Archives mensuelles : décembre 2014

10 décembre

Les nuits sont excellentes dans l’abri bien clos, spacieux et élevé.

Je continue ma chanson car elle me tient au cœur.

Dans la matinée, je me rends près du capitaine Aubrun et lui en montre quelques fragments ainsi qu’aux lieutenants Péquin et Vals. Cela les met en gaieté et le capitaine me promet de la faire imprimer aussitôt finie pour la distribuer à la compagnie. Gauthier et Jombart arrivent vers 10 heures. Ils ont eux aussi fait une nuit excellente et la grasse matinée, car plus que fatigués par les promenades de ces derniers jours, ils n’en pouvaient plus. On fait un feu d’enfer afin de faire un repas chaud. Jombart d’ailleurs s’est procuré des tas de choses aux voitures de ravitaillement qui amélioreront l’ordinaire.

Nous mangeons de bon appétit et nous croyons revenus aux séances de La Harazée quand Carpentier de sa plus belle voix entonne une chansonnette, « Le petit loupiot ».

Le capitaine Sénéchal l’entendant l’appelle et l’envoie communiquer une note à son commandant de compagnie. On rit beaucoup.

La vermine recommence à nous prendre dans la chaleur de l’abri. Nous nous plaignons tous et chacun se gratte dans son coin, malheureux souvent, car on n’est pas une minute sans avoir une démangeaison. À tout instant, on surprend l’un d’entre nous presque complètement dévêtu et tuant les misérables animaux par douzaines, de toutes les formes et de toutes dimensions.

Dans l’après-midi dégoûté, je mets le linge que j’ai dans mon sac et jette le linge enlevé en plein bois. Il est rempli de bestioles : il y a quatre jours à peine que je l’ai sur le corps. C’est à en être malade.

Je vais communiquer un ordre le soir dans l’obscurité. Tout notre entourage est rempli de petites lumières qui scintillent, les bougies des nombreux gourbis occupés par la 6e : c’est un véritable village nègre. Heureusement que le bois est des plus touffus et l’ennemi éloigné sinon ce serait une cible magnifique.77-marne-1915-abris

Dans la soirée, après le repas chaud grâce à notre foyer, au cœur du feu, ce sont entre nous des causeries sans fin, quelques morceaux chantés en sourdine et même quelques pitreries qui font toujours rire. Nous ne pouvons nous imaginer que nous sommes en première ligne tant le secteur est différent des autres secteurs que nous avons pu précédemment.

Côte à côte sur les fougères, nous nous étendons avec consigne que celui d’entre nous qui se réveille la nuit mette du bois dans le feu. Nous nous endormons alors au milieu de grattages sans pareil, cause bestioles qui, heureuses d’être au chaud, remuent sans discontinuer.

9 décembre

Au petit jour, c’est l’arrivée de Gauthier avec toute sa popote*. Il connaît de nouveau un chemin qui conduit directement à La Harazée. C’est un garçon débrouillard et précieux. La boisson faisait défaut. On avale aussitôt l’eau-de-vie, ration faite pour se donner du cœur à l’âme.

Le temps semblant se remettre au beau, aussitôt on continue l’achèvement de notre hôtel.

Vers midi, tout est terminé et fiers de notre œuvre, nous ornons l’intérieur. Du fil de fer sert à faire une suspension pour l’éclairage, un grillage est installé autour du foyer, des fougères en grand nombre jonchent le sol et nous font un lit douillet, du bois est coupé et dans un coin constitue une réserve de bois sec. Il peut pleuvoir, nous ne craignons plus rien.

Dans l’après-midi, vers 2 heures, Gauthier repart avec Jombart qui se charge de descendre chaque jour à La Harazée. C’est son désir, à notre grande joie à tous. René restera dorénavant. L’organisation est donc complète.

Chacun prend sa place dans l’abri et nous nous mettons à faire notre courrier.poitevin_lecteur-445x268

Vers 3 heures, je vais reconnaître le secteur voisin de gauche avec René. Après bien des détours, en suivant à notre idée la ligne de feu, nous le trouvons ; c’est notre ancien secteur, Bagatelle. Je rentre et repars bientôt avec le capitaine Sénéchal que je guide. Il retrouve dans le commandant du 5e son ancien capitaine quand il était lieutenant. Ils s’embrassent. Le commandant déclare que c’est un secteur empoisonnant ; des bombes continuellement. En effet ce sont des arrivées nombreuses de blessés au poste de secours. Brave, le chef de bataillon est toujours aux tranchées* pour maintenir le moral de ses troupes. Après s’être mis en liaison, le capitaine repart non sans avoir donné à son ancien chef une nouvelle accolade. Sur le retour, nous saluons une joyeuse rencontre : le lieutenant-colonel Brion, commandant le 51e, ex chef de bataillon au 147e.

Dans notre coin, par contre, le secteur est très calme ; très peu d’obus qui tombent d’ailleurs loin dans le bois ; pas de balles ; aucune fusillade. C’est le rêve.

Le temps de plus se remet au beau. Nous nous endormons donc heureux et secs dans l’abri chauffé par un feu formidable.

8 décembre – Chapitre VII

Bois de la Gruerie : secteur Fontaine aux charmes – 7e séjour

Au petit jour, vers 6 heures, alors que nous commençons à nous assoupir, un peu séchés, le capitaine Sénéchal nous appelle. Il nous indique un endroit situé à 100 m de là et nous dit de venir le rejoindre là. Notre emplacement est réservé aux 5e et 6e compagnies qui placeront une section en réserve.

Nous nous armons donc de nos sacs et nos fusils que nous trouvons après quelques recherches et allons à l’endroit désigné où nous ne trouvons rien, aucun trou, aucun abri.

Jamais, à part notre arrivée dans le bois lors de la poursuite, cela ne nous était arrivé.

Quant au capitaine Sénéchal, il délibère avec le capitaine Claire et bientôt leurs ordonnances*, aidés de quelques hommes, démolissent la toiture d’un abri existant et se mettent à l’œuvre pour l’agrandir et le consolider.

Quant à nous, gens de décision, nous nous partageons le travail, assez nombreux pour faire quelque chose de potable. Des pelles et des pioches se trouvent dans un petit abri à munitions, de quoi loger un homme. Cailliez, Crespel, Gauthier se mettent à défricher et piocher avec ardeur, cela les réchauffera. René et quelques autres coupent des gros rondins aux arbres avoisinants. Quant à moi, aidé de Carpentier, j’ai pour mission de couper quantité de fougères afin d’en faire une litière au fond du gourbi* et d’en faire un toit au-dessus des rondins, afin de pouvoir recouvrir le tout de terre sans danger que celle-ci passe à travers les rondins pour retomber dans l’abri.

Ainsi dit, ainsi fait. Il ne pleut plus, grande chance. Tout le monde travaille d’arrache-pied, cela nous fait oublier les douches de la veille.

Nos agents de liaison* nous imitent et se construisent également un petit gourbi à côté du nôtre.

Au début, nous ne sommes pas trop rassurés car nous craignons un peu les marmites*. Bientôt, n’entendant aucune balle siffler et aucune explosion aux alentours, nous sommes quasi rassurés : secteur calme.

À midi, nous cassons la croûte, admirant notre travail. Nous sommes d’avis de faire quelque chose de très solide, de spacieux et de confortable. Le trou est presque terminé : il peut avoir 10 m sur 3 et 1 m 20 de profondeur. Une trentaine de gros rondins sont à pied d’œuvre et les fougères s’amoncellent.

Pourvu qu’il ne pleuve pas ! Nous nous remettons rapidement au travail et pouvons bientôt commencer le montage du toit. Grave affaire car il ne faut pas qu’il pleuve à l’intérieur, que la terre tombe dans le gourbi et que trop de terre fasse effondrer le tout.

f2.highresUn énorme foyer est également installé.

Quand le soir tombe, le travail de couverture est terminé. Nous laissons la porte au lendemain, une sorte de tente la remplacera pour ce soir.

On allume du feu tandis que Gauthier et René, suivis de Jombart, partent à La Harazée pour opérer notre ravitaillement.

Dans la journée, j’ai procuré à mon brave Pignol le poste de gardien des munitions. De ce fait il hérite du gourbi.

Quant à la 5e compagnie elle a ses sections installées dans les gourbis à 100 m devant nous avec des petits postes en avant.

Le capitaine a un gourbi qu’il partage avec le lieutenant Péquin qui commande la 7e qui est en liaison avec la 5e.

La 6e compagnie est dans des gourbis un peu en arrière, non loin de nous, en réserve et la 8e, ayant à sa tête le lieutenant Régnier, se trouve à droite de la 6e, en réserve également. L’ennemi est à 800 m sur la crête, en face de la nôtre.

Fne-aux-charmesNous sommes donc quasi installés. Il restera à compléter l’œuvre demain. Heureux, côte à côte, nous nous étendons voulant rattraper la nuit blanche de la veille.

 

7 décembre

Relève au bois de la Gruerie

90423614img-2120-jpgNuit excellente et réveil tardif.

Le temps est à la pluie. Cela nous désole car on sent bien que la relève* au bois est proche. Dans la matinée en effet, une note arrive fixant le départ à la tombée de la nuit. On se prépare donc tranquillement, tout en copiant de temps en temps une nouvelle note qu’on communique. Menneval remplace Courquin. Il attend sa nomination de sergent fourrier.

Je passe l’après-midi à composer ma chansonnette sur un air connu et je donne la primeur du premier couplet à mes braves camarades qui applaudissent à tour de bras.

Le voici, intitulé : Le 147e en Argonne

Depuis trois mois qu’on vadrouille en Argonne
Qu’est-ce qu’on y fait ? C’est ce que je vais vous conter
Car notre colon nous permet qu’on déconne
Un petit air que l’on pourra chanter
Quand on va traverser
Toutes les petites cités :

La Harazée    pan pan pan pan
Florent et son clocher         D°
Le pont de la Neuville         D°
Et bientôt Binarville            D°
Vienne-le-Château               D°
Saint-Thomas, son plateau D°
Placardelle, le Claon           D°
Moiremont et plus tard Servon.

Nous partons subitement vers 3 heures, le départ ayant été avancé. Il pleut un peu et cela ajoute à la mélancolie d’une relève. Nous suivons en groupe l’itinéraire connu et fastidieux de Florent à La Harazée, derrière le capitaine Sénéchal à cheval, suivi de Jacques tandis que le bataillon marche dans l’ordre fixé aux compagnies.

Après différentes pauses, le passage au parc d’artillerie, à la cote 211, à la Placardelle, à la cote de La Harazée où nous passons rapidement, nous arrivons dans La Harazée vers 5h30.

Nous entrons dans le jardin qui se trouve devant le château. Quelques obus arrivent dans le village. Nous faisons la pause entre les grands marronniers pendant que le bataillon stationne sur place. Les officiers avec le capitaine commandant rentrent dans le château et en ressortent quelques instants après. Je vois sur le seuil le colonel Rémond qui leur serre la main.harazee

Nous partons, suivons une route qui nous est inconnue, boueuse, plus que boueuse à flanc de coteau. La marche est lente et très pénible. Parfois la boue étant trop dense, nous sommes obligés de monter parmi les arbres auxquels nous nous accrochons et de marcher à flanc de côté. Heureusement que la pluie a cessé et qu’un léger, très léger clair de lune nous permet de voir à peu près où nous marchons.

Enfin nous sommes anéantis bientôt par la fatigue. Il faut suivre quand même.

Plus d’une heure après, suant sang et eau, nous arrivons à un petit carrefour où nous voyons quelques lumières. Une petite rivière barre la route. Il y a un pont de bois fait de quelques modestes planches. C’est tout un art de passer là-dessus par l’obscurité. Plusieurs l’apprennent à leurs dépens et roulent dans l’eau. C’est un bain douche inédit. On s’arrête, croyant être arrivés. On attend, car le capitaine Sénéchal a disparu comme par enchantement. Gallois est affolé.

Une demi-heure après, nous sommes rappelés par une voix connue, celle de notre chef qui nous dit de le suivre. Nous retraversons le pont et nous enfonçons à droite dans une espèce de ravin où nous avons de l’eau jusqu’à mi-jambe. Marche agréable s’il en est ! Jamais je n’ai vu cela et pourtant j’ai vu quelques coins peu enviables !

Le ravin passé, nous sommes sur un boyau adossé contre une colline très haute. On fait une courte pause.

Le capitaine nous rassemble à voix basse et dit qu’on doit monter là-haut en silence sans cigarettes. Il fait nuit noire et sans cela, nous serions vus de l’ennemi. Donc si une fusée monte, s’aplatir et ne pas bouger.

On monte donc. Quelle suée ! Le capitaine, comme nous, est à bout de souffle. On s’arrête tous les 25 m. Parfois on désespère de passer, tellement l’herbe est haute, les boqueteaux nombreux, la terre détrempée. On s’accroche partout, on tombe sur les genoux, il faut parfois ramper, car la crête est presqu’à pic.

Combien de temps ces 100 m d’ascension nous demandent-ils ? Beaucoup. Enfin nous arrivons au haut. Dans quel état ? Heureusement qu’il fait noir et qu’on ne se voit pas. Nous tombons sur un petit boyau qui nous amène bientôt à quelques abris éclairés. Le bois est des plus touffus.

Il commence à tomber quelques gouttes de pluie. Le capitaine nous quitte, disant de nous caser et de lui faire savoir quand chacune de nos compagnies arrivera : il va dans l’abri du chef de bataillon que nous relevons.

Celles-ci ont pris une autre route moins fatigante.

Nous sommes donc arrivés, ce n’est pas trop tôt. Se caser est facile à dire, tous les abris sont remplis de troupes.

Je rentre dans l’un d’eux et reçois l’ordre formel de sortir d’un officier que je reconnais : le lieutenant Ducroo du régiment qui se trouve là avec sa section. C’est donc du régiment qui est là, le premier bataillon, qui va au repos et que nous remplaçons.

Très peu flatté du cordial accueil reçu, je retrouve Carpentier qui me console et qui, flegmatique sous la pluie, mange une saucisse, assis sur un arbre abattu. Je ris malgré moi et fais la même chose que lui. Je crois que tous deux, nous sommes attachés l’un à l’autre pour l’existence.

La saucisse avalée et l’estomac calmé, nous cherchons de nouveau car la pluie continue et sommes assez heureux pour trouver un grand abri occupé par quelques téléphonistes qui nous donnent une place et déclarent qu’ils vont bientôt s’en aller. J’appelle Pignol qui se morfond sous la pluie.

Il peut être minuit quand j’entends la voix du capitaine Aubrun qui, furieux, sa lampe électrique en main, furète partout. Je l’amène à tâtons au capitaine Sénéchal et les laisse se débrouiller tous deux. Je rentre car il pleut toujours et je suis ruisselant d‘eau et de boue de la tête aux pieds. Il y a de quoi attraper une fluxion de poitrine mais je n’ai guère le temps de songer à une pareille bagatelle. Je rencontre Crespel et Caillez qui, au prix de mille difficultés, amènent un paquet de boue : leur bicyclette. Ils ont suivi le bataillon.

Les téléphonistes partent bientôt, nous laissant l’abri qui, heureusement, à certains endroits, empêche l’eau de filtrer. Nous avons alors tout loisir de nous admirer, boueux d’une couche épaisse de boue de la tête aux pieds. Carpentier en a même la figure recouverte car il a fait plusieurs chutes et me fait rire par ses remarques et les grimaces qu’il nous fait.

On ne peut se coucher ; on ne se réveillerait pas. Nous prenons donc le parti à cinq, Pignol, Crespel, Caillez, Carpentier et moi, de continuer le feu laissé par nos prédécesseurs et de passer la nuit à nous sécher. Nos autres amis sont dans des gourbis avoisinants.broquet_halte

Je n’ai pas le courage de m’informer où peut se trouver la compagnie. Je la trouverai toujours demain. Quant aux sacs et aux fusils, attendons le petit jour pour les retrouver.

Le feu nous cause des misères, car le bois est mouillé et nous nous usons les poumons à tour de rôle à souffler dessus.

 

 

 

 

 

 

6 décembre

Aujourd’hui dimanche, Saint-Nicolas, nous nous promettons pour le soir une petite fête agrémentée d’une forte amélioration d’ordinaire.

Dans la matinée, un renfort arrive, composé en grande partie de jeunes soldats de la classe 1914. Le capitaine réunit dans la rue les nouveaux venus et leur adresse un petit speech auquel j’assiste. Je remarque Noël qui est caporal et un vieux brave de 50 ans, engagé volontaire, le caporal Marie que le capitaine félicite et cite à notre admiration de tous.

Je vais avec Carpentier à la grand-messe de 10 heures où l’aumônier divisionnaire qui chante la messe, fait à l’Évangile un magistral discours. 92493890Un mes amis, musicien brancardier, joue quelques morceaux de violon, accompagné à l’harmonica par le chef de musique, Monsieur Legris. Le sous-lieutenant Simon, de sa belle voix, chante également deux partitions.

À la sortie, je vois mon cousin Louis que j’accompagne à la popote où il m’offre un quart* de vin, « le pinard » réglementaire.

À midi, à table, ayant mis chacun la quote-part que j’ai versée, je mange à la popote* de mes amis sous-officiers de la compagnie. Ils ont une grande pièce, deux tables, deux bancs et un foyer. Elle leur sert de salle à manger et de salon de lecture. Je m’y amuse médiocrement et préfère de beaucoup la table de la liaison. D’ailleurs, notre popote est de beaucoup supérieure à la leur : j’ai toujours dit que Gauthier était un cuisinier hors-ligne.

Caillez est parti le matin en bicyclette à Sainte-Menehould pour le compte du capitaine Sénéchal. Il rentre l’après-midi et rapporte quelques bricoles, canifs, glaces, pipes, porte-cigarettes, blagues à tabac. Nous lui achetons tout.

Vers le soir, une note du colonel exprime le désir que des artistes qui se sentent un certain talent composent une chanson sur notre vie dans l’Argonne. Sollicité par mes camarades de l’entourage, je promets de tâcher de composer quelque chose.

Courquin nous quitte aujourd’hui. Il rend ses baguettes pour passer chef de section* et espère passer plus tard à la section des pionniers du régiment. On fêtera ses adieux en même temps que la Saint-Nicolas. Le caporal Menneval doit passer sergent fourrier tandis que Legueil reste caporal fourrier. Huvenois est nommé sergent major à la 6e compagnie.

Le soir, vers 6 heures, nous nous mettons à table, décidés à fêter dignement Saint-Nicolas. Tout se passe bien. À 10 heures, nous sommes encore à table : chacun y a été de sa ou de ses chansons et Pignol et Carpentier font merveille.

Enfin, quand tout est bu et mangé, on se décide à s’étendre pour reposer, car bientôt les tranchées* vont faire entendre leur appel.

La famille se compose actuellement de Gallois, sergent major, qui fait fonction d’adjudant et attend sa nomination, de Carpentier et moi, sergents fourriers* des 8e et 5e compagnies, Legueil et Jombart, caporaux fourriers des 6e et 8e compagnies, Cailliez et Crespel, cyclistes, Gauthier, clairon cuisinier, René, agent de liaison de mitrailleuses, des agents de liaison en second des 5e et 7e, Pignol et Frappé ( ?). Quant à Jacques, maréchal des logis de liaison près le chef de bataillon, il fait partie de notre société au repos. Lors des séjours aux tranchées, il est à la Grange aux bois avec les ordonnances et les chevaux des officiers du bataillon. C’est donc une véritable famille où malgré une note discordante, d’ailleurs peu fréquente, tout le monde s’entend parfaitement.

5 décembre

Florent

Nous sommes harcelés de grand matin par quantité de notes se rapportant à la tenue, à l’armement, aux séjours aux tranchées*, à la nourriture. Vraiment c’est fastidieux et notre repos à nous, agents de liaison*, n’est jamais qu’un demi-repos.

Dans la matinée, le capitaine passe une revue de la compagnie, à laquelle j’assiste en greffier peut-on dire. J’inscris pas mal de choses manquantes et défectueuses. Je vois Blanchet, nouveau promu, à la tête de son escouade.

Dans l’après-midi, c’est une revue du chef armurier. Comme c’est moi qui dois m’occuper des armes dans la compagnie, je suis de nouveau tenu deux heures.

Nous touchons de nouveau des effets de tous genres, pantalon, maillot, peau de mouton même, chemise, chaussettes. Ce n’est pas un mal. On ne fait que commencer à donner le nécessaire à chaque homme. Ce qui manque le plus, ce sont les brodequins que l’on touche rarement et Dieu sait si on en use.VienneLeChateau-APD0000666

Le bien d‘un repos comme celui-ci est que la troupe peut se ravitailler sur place. Des épiceries sont ouvertes en grand nombre, contenant un peu de tout, jusque du mauvais champagne payé très cher. Un débit de tabac un peu achalandé permet aux fumeurs de faire leurs provisions. Je songe cependant au pauvre homme qui ne reçoit rien de chez lui et qui ne peut rien s’acheter.

Par charité, je m’intéresse à un brave garçon orphelin et lui fait nettoyer mes affaires afin de pouvoir lui donner une pièce. Pour moi, c’est un gros avantage. Et pour lui, c’en est un aussi. Me voici donc à partir d’aujourd’hui pourvu d’une ordonnance.

Le sergent major Lannoy m’invite dans la soirée à manger à la popote des sous-officiers de la compagnie. Il a trouvé un local. J’accepte pour le lendemain.

Le temps est propice depuis notre arrivée. Je souhaite qu’il y ait gelée, car rien n’est plus désagréable que pluie et boue.

On n’entend plus parler d’un bombardement de Florent. Et quelques obus du dernier séjour n’ont eu aucun résultat et n’ont pas été suivis d’autres.


 

4 décembre

Relève pour repos à Florent

Nous nous levons tard. Il fait chaud dans notre abri. La paille est bonne. Que faire dehors ? Il faut quand même le prendre, le café que a préparé, sans quoi nous subirions les foudres de notre dévoué cuisinier.

Nous allons donc au gourbi numéro 2. Nous y trouvons Gallois, Cailliez, René, Gauthier et nos agents en second. On y boit le « jus proverbial ». Le gourbi* est grand ; il a plu malheureusement dans certains coins.

Gallica-Cuisine11Je réintègre bientôt le mien. J’ignore pour qui il a été construit car il est très bien conditionné. Tout l’extérieur est couvert d’une couche de boue, qui sert en quelque sorte de ciment. La pluie peut tomber, elle glisse sans pénétrer. Malheureusement il n’y a pas de cheminée et on ne peut y faire de feu. Crespel a subvenu à cet inconvénient en volant du charbon de bois aux cuisiniers des officiers et en dénichant une espèce de vieux chaudron qui nous sert de foyer.

Les officiers sont installés dans le pavillon. Le long du mur sont installés leurs cuisiniers qui ont allumé leurs feux et vaquent à la préparation de la cuisine. Il ne pleut plus heureusement, sinon de graves inconvénients pourraient survenir pour la finesse des mets et les préparateurs.

Je passe la matinée à écrire et à bâiller en attendant que la viande apportée hier soir par les voitures de ravitaillement à la cote 211, vulgairement dénommée « barback », soit cuite.

Vers midi, nous prenons notre modeste repas, quand Gallois, appelé par le capitaine Sénéchal, revient nous annonçant qu’à 1 heure, nous partons faire le cantonnement à Florent.

C’est une nouvelle explosion de joie, car Florent c’est le repos.

Nous quittons bientôt, ayant Gallois à notre tête et Gauthier qui nous suit fidèlement avec des marmites, son sucre, son café, son sel que nous aidons d’ailleurs à porter. À chaque voyage, c’est d’ailleurs une discussion sans fin, chacun protestant contre l’ustensile et la charge qui lui sont attribués et n’acceptant que quand Gauthier déclare qu’il jettera tout en route.

Après une route boueuse à travers bois, nous tombons à hauteur de la cote 211 sur la route la Placardelle Florent. Bientôt nous rencontrons des groupes de territoriaux se suivant à petite distance ; ces gens ont la prétention de fournir un bataillon qui doit relever le nôtre.

Braves vieux pères de famille qui ont cessé d’empierrer les routes à Florent et qui certes ne doivent pas avoir l’arme tranquille à 5 km de l’ennemi.

Nous continuons notre route rapidement. Non loin du parc d’artillerie, nous faisons une pause et voyons bientôt arriver un territorial qui marche difficilement et arpente la route de long en large. À quelques mètres de nous, il tombe un genou à terre. On rit beaucoup. Nous le relevons et il continue sa route se tenant en équilibre je ne sais par quel moyen. Je n’ai jamais su non plus s’il a retrouvé son unité.

Nous arrivons à Florent vers 3 heures. Pendant que Gallois se rend à la mairie pour connaître le cantonnement* fixé, nous stationnons à l’intersection de la rue d’entrée et de la place, parlant à quelques habitants que fait rire en montrant ses jambes boueuses jusqu’au-dessus du genou et sa capote ruisselante envoie de l’eau reçue la veille.

Florent-APZ0000621Plan + carteNous cantonnons rue Dupuytien [voir plan dessiné par Émile Lobbedey ci-dessus], une rue connue déjà où nous cantonnons les compagnies sur leurs anciens emplacements pour aller plus vite. Je loge par contre le capitaine au débit de tabac, maison très proprette, et le sous-lieutenant Vals non loin de là, chez une vieille personne qui accepte leur popote.

Quant à nous, nous nous sommes réservé le bas d’une maison abandonnée à deux vastes pièces. Nous y trouvons une table, des chaises, un lit, un foyer, une armoire. Dans la seconde pièce, il n’y a rien sinon un peu de paille à vermine.

Nous nous installons donc : première pièce, bureau, salle à manger ; deuxième pièce, chambre à coucher.

Le bataillon ne tarde pas à s’amener. Chacun est satisfait car la rue Dupuytien est une des meilleures rues.

Quant au capitaine Sénéchal, il loge selon son habitude à présent, au presbytère.

Tour de l'ancien Château

Le presbytère pourrait (?) être, selon le plan d’Émile Lobbedey, la maison de droite sur cette carte postale.

Le soir, grâce à mon ami Pignol, l’agent de liaison*, nous rions aux larmes. Le brave garçon se dépense sans compter et nous chante quantité de chansonnettes entre autres « J’l’ai mis dans du papier d’soie » et « Suivons-les, suivons-les ».

Gauthier s’est mis en frais et nous avons amélioré notre ordinaire en achetant vins et biscuits. Nous avons une table et des sièges, nos couverts personnels. C’est fête.