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29 janvier

Visite du général Joffre

Nuit mouvementée s’il en est ! Vers minuit nous sommes réveillés par des coups répétés frappés à la fenêtre. On se lève en hâte. C’est Brillant en bicyclette qui nous crie « alerte » : la compagnie doit se rassembler et se rendre à Charmontois-l’Abbé dans une heure. Puis il repart, disant que d’autres ordres vont suivre. Lannoy court chez le capitaine Aubrun pendant que nous envoyons nos cuisiniers et Licour le tailleur crier dans les granges « debout, départ dans une demi-heure ». Lannoy ne tarde pas à revenir. Nous bouclons vivement tout et nous préparons à filer. Qu’est-ce à dire ? Zut une fois encore. La maison est sens dessus dessous. Nos cuisiniers de retour montent marmites, gamelles dans la cuisine. Licour se balade de tous côtés pour ramasser ses affaires qui traînent de tous côtés. Le brave garçon à la tête perdue.

Culine déjà prêt nous quitte pour se rendre à sa section. Nos habitants se sont levés. Nous partons. Dans une demi-heure nous serons partis.

Et ce qui reste du magasin ? Il faut le mettre sur la voiture de compagnie ? Je cours. Jaquinot a déjà fait le travail. « On est garde magot ou on ne l’est pas » dit-il.

On attend d’autres ordres qui n’arrivent pas. Soudain voici Mascart. Lannoy repart trouver le capitaine. Nous envoyons de nouveau les cuisiniers crier qu’on se recouche.

Culine revient. Qu’est-ce à dire encore une fois ? On interroge Mascart. Celui-ci nous explique tant bien que mal qu’un téléphoniste a reçu communication de la visite du général Joffre de passage dans nos parages. Aussitôt il a fait mettre tout le monde sur pied. Et après réflexion faite, le général Joffre passe ici dans la matinée. D’où contre ordre. Mais d’autres ordres vont suivre. Mascart repart.

Quant à nous, nous nous recouchons en pestant contre cet imbécile de téléphoniste. Ah ! Si on le tenait, il passerait un bien mauvais quart d’heure.

Il peut être 1h30, je me replonge dans les bras de Morphée ; mais vers 2 heures, nouveaux coups frappés à la fenêtre. On se lève de nouveau, réveillant encore nos hôtes qui cette nuit passent par toutes les émotions.

C’est encore Brillant qui nous apporte quantité de notes. On manque de l’attraper, mais le pauvre garçon dit, en pleurs, que là-bas à la liaison ils ne sont pas encore couchés. Cela du coup nous fait rire.

On lit que le général Joffre et sa suite passent à Charmontois dans la matinée. C’est bien simple, mais que d’à-côtés a trouvés le lieutenant-colonel Desplats : tenue des officiers, des hommes, rassemblement, formation, etc.… Enfin Lannoy s’habille et va de nouveau trouver le capitaine qui à son tour va pondre. Mais avant de pondre ce qu’il va fumer !

Quelle belle nuit, nous passons ! Une demi-heure après Lannoy revient. Réveil 5 heures ; astiquage de 5 à 6 heures ; rassemblement face au logis du capitaine à 6h30 ; tenue de campagne sans sac ; propreté rigoureuse ; tout le monde présent etc. etc.…

Maintenant il faut avertir tout le monde. Culine part voir sa section. Moi je me charge d’avertir Gibert et sa section d’Ornant. Culine se charge d’avertir la section Alinat qui est cantonnée près de la sienne.

Lannoy file voir les officiers pour communiquer. On rit à cette pensée ; nous avions oublié de les avertir de l’alerte… C’en était fameux si nous étions partis !

Je rentre après avoir vu Gibert qui envoie Joffre à tous les diables et me recouche. Il est près de 4 heures. Ce n’est presque pas la peine puisqu’on se lève à 5. Ah oui ! Quelle belle nuit !

Lannoy de retour ne se recouche pas et procède à sa toilette. A 5 heures je suis debout avec Culine qui part bientôt voir ses hommes. Licour astique, frotte ; Lannoy le dispense de la revue cela passera inaperçu sur la situation de prise d’armes et même Delacensellerie restera aussi, ce n’est pas son absence qui déparera beaucoup les rangs.

On prend le chocolat à 6 heures tandis qu’en coup de vent arrivent Diat, Maxime, Jamesse et Gibert. Jamesse m’annonce que sa mère quitte aujourd’hui. Ils partent plus vite qu’ils ne sont venus. Lannoy et moi les suivons avec Jamesse et nous plaçons dans la section d’Ornant déjà rassemblée.

Les autres sections arrivent.

« À droite, alignement ! À droite par quatre ! En avant, marche ! »

Le capitaine en grande tenue est à cheval en tête de la compagnie sur son dada « zamba ». Nous suivons au pas cadencé. Peu après nous sommes sur la route de Charmontois-l’Abbé et nous rencontrons avec les autres compagnies qui se placent dans la formation de lignes déployées sur la droite de la route qui mène du village à l’autre. Après bien des alignements et des déplacements nous sommes enfin placés : lignes de bataillon déployées, la gauche aboutissant face au PC du colonel, la droite touchant au village de Charmontois-le-Roi ; chef de bataillon en tête à cheval, liaisons du bataillon, 5e, 6e, 7e et 8e avec leur commandant de compagnie en tête de chaque élément à cheval. Deux ou trois fois on rectifie l’alignement ; « Formez les faisceaux* ! » « Silence ! » « On peut fumer ! » « Repos derrière les faisceaux ! » « Conservez l’alignement ! ».

Il est 7 heures. Il fait un froid de loup. Les chefs de section sont dans le rang en tête de leur section. Le lieutenant-colonel est absent, on dit qu’il est avec le premier bataillon à Sénard.

Le général Joffre doit faire Sénard, Charmontois et Belval : 1er, 2e et 3e bataillon.

On attend, battant la semelle, on attend longtemps. Enfin vers 9h00 une sonnerie de clairon, les autos sont en vue.

« Rompez les faisceaux ! À droite, alignement »
« Garde-à-vous ! »
« Présentez vos armes ! Présentez armes ! »

Le Général Joffre en 1915

Au bout de quelques minutes, tout un groupe passe devant nous.

J’entrevois notre commandant en chef le premier : moustache blanche, physionomie paternelle, haute taille, corpulence. Je vois d’autres feuilles de chêne [1]. Je reconnais entre autres le général Guillaumat notre divisionnaire. Puis quelques autos huppées suivent. Le cortège est passé.
« Reposez vos armes ! Reposez armes ! »

Le lieutenant-colonel Desplats passe au triple galop sans s’arrêter. Il file vers Belval suivant les autos. On rit.

Nous rentrons au cantonnement. Repos cet après-midi. Quelles bonnes décisions !

11 heures. À table. Nous mangeons de bon appétit. Le long stationnement nous a servi l’apéritif. Nous sommes gelés. Le bon feu et la soupe de Delacensellerie nous réchauffent.

Nous parlons beaucoup de la revue, de Joffre, de son état-major, des autos, entre nous et avec nos hôtes. Après le repas, mes amis jouent aux cartes et attaquent une vieille manille, tandis que Lannoy et moi nous nous retirons dans notre bureau. Jamesse est libre ; sa mère s’en va cet après-midi.

Nous ne tardons pas à sortir de notre bureau, car s’il y a repos pour tout le monde, il y a certes aussi repos pour nous. On se met donc autour du feu. Dehors il gèle toujours.

Vers 4 heures nous partons en bande du côté Culine afin de saluer le fermier et la fermière qui nous reçoivent toujours aimablement. Nous passons là toute notre soirée.

Nous rentrons nous mettre à table vers 7 heures. Nous trouvons Jamesse un peu attristé par le départ de sa mère et Delbarre qui vient toujours réclamer son cochon pour l’ordinaire. Lannoy l’envoie paître.

À 8h30 nous étions couchés, nous souvenant de la nuit mouvementée précédente et jurant de nous rattraper.


[1] feuilles de chêne : il s’agit des généraux, allusion aux feuilles de chêne qui brodent leurs képis.


26 janvier

Je me lève à 6 heures, car j’ai à préparer un état non terminé hier qu’on viendra certainement me réclamer.

À 8 heures, je suis chez le docteur Veyrat. Nos quatre camarades de la popote, Diat, Cattelot, Gibert et Culine, m’amènent leur section qui doit se faire piquer. Pas mal de monde manque, cuisiniers, ordonnances, conducteurs. Pour couper court à tout, je passe les noms de ces derniers et moi-même j’échappe au docteur. Mais celui-ci a compté et vérifie mon cahier. C’est partie remise ; on repassera cet après-midi à 2 heures. Entendu.

Au rapport à 10 heures, Lannoy appelle les noms de ceux qui n’ont pas passé et déclare que ne pas venir, c’est encourir quatre jours. Jusqu’à la soupe, je commence l’état des marmites, plats, etc… et m’y plonge jusqu’au cou. Vraiment la journée est chargée.

Nous mangeons rapidement ce matin. Nos amis ont leur revue à 3 heures, boutons et cheveux. Ils ont hâte de stimuler les hommes et vérifier le tout.

Pour 2 heures, aide de Jamesse, j’ai terminé le fameux état des marmites. Mon second porte cela au bataillon et obtient congé pour l’après-midi.

Je passe mon temps avec le docteur qui pique les bras avec plaisir. J’y passe moi-même. Seuls Culine et Lannoy échappent au contrôle.

Je reçois de nouvelles notes de Mascart, mais n’ai pas le temps de m’en occuper car je reçois le capitaine Aubrun qui vient voir Lannoy au sujet [de l’]ordinaire et me dit de l’accompagner à la revue. Tout se passe bien : les hommes sont propres. Une visite dans les granges donne satisfaction. Mais que de capotes, de pantalons déchirés ! D’hommes qui n’ont qu’une chemise, etc… Attendons les fournitures qu’on nous a promises.

Je rentre voir ce que Mascart m’a apporté. Demain à 8 heures, je dois toucher des effets chez l’officier de détail à Charmontois-l’Abbé. J’appelle Jaquinot, mon « garde magot », et le charge de se procurer une bagnole, à laquelle sera attelé le cheval de la voiture de compagnie avec son conducteur. À demain à 8 heures !

Il est 5 heures 30. Je cours rejoindre ma clique chez La Plotte où déjà les joyeux drilles sont attablés.

Nous rentrons tranquillement à 7 heures et recevons la visite de Brillant avec de nouvelles notes. Décidément, le colonel Desplats pond souvent. Cette fois c’est un dithyrambe sur la tenue, la façon de saluer, les heures d’exercices, la sortie dans le village après 5 heures. Brillant nous dit que le colonel est fou, qu’il a déjà flanqué des jours de prison à tort et à travers et cassé caporaux et sergents. À Charmontois-l’Abbé, c’est le régime de la terreur. Heureux sommes-nous d’être à l’abri du « matamore » [1]. Lannoy va voir le capitaine qui, lui aussi, a ajouté quelque chose à lire demain au rapport. Décidément, pour du repos, c’est plutôt le régime de l’embêtement. Les habitants eux-mêmes ont pitié de nous. Enfin zut et flûte ! Chantons et buvons ! À demain les affaires sérieuses !


[1] matamore : Littéraire. Faux brave, homme qui se vante d’exploits imaginaires.

22 janvier

Debout à 7 heures ! Débarbouillage ! Chocolat !

À 8 heures, nous avons déjà le capitaine Aubrun sur le dos. C’est aujourd’hui revue. La belle affaire !

Revue du colonel à 2 heures. Tout le monde présent… À part le sergent major et son fourrier* naturellement.

Le capitaine lui aussi est atteint de frousse. Enfin on écrit tout ce qu’il dit ; propreté extrême, couchage, râteliers d’armes, prison. La même chose que le lieutenant-colonel Desplats.

Aussi revue à 10 heures. Si ce n’est pas propre, je n’y comprends rien, car une revue a déjà été passée hier.

Les étiquettes sont-elles placées ? Oui. Les consignes sont-elles affichées ? Oui. Il y a sans doute un magasin ? Oui. Un séchoir ? Oui. Un salon de coiffure ? Oui, c’est-à-dire non, car il serait risible de coller l’étiquette « Salon de coiffure » à une écurie dans laquelle un type arrache les cheveux d’un autre type à genoux.

À 10 heures la revue se passe. Oui, tout est propre. On peut attendre… l’ennemi.

À 11 heures nous nous mettons à table, mais c’est encore une visite du capitaine qui vient demander des renseignements et nous demande de ne pas tarder à table. Décidément c’est la grande frousse.

Enfin à 2 heures grrrr…ande revue. Je suis avec le capitaine près du PC du général de division attendant le colonel Blondin. Celui-ci ne tarde pas à poindre à l’horizon suivi du lieutenant-colonel Desplats. Nous partons à leur rencontre et successivement voyons la section Culine, celles du sous-lieutenant Alinat. Tout est propre et le colonel félicite le capitaine Aubrun qui est tout gaillard de ce coup-là et explique alors… Séchoir,… Salon de coiffure, préconise des douches, des lavabos, parle de l’initiative d’un magasin… Nous voici à la section d’Ornant puis à celle de Gibert.

« Très bien, sergent » lui dit le colonel Blondin « Mais il faudra me faire tailler votre barbe ».

« Ceci est un vœu » déclare Gibert le doigt indiquant son poil hirsute « j’ai promis ainsi que mes camarades de garder ma barbe tant que l’ennemi serait sur notre sol. Ceci nous fut demandé par notre chef de section, le lieutenant Pougin de la Maisonneuve de glorieuse mémoire ».

Bouche bée le colonel Blondin s’en va, faisant à son entourage un petit geste qui en dit long sur l’opinion qu’il a du sergent. Le lieutenant-colonel Desplats admiratif s’approche de Gibert au port d’armes et lui dit le regardant dans le blanc des yeux : « votre vœu ? … Vous serez sous-lieutenant »

« Ce à quoi tient un galon », me disait Gibert, après la scène, pris d’un fou rire, « j’en ai imposé au colon ».

04 Première partie de l'album : 99 photos

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La revue est terminée. Le capitaine rassemble les sous-officiers et nous dit toute sa satisfaction. Suit le sempiternel « vous êtes libres ! ». Nous filons aussitôt comme une nuée de moineaux qui s’envolent.

« À tout à l’heure là-bas ! » Crie Culine qui [nous] a suivi en tapinois [1] par ici après la revue de sa section.

Je rentre au bureau. Lannoy aussitôt boucle ses cahiers, et vivement nous filons du côté Culine emmenant avec nous Cattelot et Gibert. Il est 4 heures. Culine est sans doute déjà occupé à trinquer avec Maxime qui apprécie « le blanc » à sa juste valeur.

Un soldat nous indique la maison, grande ferme, où nous entrons. Nous sommes reçus par la fermière qui aussitôt nous introduit dans les cuisines où en effet Culine et Maxime sont assis. Voilà le coin rêvé ! Maison particulière, entrée libre, aucun soldat à part nous.

Une heure après quelques cadavres gisaient sur la table et nous avons bien de la peine à empêcher Maxime de chanter à tue-tête tandis que Gibert riait d’un petit rire bête qui d’esprit [à la réflexion] nous faisait émettre des doutes sur sa lucidité.

Nous ne tardons pas à rentrer, désirant faire une incursion chez Madame La Plotte. Mais le débit est fermé ; tout est éteint. Nous engageons des pourparlers. Ils n’aboutissent pas. Il faut attendre décemment 24 heures avant de déroger aux règlements.

Nous rentrons donc bredouilles dans notre home familial. Bientôt nous sommes à table et mourons de fou rire par les réparties spirituelles de Gibert qui engage un duel avec le brave Maxime qui répète sans cesse « la rrrr’evue, elle était un peu là ! ». Nous nous distrayons, c’est un grand point.

Nous recevons la visite d’ « Aristide* » notre Brillant national. Celui-ci nous apporte les notes du bataillon. Cela commence à devenir l’habitude le soir. Lannoy se rend à la popote des officiers. Le colonel préconise un commencement d’exercice [2] pour demain. Bigre ! Mauvais cirage. Nous allons mener la vie de caserne.

Autre grande nouvelle. Un peloton d’élèves sous-officiers sera constitué pour la 4e division dans Charmontois-le-Roi, en unités séparées à tous points de vue, exercices, vivres, comptabilité, avec sergent major etc.… sous les ordres du capitaine Claire.

Envoyer les noms pour demain des caporaux à envoyer. Installation du peloton demain après-midi.

Un peloton d’élèves caporaux par bataillon sera formé sous les ordres du sous-lieutenant Carrière. Réunion pour l’exercice seulement. Chaque compagnie enverra un sergent qui sera en charge du peloton.

Lannoy ne tarde pas à revenir. Il y a demain petit exercice à rangs serrés de 7 heures à 9 heures et de 2 heures à 4 heures. Travaux de propreté le reste du temps. Lannoy, Jamesse et moi restons naturellement au bureau. Pignol, Boulanger et Jeanjoet vont au peloton des E.S.O. [élèves sous-officiers]. Cattelot est chargé des E. C. [élèves caporaux] de la compagnie. À 9 heures après quelques conversations au coin du feu et un bon conseil à Maxime un peu ému, nous nous couchons heureux de pouvoir dormir tranquilles.

Mon rhume chipé à Fontaine Madame alarme mes hôtesses qui me soignent comme de vraies sœurs. J’en suis tellement touché, que je me promets de demander une carte de remerciements à ma famille.


[1] en tapinois : En cachette ; sournoisement.

[2] exercice : Nom générique donné aux manœuvres, instruction des troupes et exercices exécutés par les soldats en période dite de repos. De nombreux combattants ont noté leur inutilité et leur effet négatif sur le « moral ».

 

20 janvier

Installation dans Charmontois-le-Roi

Nous n’avons pas profité de nos lits cette nuit, car nous nous réveillons dans une grange, gelés, à peine couverts, vers 7 heures du matin. Nous sommes aussitôt debout, un peu fatigués certes par la séance de la veille.

Tous ensemble, nous nous rendons compte de la situation. Nous sommes avec la section Gibert dans la grange qui lui sert de cantonnement. Comment sommes-nous ici ? Mystère.

En tous cas, Lannoy et moi, nous partons au bureau. Nous nous excusons près des jeunes filles qui rient beaucoup de notre odyssée. Licour est couché dans la chambre. On le réveille et on s’installe. Les braves gens nous offrent du café, que l’on accepte avec reconnaissance.

Il peut être 8 heures quand nos nouveaux cuisiniers s’amènent. On les présente, ils sont bien reçus et prennent position dans l’arrière-cuisine et se préparent à nous faire un bon dîner.

Successivement, Culine, Cattelot, Gibert, Diat et Jamesse s’amènent et Maxime, surtout Maxime, qui fait la désolation de Culine : « Cet enfant-là ne sera jamais bon à rien ». Il ne reste pas longtemps pour ne pas encombrer la maison et on se dit à 11 heures pour le premier repas en famille. Ils partent voir leur section car il faut procéder à l’installation.

Vers 10 heures, alors que Lannoy et moi étions occupés à nous débarbouiller, le capitaine Aubrun s’amène. Il nous dicte quelques notes au sujet de la propreté, du nettoyage et de l’installation dans les granges. Avant son départ, je lui exprime mon désir de rester à la compagnie aider Lannoy au bureau comme fourrier, plutôt que faire l’agent de liaison. Aussitôt dit, aussitôt accepté : le capitaine fait un mot pour le capitaine Sénéchal, lui disant qu’il me garde et me remplace momentanément par le soldat Brillant que nous appellerons de ce jour par dérision « Aristide » [1]. Nous appelons l’homme en question qui s’en va avec le mot rejoindre Mascart à la liaison du bataillon à Charmontois-l’Abbé. Quant à Pignol, rentré de la liaison du colonel, il est à la veille de passer caporal. Je suis donc tranquille et heureux de mon pied de nez à l’ami Gallois qui ne pourra plus se décharger sur moi de ce qui l’ennuie ; c’est lui rendre la monnaie de sa pièce d’hier.

En attendant la soupe, je m’occupe à placer un poste à chaque issue du village, vers Le Chemin et vers Givry-en-Argonne ainsi qu’un poste de police non loin du PC du général de division dans une grange. Chaque poste aux issues comprendra, pour 24 heures, un caporal et quatre hommes ; le poste de police, une demi-section commandée par un sergent ; relève chaque jour à 10 heures.

Notre premier repas à table en tête-à-tête avec nos propriétaires nous semble délicieux. Nous sommes admirablement servis par Levers, Delacensellerie et Licour. Toute la séance du repas, nous racontons l’odyssée du bois de la Gruerie dont nos têtes sont encore pleines. Les braves gens nous racontent, eux, le séjour des boches à Charmontois. Nous sommes ici chez Monsieur Adam, conseiller municipal qui a, lui aussi, un fils à la guerre, artilleur. Vers midi, nous recevons la visite de Mascart qui nous apporte des notes du colonel sur l’installation des compagnies. Il indique les heures de lever : 6 heures, de coucher : 8 heures, 9 heures et extinction des feux, soupe 11 heures et 17 heures.

L’installation se fait merveilleusement. Les hommes travaillent d’arrache-pied. Les granges, si cela continue, vont devenir des salons, avec le sol balayé, des râteliers d’armes, des couchettes en paille.

Nos amis préfèrent coucher dans la paille avec leurs hommes ; c’est préférable d’ailleurs.

On se quitte vers 1 heure, se donnant rendez-vous à 5 heures chez La Plotte ; dîner du soir à 7 heures.

Je passe l’après-midi à ranger un peu mon fourniment avec Licour qui est mon brosseur* en même temps que celui de Lannoy. Ce dernier le baptise « tailleur, exempt de tout service ».

Je copie les consignes des postes de police que je fais signer au capitaine Aubrun. Jamesse fait de grandes étiquettes afin de les coller sur les granges. À mon retour, je m’occupe à trouver une grange pour installer un séchoir et un local que je vais intituler « magasin » car il n’est pas douteux que nous recevrons des fournitures. À la tête du magasin encore vide, j’installe un brave poilu, Jacquinot, qui sera le « garde-magasin », que j’ai connu dans l’active et qui faisait trembler les caporaux.

Enfin, il ne me reste plus qu’à aménager un salon de coiffure et trouver un tondeur : un coiffeur serait du luxe. L’installation sera alors moderne et rien ne laissera à désirer. Mais je laisse cela à demain car 5 heures approchent et le débit La Plotte a tant de charmes…

Je vais donc rapidement coller mes consignes aux différents postes et viens rejoindre Lannoy qui range ses cahiers. Journée finie. Installation presque achevée. Vive la joie !

alt=Description de cette image, également commentée ci-aprèsNous nous retrouvons tous autour de la même table qu’hier soir. On trinque de nouveau avec les gendarmes qui ne nous ménagent pas les plaisanteries au sujet de notre aventure d’hier. On boit des choses qu’on n’a pas bues depuis la guerre : une grenadine, un Cointreau, un Byrrh [2], etc… On fait connaissance avec le patron.

Quant à la patronne, c’est l’amabilité en personne. Il y a aussi un brave homme des pays envahis qui loge là et sert de garçon de café.

Nous sommes bien sages ce soir et à 7 heures, nous nous mettons à table. Nos propriétaires sont heureux d’avoir toute cette famille autour d’eux.

À 9 heures, fatigués, tous nous nous séparons avec la volonté et la conviction de faire une nuit excellente.

 


Image illustrative de l'article Aristide Briand

A. Briand

[1] « Aristide » : surnom donné qui fait allusion ici à Aristide Briand puisque le nom de famille du soldat est Brillant.
En 1915, Aristide Briand était président du Conseil, titre donné à l’époque au Premier ministre.

[2] Byrrh : c’est un vin d’apéritif français créé à Thuir en 1866.

19 janvier – Troisième partie

Troisième partie – Un mois de repos


Sénart – Charmontois – Belval
(Voir topo tome VII)

19 janvier – Départ de Florent et arrivée à Charmontois

Vers 5 heures, Gallois nous quitte. On lui souhaite bonne chance en lui disant de nous préparer un beau cantonnement.

Nous nous levons une heure après et préparons nos fourniments pour le départ pendant que Gauthier fait le café. Dans la rue, c’est une agitation fébrile. Les hommes sont enthousiastes : on entend des chansons partout.

Frappé, l’agent de liaison de la 7e, qui est un peu l’ordonnance de Gallois, porte son fourniment aux voitures. Je vais voir le capitaine Sénéchal qui me dicte une note : rassemblement des compagnies du bataillon sur la route de la Grange aux Bois pour 8 heures 45.

Sac au dos. À 8 heures 30, nous quittons notre « home » et nous rendons sur la route en tête de la 5e compagnie qui déjà s’amène et parcourt 800 m avant de s’arrêter afin de laisser la place aux compagnies suivantes.

Je vais chercher le capitaine Sénéchal et nous revenons ensemble en tête du bataillon tandis qu’au loin nous entendons notre musique qui arrive, exécutant un pas redoublé. Le colonel Desplats, en tête à cheval, nous dépasse et met pied-à-terre. Il s’entretient avec nos officiers tandis qu’au son des tambours et clairons, le drapeau est salué par nous à son passage.

La musique se place en avant de la colonne. Halte !

Il est 9 heures. Nous partons. La route est bonne, le soleil nous fait grâce de quelques rayons. Adieu Florent !

En route nous parlons avec volubilité. C’est notre façon d’être heureux. Nous voyons au haut d’une petite colline le commandant du régiment qui nous regarde défiler.

Je ne vois pas le reste du régiment. On me dit que les 1er et 3e bataillons sont déjà à la Grange aux Bois. C’est vrai, Jombart me l’avait dit hier. Soudain, nous obliquons à gauche. Si nous continuions tout droit, nous irions directement à Sainte-Menehould dont nous sommes éloignés de 5 km. Nous allons par ici à la Grange aux Bois où se trouvent les camions automobiles qui doivent nous transporter à l’arrière, bien loin, dans ce pays du rêve qui sera notre repos.

Nous faisons une pause pendant laquelle le colonel ordonne de quitter les couvre-képis, manchons. Cela nous paraît tout drôle de voir des képis rouges : c’est la première fois depuis l’ouverture des hostilités.

Nous repartons pour nous arrêter de nouveau 2 km plus loin. Nous nous divisons par fraction de douze et ainsi, à 30 m les uns derrière les autres, par portions, nous entrons au son de la musique dans le village. Nous tournons à droite. Sur le côté droit de la route, nous voyons quantité de camions-autos arrêtés. Déjà la musique, les sapeurs commencent à embarquer. Arrivés à notre voiture respective, nous en faisons autant, entassant corps et biens au milieu de la joie générale.

La relève par automobile (camion) : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Il est 11 heures. Nous démarrons. J’ai pris la bonne place : je suis assis sur le devant entre les deux titulaires du camion : le conducteur et le mécanicien. Ce sont deux types de 40 ans. Ils rient de me voir si heureux et je leur raconte toutes les anecdotes du bois de la Gruerie, les attaques, la dure vie, les bons moments.DSCN9664

Le temps est sec. Mais il fait froid. Aimablement, mes compagnons me couvrent de leurs couvertures.

C’est à présent un long défilé sur la route d’autos qui se suivent à 25 m, quelquefois moins, quelquefois plus ; et quand à un tournant de route il est donné de jeter un regard en arrière, cela paraît être un long serpent.

Mes camarades à l’intérieur hurlent un vieux refrain populaire. Je suis chef du groupe et obligé de leur dire de se taire.

Nous passons dans Sainte-Menehould. Je vois une ville animée… Des rues, de vraies rues… Des maisons à étages… Des magasins, des boutiques, des épiceries… Je vois du monde circuler affairé, des civils, femmes en toilette, des hommes en chapeau… Je regarde, je regarde.

L’émotion est trop forte et je verse malgré moi quelques pleurs, tandis que l’auto corne [klaxonne] et que mes deux compagnons de route veillent à ne rien accrocher. Ils ne me voient pas en ce moment, mais s’ils pouvaient deviner tous les sentiments qui s’agitent en moi.

Sentiment de peine surtout : quoi ! La vie normale existe donc ! Il y a des gens qui vivent paisiblement, qui ont tout le confortable, qui vont au café, dans les magasins, qui ont une table, un intérieur chic, des chaises… Et nous, qu’avons-nous ? La vie dure, pénible, la vie de sacrifices ; et ces gens qui regardent curieusement, on dirait même avec dédain, parce que nous sommes sales, boueux, déchirés ; il y a ici des soldats qui ressemblent à des officiers, ils se promènent les mains derrière le dos, ils ont un pantalon rouge ; eux aussi nous regardent avec curiosité et toute leur attitude semble dire « les poires ! » Et ils continuent semblant répéter « Après tout, moi je m’en fous ! J’suis à sec ».

Sentiment de peine. Fait d’étonnement d’abord : je suis comme un exilé qui retrouve ce qu’il a connu dans la nuit des temps et dont il a été éloigné longtemps comme un vrai naufragé du Spitzberg ; qui est rapatrié après des années de vie sauvage. Fait de peine proprement dite : si seulement je pouvais en profiter un jour de tout ce que je vois, combien j’en remplirais mes yeux, mes oreilles, mes sens. Fait de haine et de dégoût, pour ces militaires trop heureux et qui n’ont pas honte de faire montrer de leur lâcheté, pour ces gens qui nous regardent curieusement ; si au moins l’un d’entre eux avait l’esprit de crier « Vive l’armée ! », de saluer ces soldats boueux, hirsutes, ceux qui depuis quatre mois dans ce coin, leur ont fait un rempart de leurs poitrines afin de leur permettre de se distraire, de se recréer et de dormir tranquilles.

Nous avons quitté Sainte-Menehould. C’est fini ; je me frotte les yeux ; le pli que j’avais au front a disparu.

Il peut être midi. Nous voici sur la route de Verrières que je reconnais. Nous y passons à toute allure. Je demande à mes compagnons où nous allons. Ils l’ignorent totalement. « On suit les voitures qui se trouvent devant nous, ayant toujours soin d’avoir en vue celle qui se trouve derrière. En tête de la colonne se trouve en automobile l’officier chef de groupe. C’est lui qui connaît la direction ».

Quelques kilomètres plus loin, nous traversons Villers-en-Argonne. Nous filons sur Passavant.

Mes camarades, à l’intérieur, chantent à tue-tête. C’est la joie de faire de l’auto qui vaut cela. Le temps est superbe. N’empêche que j’ai les pieds gelés.

Nous laissons Passavant ; nous filons sur Le Chemin. C’est un tout petit pays que nous traversons en partie, car nous tournons à gauche. On commence à ralentir. Serait-on arrivé ? Je regarde ma montre ; il est 1 heure.

Nous avons devant nous un pays qui semble assez important. Nous le laissons sans doute car nous tournons à gauche. Nous arrivons à un carrefour de routes. Nous tournons à droite.

« Halte ! Tout le monde en bas !
– Au revoir les amis ! ».
« Les fourriers* au colonel ! Pas gymnastique ! 5e compagnie ?
– Présent. »

Camions Saurer : embarquement de troupes : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Parcours vers le repos. Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Parcours vers le repos. Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous sommes arrivés. Je vois Gallois, un officier que je ne connais pas, à deux galons, le colonel. Le bataillon se rassemble, les hommes mettent leur fourniment en place ; c’est le remue-ménage habituel où les commandements, les « chuts ! », les cris se succèdent. Le lieutenant nous dicte quelques renseignements sous l’œil sévère du colonel qui ne sait rester immobile, tant il est énervé.

Demeure du colonel, poste de police, bureau du colonel, demeure du chef du 2e bataillon. Nous sommes revenus au temps de paix. Quand je faisais le cantonnement* lors de la retraite, il y avait moins de cérémonies et moins de chinoiseries que cela.

J’apprends donc que le pays est Charmontois ; que le 2e bataillon seulement y cantonne ; que le colonel, son état-major et la C.H.R.* y cantonnent également.

« Vous avez une demi-heure, les fourriers ; dans une demi-heure, les compagnies arriveront pour se placer » nous déclare le lieutenant-colonel de son ton cassant.

En route donc vivement pour le patelin qui se trouve à 800 m. 

En route, Gallois très énervé me dit qu’il y a Charmontois-le-Roi. Au premier logent, le colonel et les 6e, 7e et 8e compagnies ; au second, la 5e : là se trouve le général de division Guillaumat [ci-dessous ] et son état-major.

« Mais où se trouve Charmontois-le-Roi ?
– Par là…, fait Gallois en m’indiquant vaguement la direction.
– Y as-tu été ?
– Non. »
C’est catégorique et cela veut dire « Débrouille-toi ».

Je suis furieux ; mais je suis philosophe et par-dessus le marché très bien avec mon capitaine.

Gallois « m’a possédé », selon l’expression militaire. Ça va bien ; on se retrouvera, mon petit.

Ne sachant rien du topo du pays, j’attends donc tranquillement d’être fixé. J’ai tout loisir de voir le patelin et d’admirer l’allure paysanne des habitants. Qu’est-ce que ce pays nous réserve comme ressources ? Ce n’est certes pas Sainte-Menehould.

J’entends la musique. Je vois le lieutenant-colonel Desplats qui débouche. Au son d’un pas redoublé, les troupes s’avancent. Je regarde tranquillement. La 5e est en tête.

Je vois le lieutenant qui a fait le cantonnement, lieutenant Garousse ; je l’accoste :
« Où doit cantonner la 5e ?
– Dans ce petit pays que vous voyez à 300 m, Charmontois-le-Roi ; la route y conduit.
– Bon ! »

Je me place près du capitaine Aubrun, en tête de la compagnie. La musique s’est arrêtée en jouant toujours. On rend les honneurs au drapeau en marchant. Nous continuons la route et sortons du village. « Tout droit, mon capitaine ». « L’arme à la bretelle. Halte ! »

Nous sommes à l’entrée de Charmontois-le-Roi. En deux mots, j’explique au capitaine la situation, la conduite de l’adjudant de bataillon vis-à-vis de la compagnie et de moi-même. Le capitaine se charge de laver la tête au camarade Gallois.

La compagnie fait donc une bonne pause pendant que je vais faire le cantonnement. Le capitaine en profitera pour leur donner toutes ses prescriptions.

Ce n’est pas le premier cantonnement que je fais : il sera rondement mené. Je vais à la division pour savoir de quoi je dispose. Je vois le sous-lieutenant Dupont, interprète. Il me fait venir le porte-fanion du général, maréchal des logis, qui a fait avec l’officier le cantonnement de la division.

Nous filons vers la première extrémité du village, direction Le Chemin.

En route je vois le débit La Plotte. Nous entrons ; je suis si heureux de boire quelque chose. Je paie une tournée, deux et trois. Nous sortons. Deux granges : deux sections sont logées et bien, car les granges sont énormes et pleines de paille. Deux maisons d’habitation : une chambre pour le capitaine, proprette sans luxe ; c’est le garde champêtre qui habite ici : le capitaine sera bien gardé ; une chambre pour le docteur Veyrat qui s’est recommandé à moi comme faisant partie de la 5e compagnie ; cette chambre servira de salle à manger ; les cuisiniers auront la cuisine ; c’est une excellente femme qui habite ici : le docteur guérira ses rhumatismes.

Il reste l’autre extrémité du village. Nous retournons sur nos pas et ne pouvons résister à la tentation de prendre encore quelque chose chez La Plotte. C’est d’ailleurs la tournée de mon compagnon. Un café ! Je n’y ai mis les pieds depuis le départ de Marville. Je suis déjà en bons termes avec la patronne, Madame La Plotte, à qui je raconte quelques exploits. Je vois là-dedans des gendarmes de la division qui font popote. Je paie une tournée ; me voici déjà camarade avec ces gens-là.

À l’autre extrémité du pays, où nous filons dare-dare, direction Givry-en-Argonne, deux granges. Voilà la compagnie logée.

En un bond, je suis prêt du capitaine, après avoir donné rendez-vous à mon compagnon porte-fanion ce soir chez La Plotte. Il est 4 heures. Je place aussitôt le premier peloton, adjudant Culine, sergent Hilinan ( ?) du côté Givry. Je reviens ensuite vers Gibert et Diat, sergents qui commandent les 3e et 4e sections. Bientôt ils sont placés, ainsi que le capitaine et le docteur Veyrat. Le capitaine est très satisfait.

« Lobbedey vous êtes dégourdi ! Amusez-vous bien, vous êtes libres ! »
Je ne me le fais pas dire deux fois.

Je sors et tombe sur Lannoy.
« Et nous ?
– Ne t’en fais pas. Attends quelques minutes que diable ! »

Henri Robert, bâtonnier des avocats. 1913

J’ai déjà depuis longtemps mon objectif. Je me rends à la dernière maison à la sortie vers Le Chemin, maison de très belle apparence. Je m’adresse à une jeune fille, puis à une seconde jeune fille, puis à la maman. Je parle comme un avocat, tel Henri Robert [1], ou Jaurès [2] à la chambre. J’obtiens un succès fou. Les jeunes filles me cèdent leur chambre et la maman me donne la cuisine pour y faire popote ainsi que la grange à côté si je veux en disposer.

Je cours trouver Lannoy en poussant un cri de triomphe. Nous arrivons tous deux aussitôt en remerciant vivement nos hôtesses tout heureuses de nous voir heureux.

Nous installons donc le bureau de la compagnie dans la chambre où se trouvent un grand et un petit lit. Lannoy et Culine coucheront dans l’un et moi dans l’autre. Mais à demain les affaires sérieuses !

Nous partons ensemble chez La Plotte que Lannoy ne connaît pas encore. En route, je vois Licour, un soldat de mon pays, le brosseur [3] de Lannoy. Je lui indique où se trouve mon fourniment que j’ai laissé pour faire le cantonnement et lui dis de le porter dans ma villa.

Nous entrons chez La Plotte, heureux d’être si bien logés et d’avoir l’expectative d’un bon lit.

Ah ! Tout est déjà rempli de monde qui chante, danse et boit sec. Nous trouvons ici toute la 5e qui fraternise, pendant que les gendarmes eux-mêmes aident à servir à boire car la patronne ne sait où donner de la tête. Je vois Culine, Cattelot, Diat, Jamesse, Maxime Moreau qui chante à tue-tête, Gibert. C’est notre bande. Nous trinquons de multiples fois, avalant vin, café, liqueurs et ne songeant réellement à manger. Nous dressons notre plan de campagne.

Un bureau de compagnie, une chambre où deux lits seront occupés par Culine, Lannoy et moi ; une cuisine où deux cuisiniers feront popote, Levers et Delacensellerie ; la maison d’habitation où nous mangerons en invitant les habitants, le père, la mère, les deux jeunes filles ; la popote se composera de Culine, adjudant, président, de Lannoy, trésorier, de Cattelot, Gibert, Maxime Moreau, Diat, Jamesse et moi. Nous nous cotiserons. Demain à midi, premier repas après installation de nos deux cuistots et présentation des membres. Quant à Licour, Lannoy se l’adjoint définitivement. Pour le logement des membres, ils ont à choisir entre la grange de nos hôtes ou leur cantonnement de section, mais certainement qu’ils trouveront un lit dans un coin ou l’autre.

Et nous chantons, heureux ! Nous régalons Licour qui vient m’annoncer que la commission est faite ; nous faisons venir nos futurs cuistots et bientôt toute la bande, nous faisons un boucan du diable. Que nous sommes heureux !

On ne s’aperçoit pas de l’heure. Maxime Moreau, lui, ne s’était pas aperçu qu’on avait allumé la lampe.

Nous régalons les gendarmes. Nous leur racontons nos exploits. Nous nous présentons à eux les uns les autres. Nous sommes déjà leurs amis. « Vive la gendarmerie », crie-t-on ; ils nous répondent « Vive les poilus ! »

Maxime Moreau est tellement ému qu’il embrasse le pandore [4], son voisin… Culine n’est pas très brillant non plus. Quant à Lannoy, il pérore sans discontinuer et déclare à tout le monde qu’il n’a pas 21 ans et qu’il est sergent major. Gibert dort sur la table. Et moi, je ne me souviens plus très bien de ce qui se passe dans la suite…


[1] Henri Robert : Considéré comme l’un des meilleurs avocats d’Assises de sa génération par ses talents d’orateur, sa réputation lui vaut le surnom de « Maître des maîtres de tous les barreaux ». (Source Wikipédia)

[2] Jean Jaurès : homme politique français (18591914). Parlementaire socialiste, il s’est notamment illustré par son pacifisme et son opposition au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Connu pour être un grand orateur. (Source Wikipédia)

[3] Brosseur : (Vieilli) Soldat attaché à un officier en qualité de domestique. Aujourd’hui, on dit plutôt ordonnance.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/brosseur)

[4] Pandore : (Argot) Gendarme, policier obéissant et passif.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/pandore)

8 janvier

Relève au bois de la Gruerie

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

La journée se passe assez tranquille comme une vraie journée de repos. On s’attend bientôt au départ. Il n’a pas plu depuis quelques jours, nous espérons donc un temps clément.

On parle depuis quelque temps d’un long repos à l’arrière. C’est tellement beau qu’on n’ose espérer une belle chose. En tout cas, cela ne nous empêchera pas de revoir le bois, une fois encore.

Gallois reçoit dans la matinée la visite d’un adjudant du 120e de ses amis. L’air pédant du Monsieur ne me plaît que médiocrement. Je vais voir le capitaine Aubrun qui se plaint prêt de moi du manque de cadres : un adjudant et trois sergents, chef de section, Gibert, Diat qui a succédé à Vaucher et un 3e que je ne connais que médiocrement.

Je vois également Culine et Lannoy qui s’est levé tard et part rendre compte de sa gestion au capitaine. Culine et moi parlons popote* sous-officiers. Il me dit avoir coupé court à tout, car on n’arrivait pas à s’entendre. Certains voulaient à peine verser quelque monnaie qui ne suffisait pas à améliorer l’ordinaire d’une façon potable. C’était ensuite de petites jalousies, des discussions, mesquineries enfin qui sont l’opposé de la camaraderie. Ils ont donc formé un petit comité Lannoy, Gibert, Maxime Moreau, Cattelot et lui, et prennent leurs repas chez le père Thomas, toujours très heureux de les posséder. Je suis entièrement de son avis et tient parti pour leur popote, heureux après tout d’être en dehors de deux clans qui ne vont pas tarder à se former.

Les nominations paraissent : Bonnet, Badelet, Patelet sont nommés sergents.

Je rentre à la popote du bataillon pour déjeuner. Tout se passe comme d’habitude. Je reçois la visite de Lannoy qui m’apporte une lampe électrique et différentes petites choses que je lui avais commandées.

L’après-midi vers 3h00 une note annonce le départ à 5 heures pour la Harazée. Je me rends avec Gallois et Jombart rendre visite au capitaine Sénéchal et voir en même temps le curé de Florent afin de lui remettre l’argent pour les messes de Carpentier. On a décidé de garder 10 Fr. pour l’achat d’une couronne. Jombart devra la faire acheter par le personnel du ravitaillement. Il se charge de tout.

Nous trouvons le capitaine Sénéchal levé dans une pièce avec le brave curé. Je remets la monnaie devant lui au prêtre ; aussitôt il ajoute une pièce de 5 Fr.

Le curé et lui sont tout émus. Puis notre chef nous annonce qu’à son grand regret il reste à Florent à cette période de tranchées, ordre du docteur. Nous serons donc sous les ordres du capitaine Claire.

Vers 5 heures nous partons par l’itinéraire connu vers le bois de la Gruerie. En route le capitaine Claire nous fait dire à nos commandants de compagnie qu’on cantonne dans le village. Il peut être 7h30 quand nous y arrivons sans ennui après avoir traversé la cote 211 et la Placardelle désolée.

CP-LaHarazee2À la Harazée les cantonnements* sont indiqués rapidement et la 5e compagnie se place dans une vaste maison, de belle apparence et riche à l’intérieur. Les pièces sont dans un désordre effrayant : tout est cassé et abîmé. Je vois encore la section Culine se placer dans le salon dont les tapis sont couverts de paille et les meubles en miettes. Un lustre est encore en partie accroché au plafond ; la glace de la cheminée est cassée ; les vitres ont été remplacées par du carton. C’est une désolation. Je vais trouver le capitaine qui s’est réfugié dans un petit boudoir assez coquet et bien conservé : sans doute parce que les officiers seuls s’y sont succédé. Nous sommes ici en cantonnement d’alerte ; les hommes ne doivent pas s’éloigner et rester équipés.

Il fait nuit noire. Pourtant il y a tant de lumières qui se promènent, les cuistots font leur popote, qu’on y voit clair comme dans le jour. Je rejoins la liaison qui n’a aucun local. Réellement nous avons une andouille d’adjudant de bataillon.

Fauteuil voltaire

Je cherche et trouve non loin du PC du capitaine Claire une chambre occupée par des gens du 120e qui vont s’en aller. Je m’installe quand même attendant la sortie de ces gens. Un fauteuil voltaire* dernier vestige sans doute du mobilier me tend les bras. Je l’occupe aussitôt et n’en bouge plus de peur de perdre ma bonne place. Toute la nuit les cuisiniers font popote. Ils partent au petit jour. J’appelle Gauthier qui m’est reconnaissant de leur avoir procuré un coin, tandis que les autres toute la nuit se promènent en plein air, victimes de l’incurie Gallois. Celui-ci s’est installé avec les cuisiniers du capitaine Claire sans se préoccuper autrement de sa liaison.

26 décembre

http://i.imagesde14-18.eu/1200x1200/CP_SENELET_0069-52075.jpgÀ 11 heures Jean Carpentier est parti. Je me réveille, lui souhaitant bonne chance. Il me couvre aimablement, et sort. Je repique au somme interrompu, voyant en image ce que d’ailleurs je devrai faire moi-même mon camarade, glissant dans la boue, butant, s’égratignant les mains, passant sur le dos des hommes étendus dans la tranchée*, surprenant un veilleur somnolent qu’il menace, se trompant ou croyant se tromper, revenant sur ses pas où pestant, se renseignant, trouvant enfin le chef commandant de compagnie demandé ; redégringolant se cognant dans l’obscurité à un homme qui proteste, butant la tête à une pierre. C’est une ballade agréable en vérité et quel résultat !

Je suis réveillé. Il est près de 2 heures. Jean est près de moi et sa colère s’exprime simplement « Tu sais, mon vieux… » cela en dit long.

http://www.dessins1418.fr/wordpress/wp-content/uploads/2014/04/segonzac_endormi.jpg

Soldat endormi, peinture de André Dunoyer de Segonzac, 1916 – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Je pars à mon tour et le rêve devient une réalité bien triste assurément. Tout va passablement. Je file directement à la 6e compagnie ; je vois le capitaine Claire qui me signe mon papier et me recommande de ne pas manquer les sentinelles qui dorment. Il est occupé d’ailleurs à envoyer la demande de passage en conseil de guerre du soldat Godart, surpris 2 fois par lui en plein sommeil étant sentinelle.

Godart est un ex élève officier de réserve, première classe de la 5e compagnie, cassé par le capitaine Aubrun pour manque de courage vis-à-vis de l’ennemi est passé à la 6e comme 2e classe. Je ne le plains pas ; les lâches, il n’en faut pas. Je file par la tranchée vers la 5e compagnie ; je vois l’adjudant Drion de la 6e ; puis Gibert de la 5e, Culine adjudant, Pellé. Je fais une bonne pause en fumant avec eux : la nuit calme. Je descends ensuite chez le capitaine Aubrun : celui-ci s’ennuie à veiller et me retient pour causer une demi-heure.

Je rentre au gourbi, c’est la meilleure façon de ne pas me perdre ; j’ai mon idée. Je fais un chemin un peu plus long mais au moins je sais où je suis. Laissant le gourbi* je file par la tranchée qui se trouve derrière nous, occupés par la section du sergent Tercy ( ?) de la 7e. Ainsi j’arrive la 7e compagnie puis à la 8e où je trouve le lieutenant Régnier ; je vois Louis mon cousin dans la tranchée, c’est un cri de joie ; ne sachant où se trouve le chemin du retour il m’aiguille. En route je rencontre Sauvage sergent fourrier* de la 7e en ronde également ; il se plaint amèrement qu’il fait noir ; je ris beaucoup, heureux d’avoir fini. Je rentre et me couche : il est près de 5 heures du matin.

Je me réveille à l’arrivée des cuisiniers, j’étais profondément endormi. Le café est vite sur le feu. Le temps est sec ; je me secoue un peu à l’extérieur et rentre vivement, car il fait froid. Il ne tardera pas à geler.

Le secteur est assez calme, à part de rares fusillades et quelques obus qui tombent assez loin de nous. La 6e compagnie et une partie de la 5e compagnie, à part la section du sergent Vaucher, sont tranquilles. Mais les 7e et 8e compagnies ont l’ennemi à 30 m, des boyaux pris d’enfilade ; l’ennemi d’ailleurs est assez actif et les bombes tombent dru.

Carpentier va communiquer une note. Il revient disant qu’il a rencontré 2 hommes tués dans le boyau. Il n’a lui-même eu que le temps de s’aplatir et de ramper, car les balles ont salué son passage.

La journée se passe tranquillement, sinon la visite Desplats qui toujours bondit comme un homme caoutchouc et vous frôle avec la rapidité d’un express. Après avoir conféré longuement avec le capitaine Sénéchal il retourne suivi du lieutenant Péquin qui l’accompagne un bout de chemin. Passant devant nous, (nous sommes cachés dans l’abri), seul le cycliste Cailliez se trouve dehors, il aperçoit un vieux pantalon qui se trouve à 30 m de l’abri, dans les buissons. Ils s’arrêtent, demanda Cailliez ce qu’il est : « cycliste », lui montre le pantalon, les yeux lançant des éclairs, et lui dit « vous rentrerez dans le rang ». Le pauvre Cailliez, excellent soldat, qui n’est pas responsable d’un vieux chiffon des temps anciens laissé par un inconnu, est tout désolé. Il faut que le lieutenant Péquin de retour l’appelle en riant et lui dit de ne pas « se taper » (?).

La journée se passe à communiquer quelques ordres, à assister à l’aller et au retour des cuisiniers dans le costume et le chargement portique qui leur est propre, à écrire chez-soi et à regarder souvent si l’ami Desplats n’est pas visible à l’horizon. Cet homme est notre cauchemar.

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Le cortège des cuistots, dessin de Pierre Lissac – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Le soir tombe. La nuit sera bonne, car nous ne faisons des rondes qu’une nuit sur deux. Nous sommes bientôt allongés côte à côte et nous plongeons à corps perdu dans les bras de Morphée.