités.

Nous repartons pour nous arrêter de nouveau 2 km plus loin. Nous nous divisons par fraction de douze et ainsi, à 30 m les uns derrière les autres, par portions, nous entrons au son de la musique dans le village. Nous tournons à droite. Sur le côté droit de la route, nous voyons quantité de camions-autos arrêtés. Déjà la musique, les sapeurs commencent à embarquer. Arrivés à notre voiture respective, nous en faisons autant, entassant corps et biens au milieu de la joie générale.

La relève par automobile (camion) : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Il est 11 heures. Nous démarrons. J’ai pris la bonne place : je suis assis sur le devant entre les deux titulaires du camion : le conducteur et le mécanicien. Ce sont deux types de 40 ans. Ils rient de me voir si heureux et je leur raconte toutes les anecdotes du bois de la Gruerie, les attaques, la dure vie, les bons moments.DSCN9664

Le temps est sec. Mais il fait froid. Aimablement, mes compagnons me couvrent de leurs couvertures.

C’est à présent un long défilé sur la route d’autos qui se suivent à 25 m, quelquefois moins, quelquefois plus ; et quand à un tournant de route il est donné de jeter un regard en arrière, cela paraît être un long serpent.

Mes camarades à l’intérieur hurlent un vieux refrain populaire. Je suis chef du groupe et obligé de leur dire de se taire.

Nous passons dans Sainte-Menehould. Je vois une ville animée… Des rues, de vraies rues… Des maisons à étages… Des magasins, des boutiques, des épiceries… Je vois du monde circuler affairé, des civils, femmes en toilette, des hommes en chapeau… Je regarde, je regarde.

L’émotion est trop forte et je verse malgré moi quelques pleurs, tandis que l’auto corne [klaxonne] et que mes deux compagnons de route veillent à ne rien accrocher. Ils ne me voient pas en ce moment, mais s’ils pouvaient deviner tous les sentiments qui s’agitent en moi.

Sentiment de peine surtout : quoi ! La vie normale existe donc ! Il y a des gens qui vivent paisiblement, qui ont tout le confortable, qui vont au café, dans les magasins, qui ont une table, un intérieur chic, des chaises… Et nous, qu’avons-nous ? La vie dure, pénible, la vie de sacrifices ; et ces gens qui regardent curieusement, on dirait même avec dédain, parce que nous sommes sales, boueux, déchirés ; il y a ici des soldats qui ressemblent à des officiers, ils se promènent les mains derrière le dos, ils ont un pantalon rouge ; eux aussi nous regardent avec curiosité et toute leur attitude semble dire « les poires ! » Et ils continuent semblant répéter « Après tout, moi je m’en fous ! J’suis à sec ».

Sentiment de peine. Fait d’étonnement d’abord : je suis comme un exilé qui retrouve ce qu’il a connu dans la nuit des temps et dont il a été éloigné longtemps comme un vrai naufragé du Spitzberg ; qui est rapatrié après des années de vie sauvage. Fait de peine proprement dite : si seulement je pouvais en profiter un jour de tout ce que je vois, combien j’en remplirais mes yeux, mes oreilles, mes sens. Fait de haine et de dégoût, pour ces militaires trop heureux et qui n’ont pas honte de faire montrer de leur lâcheté, pour ces gens qui nous regardent curieusement ; si au moins l’un d’entre eux avait l’esprit de crier « Vive l’armée ! », de saluer ces soldats boueux, hirsutes, ceux qui depuis quatre mois dans ce coin, leur ont fait un rempart de leurs poitrines afin de leur permettre de se distraire, de se recréer et de dormir tranquilles.

Nous avons quitté Sainte-Menehould. C’est fini ; je me frotte les yeux ; le pli que j’avais au front a disparu.

Il peut être midi. Nous voici sur la route de Verrières que je reconnais. Nous y passons à toute allure. Je demande à mes compagnons où nous allons. Ils l’ignorent totalement. « On suit les voitures qui se trouvent devant nous, ayant toujours soin d’avoir en vue celle qui se trouve derrière. En tête de la colonne se trouve en automobile l’officier chef de groupe. C’est lui qui connaît la direction ».

Quelques kilomètres plus loin, nous traversons Villers-en-Argonne. Nous filons sur Passavant.

Mes camarades, à l’intérieur, chantent à tue-tête. C’est la joie de faire de l’auto qui vaut cela. Le temps est superbe. N’empêche que j’ai les pieds gelés.

Nous laissons Passavant ; nous filons sur Le Chemin. C’est un tout petit pays que nous traversons en partie, car nous tournons à gauche. On commence à ralentir. Serait-on arrivé ? Je regarde ma montre ; il est 1 heure.

Nous avons devant nous un pays qui semble assez important. Nous le laissons sans doute car nous tournons à gauche. Nous arrivons à un carrefour de routes. Nous tournons à droite.

« Halte ! Tout le monde en bas !
– Au revoir les amis ! ».
« Les fourriers* au colonel ! Pas gymnastique ! 5e compagnie ?
– Présent. »

Camions Saurer : embarquement de troupes : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Parcours vers le repos. Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Parcours vers le repos. Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous sommes arrivés. Je vois Gallois, un officier que je ne connais pas, à deux galons, le colonel. Le bataillon se rassemble, les hommes mettent leur fourniment en place ; c’est le remue-ménage habituel où les commandements, les « chuts ! », les cris se succèdent. Le lieutenant nous dicte quelques renseignements sous l’œil sévère du colonel qui ne sait rester immobile, tant il est énervé.

Demeure du colonel, poste de police, bureau du colonel, demeure du chef du 2e bataillon. Nous sommes revenus au temps de paix. Quand je faisais le cantonnement* lors de la retraite, il y avait moins de cérémonies et moins de chinoiseries que cela.

J’apprends donc que le pays est Charmontois ; que le 2e bataillon seulement y cantonne ; que le colonel, son état-major et la C.H.R.* y cantonnent également.

« Vous avez une demi-heure, les fourriers ; dans une demi-heure, les compagnies arriveront pour se placer » nous déclare le lieutenant-colonel de son ton cassant.

En route donc vivement pour le patelin qui se trouve à 800 m. 

En route, Gallois très énervé me dit qu’il y a Charmontois-le-Roi. Au premier logent, le colonel et les 6e, 7e et 8e compagnies ; au second, la 5e : là se trouve le général de division Guillaumat [ci-dessous ] et son état-major.

« Mais où se trouve Charmontois-le-Roi ?
– Par là…, fait Gallois en m’indiquant vaguement la direction.
– Y as-tu été ?
– Non. »
C’est catégorique et cela veut dire « Débrouille-toi ».

Je suis furieux ; mais je suis philosophe et par-dessus le marché très bien avec mon capitaine.

Gallois « m’a possédé », selon l’expression militaire. Ça va bien ; on se retrouvera, mon petit.

Ne sachant rien du topo du pays, j’attends donc tranquillement d’être fixé. J’ai tout loisir de voir le patelin et d’admirer l’allure paysanne des habitants. Qu’est-ce que ce pays nous réserve comme ressources ? Ce n’est certes pas Sainte-Menehould.

J’entends la musique. Je vois le lieutenant-colonel Desplats qui débouche. Au son d’un pas redoublé, les troupes s’avancent. Je regarde tranquillement. La 5e est en tête.

Je vois le lieutenant qui a fait le cantonnement, lieutenant Garousse ; je l’accoste :
« Où doit cantonner la 5e ?
– Dans ce petit pays que vous voyez à 300 m, Charmontois-le-Roi ; la route y conduit.
– Bon ! »

Je me place près du capitaine Aubrun, en tête de la compagnie. La musique s’est arrêtée en jouant toujours. On rend les honneurs au drapeau en marchant. Nous continuons la route et sortons du village. « Tout droit, mon capitaine ». « L’arme à la bretelle. Halte ! »

Nous sommes à l’entrée de Charmontois-le-Roi. En deux mots, j’explique au capitaine la situation, la conduite de l’adjudant de bataillon vis-à-vis de la compagnie et de moi-même. Le capitaine se charge de laver la tête au camarade Gallois.

La compagnie fait donc une bonne pause pendant que je vais faire le cantonnement. Le capitaine en profitera pour leur donner toutes ses prescriptions.

Ce n’est pas le premier cantonnement que je fais : il sera rondement mené. Je vais à la division pour savoir de quoi je dispose. Je vois le sous-lieutenant Dupont, interprète. Il me fait venir le porte-fanion du général, maréchal des logis, qui a fait avec l’officier le cantonnement de la division.

Nous filons vers la première extrémité du village, direction Le Chemin.

En route je vois le débit La Plotte. Nous entrons ; je suis si heureux de boire quelque chose. Je paie une tournée, deux et trois. Nous sortons. Deux granges : deux sections sont logées et bien, car les granges sont énormes et pleines de paille. Deux maisons d’habitation : une chambre pour le capitaine, proprette sans luxe ; c’est le garde champêtre qui habite ici : le capitaine sera bien gardé ; une chambre pour le docteur Veyrat qui s’est recommandé à moi comme faisant partie de la 5e compagnie ; cette chambre servira de salle à manger ; les cuisiniers auront la cuisine ; c’est une excellente femme qui habite ici : le docteur guérira ses rhumatismes.

Il reste l’autre extrémité du village. Nous retournons sur nos pas et ne pouvons résister à la tentation de prendre encore quelque chose chez La Plotte. C’est d’ailleurs la tournée de mon compagnon. Un café ! Je n’y ai mis les pieds depuis le départ de Marville. Je suis déjà en bons termes avec la patronne, Madame La Plotte, à qui je raconte quelques exploits. Je vois là-dedans des gendarmes de la division qui font popote. Je paie une tournée ; me voici déjà camarade avec ces gens-là.

À l’autre extrémité du pays, où nous filons dare-dare, direction Givry-en-Argonne, deux granges. Voilà la compagnie logée.

En un bond, je suis prêt du capitaine, après avoir donné rendez-vous à mon compagnon porte-fanion ce soir chez La Plotte. Il est 4 heures. Je place aussitôt le premier peloton, adjudant Culine, sergent Hilinan ( ?) du côté Givry. Je reviens ensuite vers Gibert et Diat, sergents qui commandent les 3e et 4e sections. Bientôt ils sont placés, ainsi que le capitaine et le docteur Veyrat. Le capitaine est très satisfait.

« Lobbedey vous êtes dégourdi ! Amusez-vous bien, vous êtes libres ! »
Je ne me le fais pas dire deux fois.

Je sors et tombe sur Lannoy.
« Et nous ?
– Ne t’en fais pas. Attends quelques minutes que diable ! »

Henri Robert, bâtonnier des avocats. 1913

J’ai déjà depuis longtemps mon objectif. Je me rends à la dernière maison à la sortie vers Le Chemin, maison de très belle apparence. Je m’adresse à une jeune fille, puis à une seconde jeune fille, puis à la maman. Je parle comme un avocat, tel Henri Robert [1], ou Jaurès [2] à la chambre. J’obtiens un succès fou. Les jeunes filles me cèdent leur chambre et la maman me donne la cuisine pour y faire popote ainsi que la grange à côté si je veux en disposer.

Je cours trouver Lannoy en poussant un cri de triomphe. Nous arrivons tous deux aussitôt en remerciant vivement nos hôtesses tout heureuses de nous voir heureux.

Nous installons donc le bureau de la compagnie dans la chambre où se trouvent un grand et un petit lit. Lannoy et Culine coucheront dans l’un et moi dans l’autre. Mais à demain les affaires sérieuses !

Nous partons ensemble chez La Plotte que Lannoy ne connaît pas encore. En route, je vois Licour, un soldat de mon pays, le brosseur [3] de Lannoy. Je lui indique où se trouve mon fourniment que j’ai laissé pour faire le cantonnement et lui dis de le porter dans ma villa.

Nous entrons chez La Plotte, heureux d’être si bien logés et d’avoir l’expectative d’un bon lit.

Ah ! Tout est déjà rempli de monde qui chante, danse et boit sec. Nous trouvons ici toute la 5e qui fraternise, pendant que les gendarmes eux-mêmes aident à servir à boire car la patronne ne sait où donner de la tête. Je vois Culine, Cattelot, Diat, Jamesse, Maxime Moreau qui chante à tue-tête, Gibert. C’est notre bande. Nous trinquons de multiples fois, avalant vin, café, liqueurs et ne songeant réellement à manger. Nous dressons notre plan de campagne.

Un bureau de compagnie, une chambre où deux lits seront occupés par Culine, Lannoy et moi ; une cuisine où deux cuisiniers feront popote, Levers et Delacensellerie ; la maison d’habitation où nous mangerons en invitant les habitants, le père, la mère, les deux jeunes filles ; la popote se composera de Culine, adjudant, président, de Lannoy, trésorier, de Cattelot, Gibert, Maxime Moreau, Diat, Jamesse et moi. Nous nous cotiserons. Demain à midi, premier repas après installation de nos deux cuistots et présentation des membres. Quant à Licour, Lannoy se l’adjoint définitivement. Pour le logement des membres, ils ont à choisir entre la grange de nos hôtes ou leur cantonnement de section, mais certainement qu’ils trouveront un lit dans un coin ou l’autre.

Et nous chantons, heureux ! Nous régalons Licour qui vient m’annoncer que la commission est faite ; nous faisons venir nos futurs cuistots et bientôt toute la bande, nous faisons un boucan du diable. Que nous sommes heureux !

On ne s’aperçoit pas de l’heure. Maxime Moreau, lui, ne s’était pas aperçu qu’on avait allumé la lampe.

Nous régalons les gendarmes. Nous leur racontons nos exploits. Nous nous présentons à eux les uns les autres. Nous sommes déjà leurs amis. « Vive la gendarmerie », crie-t-on ; ils nous répondent « Vive les poilus ! »

Maxime Moreau est tellement ému qu’il embrasse le pandore [4], son voisin… Culine n’est pas très brillant non plus. Quant à Lannoy, il pérore sans discontinuer et déclare à tout le monde qu’il n’a pas 21 ans et qu’il est sergent major. Gibert dort sur la table. Et moi, je ne me souviens plus très bien de ce qui se passe dans la suite…


[1] Henri Robert : Considéré comme l’un des meilleurs avocats d’Assises de sa génération par ses talents d’orateur, sa réputation lui vaut le surnom de « Maître des maîtres de tous les barreaux ». (Source Wikipédia)

[2] Jean Jaurès : homme politique français (18591914). Parlementaire socialiste, il s’est notamment illustré par son pacifisme et son opposition au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Connu pour être un grand orateur. (Source Wikipédia)

[3] Brosseur : (Vieilli) Soldat attaché à un officier en qualité de domestique. Aujourd’hui, on dit plutôt ordonnance.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/brosseur)

[4] Pandore : (Argot) Gendarme, policier obéissant et passif.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/pandore)

18 janvier

Séjour à Florent

Impossible de dormir, tellement je suis énervé ! et mouillé… Je fume cigarette sur cigarette ! Tandis qu’un à un mes amis rentrent plus ou moins boueux, le dernier est Paradis ; il peut être 2 heures du matin. Au-dehors c’est une allée et venue sans pareille de troupes qui chuchotent.

Allons, tout va bien ! Nous pouvons dormir jusque 7 heures, c’est l’heure fixée pour notre départ ! On s’étend et on s’endort pêle-mêle les uns sur les autres, la joie au cœur, et la tête remplie d’un avenir de félicité !

Il est 6h30. Nous sommes réveillés par des appels. C’est le capitaine Claire qui nous envoie son ordonnance [1], Stewart, on va partir.

Bientôt arrivent tout rieurs le capitaine Aubrun et le lieutenant Carrière, Gout et Vals. Le capitaine Claire les suit. Nous pouvons partir de l’avant. Adieu Gruerie ! Nous agitons nos képis en passant le petit pont de bois de Fontaine Madame.

Nous partons, déambulant dans la boue, mais avec une hâte fébrile de quitter ce mauvais coin où nous avons laissé tant des nôtres.

Non loin de la Harazée nous attrapons le colonel Desplats et le capitaine de Lannurien. Ceux-ci sont boueux comme nous et nous amusent par les contorsions qu’ils font pour ne pas s’aplatir dans les flaques d’eau. Nous arrivons dans la Harazée vers 8 heures. Un petit soleil semble saluer notre passage, cela nous fait plaisir. Ce qui nous plaît moins, ce sont quelques shrapnells que les boches nous envoient.

Nous ne nous arrêtons pas en conséquence dans ce coin peu hospitalier. J’ai un souvenir en passant pour Jean Carpentier. Il eût été si heureux, le pauvre, de filer aussi avec nous ayant l’expectative d’un long repos.

Les shrapnells* nous suivent et même des obus percutants* se mettent de la partie. J’émets donc l’avis qu’il serait ridicule de se faire tuer ou blesser ici. Nous laissons donc la cote de la Harazée, malgré Gallois qui veut y passer quand même. Quand Legueil, René, mitrailleur, Paradis, Sauvage, et Crespel le cycliste, nous prenons la route de Vienne le Château. C’est un détour de 10 km. Au moins nous serons à l’abri, et d’ailleurs nous avons pour nous toute la journée et journée de plus ensoleillée.

Nous filons donc rapidement sur Vienne-le-Château, en hâte car la zone quoique moins visée que la cote de la Harazée est fort dangereuse quand même. C’est d’ailleurs ici que dernièrement tombaient les obus lancés contre nos voitures de ravitaillement, spectacle auquel nous assistâmes étant dans la Harazée. Presqu’à l’entrée de Vienne le château, nous sommes dépassés par tous les officiers de notre bataillon. Eux aussi prennent notre route pour plus de sûreté.

Il est 8h30. Le temps est splendide ; sans doute le soleil sabre-t-il notre départ de l’Argonne et veut-il fêter comme nous le fameux repos qui nous met le cœur en liesse.

Nous nous arrêterons dans le château et entrons dans une maison abandonnée où quelques marsouins font popote*. Nous profitons de la pause pour faire du café. Il y a ici tout ce qu’il faut pour cela et les camarades de l’infanterie coloniale sont très complaisants.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Nous voyons passer un général de division avec tout son état-major et sa suite. Sans doute est-ce celui qui succède au nôtre, le général Guillaumat, et qui vient voir un peu ce que ses troupes doivent garder.

Le café bu, nous partons, tranquillement cette fois, car les obus sont rares de ces côtés. Nous marchons dans la direction de Vienne-la-Ville. Nous voyons à notre droite à 2 km sur sa hauteur le village de Saint-Thomas en ruine. Au carrefour de la route qui mène à Saint-Thomas, Pêcheur sergent secrétaire du colonel me dépasse à bicyclette en me criant bonjour. Décidément tout le monde suit notre idée et personne n’a aimé affronter la route de la Placardelle toujours balayée d’obus.

On continue. Bientôt nous rencontrons deux compagnies d’un régiment inconnu. Puis un galop de cheval nous fait tourner la tête. Aussitôt nous rectifions la position, c’est le colonel Desplats suivi du capitaine de Lannurien. Lui aussi prend notre route. En passant le colon nous crie aimablement « à Florent ! ».

Voici Vienne-la-Ville. Nous faisons une nouvelle pause. Réellement la route est longue. Nous avons abattu une dizaine de kilomètres et nous en avons encore 15 au moins.

Enfin nous repartons quand soudain quelle aubaine ! Des caissons d’artillerie nous dépassent à vide rentrant au cantonnement à Moiremont.

Une, deux ! Nous sommes dessus, blaguant avec les artilleurs, et chantant à tue-tête. Naturellement il n’y a pas de ressorts, on est un peu secoué, mais on est si heureux et il fait un si bon soleil. Nous arrivons ainsi à Moiremont. Il nous faut descendre, car les caissons s’arrêtent ici. N’empêche que cela nous fait 8 km de parcourus gaiement. Je me souviens de la boulangerie d’autrefois quand nous avons logé dans la ferme Hulion qui brûla la nuit. Si je pouvais avoir un pain frais. J’arrive, j’insiste et puis achète. Quelle bonne chère nous allons faire tout à l’heure sur le bord de la route en cassant la croûte.

Nous voici sur la route de Moiremont à Florent. Encore 6 km et nous serons arrivés.

Nous faisons une bonne pause et nous partageons le pain. Je suis avec Paradis et Sauvage. Les autres nous ont devancé. Nous mangeons de bon cœur le pain frais que nous connaissons ainsi qu’une boîte de pâté. Il est midi et le soleil donne toujours à notre grande joie. Un vieux fond de vin nous désaltère et en route !

Nous marchons, marchons de bon cœur. Il est 2 heures quand nous atteignons Florent.

Un grand va-et-vient de troupes y règne. Nous avons grand mal de nous orienter parmi ce peuple. Nous voyons des chasseurs à pied, du 96e d’infanterie, des artilleurs etc.…

Après bien des recherches nous trouvons un écusson de notre régiment qui nous dit où se trouve le deuxième bataillon : dans la ferme-château (voir topo Florent tome IV  [ci-dessous]).Plan14-11Florent En route nous voyons Verleene, l’agent de liaison de la 6e compagnie. Il nous indique une maison où se trouve la liaison. La maison est située face à un coin du concert de la 4e division. Nous entrons dans une pièce assez vaste où nous trouvons nos amis, Gallois, Jombart etc.… Gauthier est occupé à faire popote. Quelques chaises sont là. Nous nous installons au coin du feu heureux de pouvoir nous asseoir et avaler un quart de café. La route m’a légèrement fatigué.

Jombart me dit que tout le bataillon est logé dans la ferme-château avec les officiers qui ne sont installés que d’une façon rudimentaire.

Le village est occupé par les troupes d’un autre corps d’armée que le nôtre. Nos états-majors sont partis, et il a eu toutes les peines du monde, le cher fourrier, à placer le bataillon dans un coin qu’on voulait lui refuser. Les autres bataillons ont été d’ailleurs dans le même cas, mais ils sont déjà partis à la Grange aux Bois.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour nous il a trouvé la maison qu’habitaient depuis notre arrivée dans l’Argonne les trois vaguemestres* du régiment. Nous sommes encore les mieux lotis.

Gallois me raconte qu’il est arrivé à 11 heures après avoir manqué « d’y passer » à la cote de la Harazée. Il ajoute qu’un obus est tombé sur une colonne de territoriaux en marche sur la Harazée, tuant douze hommes. Nous avons eu raison donc de prendre la route de Moiremont.

Je vais voir Mascart qui se trouve dans une grange en face avec les autres agents de liaison. Je lui donne quelques affaires à nettoyer.

Soudain nous entendons la musique. Je me dirige vers la place ; c’est le 96e qui donne une aubade. Je vois nos officiers ; je salue le capitaine Sénéchal qui est rétabli et loge toujours au presbytère. J’aperçois quantité de jeunes sous-lieutenants, un peu godiche dans leurs uniformes tout neufs. Ce sont les saint-cyriens de la promotion « croix du drapeau », de jeunes Marie-Louise qui n’ont pas encore vu le feu.

Je rentre en visitant notre ancienne salle de spectacle. Ce n’est plus qu’une vulgaire grange ou sont cantonnées des troupes. Adieu aussi, chic concert ! Tout cela sent le départ et tu ne nous reverras plus de longtemps sans doute.

La soirée se passe autour de la table à sabler notre « pénard » avec le vaguemestre en attendant de boire le bon vin du repos. La longue route nous a creusé l’estomac et nous mangeons de bon appétit.

Vers 8 heures, Gallois est appelé au bureau du colonel. Une demi-heure après il rentre un peu ennuyé. Les trois adjudants de bataillon partent avec l’officier de cantonnement* demain matin à 5 heures. Ils doivent se munir d’une bicyclette et filer au-delà de Sainte-Menehould dans des villages dont le nom n’a pas été donné, mais qu’ils connaîtront demain. Ils y feront le cantonnement ; le régiment arrivera vers 2 heures après-midi.

Gallois repart vers le capitaine Sénéchal. Il rentre bientôt me déléguant ses pouvoirs. Me voici bien loti de nouveau. Dans tous ses états le pauvre Gallois se voit perdu. Enfin Caillez lui cède la bicyclette et nous nous chargerons de faire porter son fourniment aux voitures.

Allons un quart* de café ; une note fixant le départ pour demain 9 heures. Et nous communiquons à nos commandants de compagnie heureux du départ car ils sont dans une vulgaire masure. La maison d’habitation est occupée par des officiers du nouveau corps d’armée qui nous succède.

Je rentre et nous nous couchons à même le plancher roulés dans nos couvertures autour du foyer.


[1] ordonnance : Soldat attaché à la personne d’un officier pour l’entretien de ses effets, de ses armes et de son cheval.

17 janvier

Relève* des tranchées.

Au petit jour vers 6 heures je me rends comme la veille près le capitaine Claire pour le compte rendu du matin. Il me manque celui de la 8e. Paradis, le caporal fourrier, ne tarde pas à me l’apporter. Il se plaint que par là on a de la boue jusqu’aux cuisses.

Mascart dans notre abri fait un grand feu pour sécher nos couvertures qui durant la nuit ont reçu de l’eau et qui sont trempées.

Gauthier ne tarde pas à s’amener. Il est toujours le bienvenu. Jombart nous annonce que nous serons relevés ce soir ; il le tient de l’adjudant du ravitaillement Cousinard. Celui-ci a reçu ordre de ne pas amener le ravitaillement ce soir à la Harazée.

Je vais immédiatement donner « le tuyau » au capitaine Claire. Ce doit être vrai, car nous en sommes au septième jour de tranchées. Le capitaine Claire appelle Legueil qui passera probablement sergent fourrier* à la 6e compagnie. Un agent de liaison* lui est adjoint, Verleene.

La liaison se transforme petit à petit. Nous avons Gallois, adjudant de bataillon, Jombart, Sauvage et moi sergents fourriers, Legueil et Paradis caporaux fourriers, Mascart, Verleene, Frappé et Garnier, agents de liaison, les deux cyclistes Caillez et Crespel, René le mitrailleur et Gauthier notre sympathique cuisinier. Legueil ne tardera pas à avoir les baguettes de sergent fourrier et Verleene sans doute celles de caporal.

Les cuisiniers des 5e, 6e et 7e compagnies passent. Je salue l’adjudant Culine qui revient. Il ne peut rester inactif à la Harazée et préfère les tranchées. Je l’admire.

Gallois ne tarde pas à rentrer. Il préfère son poste à celui de chef de section.

Vers midi une note assez longue à copier nous arrive. Le lieutenant-colonel Desplats salue le régiment à la tête duquel il est placé définitivement. La relève aura lieu ce soir. Les commandants de compagnie resteront jusqu’au lendemain matin. Quant aux compagnies elles iront à Florent. Le grand repos a sonné pour nous ; nous irons nous reposer à l’arrière.

Heureux je vais moi-même communiquer la note au capitaine Aubrun tout heureux de n’avoir plus la responsabilité de son coin que durant quelques heures.

Le capitaine Claire vers 5 heures envoie la liaison en second avec Jombart à Florent pour faire le cantonnement. Quant aux fourriers Sauvage, Legueil, Paradis et moi, nous restons jusqu’au lendemain avec les cyclistes et l’agent de liaison de mitrailleuses.

Ainsi dit ainsi fait. Nous nous mettons tous après le départ ensemble dans le plus bel abri, laissons les autres à la disposition de ceux qui viendront nous relever.

À la nuit tombante des officiers arrivent. Ils sont d’un autre corps que le nôtre. Longtemps ils confèrent avec le capitaine Claire puis nous les conduisons au PC de chacun de nos commandants de compagnie. C’est avec un cri de joie que le capitaine Aubrun accueille son successeur. Je descends au PC du bataillon amenant avec moi l’agent de liaison par section. Ce n’est pas facile dans la nuit. Plus d’une fois je fais des chutes et m’aplatis dans l’eau. Mais qu’importe, on est relevé et on va à l’arrière. Quelle chance !

Quand j’arrive, je trouve les agents de liaison du bataillon qui nous relève. Ceux-ci s’installent et m’annoncent que le bataillon n’est pas loin. Il peut être 8 heures du soir.

Une heure après, les éléments de tête arrivent. Je suis appelé par le capitaine Claire qui me donne quelques explications. Je prends avec moi mes agents de liaison des quatre sections qui sont confiées aux quatre chefs de section de la compagnie de relève. Je prends la tête de la colonne et en route !

Vers 10h30 la 5e compagnie passait se dirigeant sur Florent. Quant à moi, ma besogne terminée, je me frottais les mains près du foyer de notre gourbi*, heureux d’avoir fini le premier. Terminé le cauchemar du bois de la Gruerie ! Un repos d’un mois, c’est le rêve ! Jamais je n’aurais espéré cela ! En un mot, que je suis heureux ! Je suis de nouveau rappelé par le capitaine Claire pour conduire une demie compagnie à l’emplacement occupé par le sergent Tercy lors du premier séjour (voir topo tome VI [ci-dessous]) tandis que Sauvage conduit une autre fraction à l’emplacement de la 7e.

TomeVI-planFneMadameAvec bien du mal j’arrive à mon but après m’être cassé le nez sur des éléments du bataillon relevé. Les boyaux de ce côté sont de vrais ruisseaux. Je m’enfonce jusqu’aux genoux. Paradis avait raison de se plaindre.