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24 septembre – Deuxième partie : L’Argonne

TomeIII

Couverture du troisième cahier intitulé Tome III

Deuxième partie – Chapitre I Servon–Melzicourt
(Voir topo fin du Tome III)

La nuit s’est passée à veiller et à communiquer des ordres. Vers le matin, on somnole un peu, mais au petit jour, nous partons tous et battons la semelle tellement il fait froid.

Gallica-caganLa cagna* que nous occupons a peut-être 10 mètres de longueur, le long du talus, sur 2 mètres 50 de largeur.Un peu de paille jonche le sol. Quatre couvertures sont l’héritage du 51e. Nous sommes là-dedans, le commandant au fond et vers la sortie, successivement, De Juniac, Gallois, Carpentier, l’agent mitrailleur René, les deux cyclistes, le clairon, Huvenois et moi près de l’entrée. Cela m’a valu une couverture que je partage avec Huvenois. Le maréchal des logis est resté à l’arrière, près du colonel, avec les éclaireurs montés.

Le commandant nous explique l’organisation car nous sommes ici sur la défensive pour quelques jours.

Deux compagnies en 1ère ligne, 5e et 8e, à gauche et à droite de la route (voir topo) ; deux compagnies en réserve, 7e et 6e, la première près de nous, la seconde un peu à l’arrière (voir topo [ci-dessous]).

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Plan (orienté vers le Nord) dessiné par Émile Lobbedey (en couverture du Tome III)

PlanJMO240914

Source : J.M.O. [1] du 147e régiment d’infanterie (26 N 695/10 – J.M.O. 1er août-15 octobre 1914) http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

Relève* tous les trois ou quatre jours, la 5e par la 7e, la 8e par la 6e.

Quant à la nourriture, corvée de cuisiniers et hommes de corvée chaque soir avec le caporal d’ordonnance et le caporal fourrier, par compagnie, séparément. Les cuisiniers feront la popote* à Saint-Thomas et l’amèneront la nuit.

Le temps est beau. On se chauffe au soleil. La situation est calme, à part quelques coups de feu de temps en temps.

Dans la journée, nous recevons quelques obus qui éclatent très près et nous font réintégrer notre cagna rapidement. Celle-ci n’a aucune solidité et ne peut nous protéger que des éclats, mais se trouvant posée contre un talus élevé et à pic, il y a des chances pour que l’obus ne puisse nous atteindre.

Dans l’après-midi, le capitaine Rigault, de la 7e compagnie, vient chercher refuge près du commandant. Il n’a pas de Kasba [2]. Sa liaison de compagnie s’installe dans le petit abri voisin du nôtre.

Le soir, les cuisiniers s’en vont. Le clairon Gauthier, René, l’agent de liaison mitrailleur, et le cycliste Crespel partent pour faire notre popote. Le fourrier* Carpentier accepte de les accompagner chaque soir. Le commandant partagera simplement nos repas. C’est le plus capable et le plus charmant des chefs. Avec lui, c’est pour nous la tranquillité d’âme, car on sent qu’il ne se départit jamais du plus grand calme et on sent qu’il tient sa troupe en main et connaît son affaire à fond.

La troupe parle beaucoup aujourd’hui du jour de la libération de la classe 1911 manquée.


[1] J.M.O. : Journal des marches et opérations des corps de troupe

[2]Kasba (casbah, kasbah ou qasaba) : En Afrique du Nord, citadelle et palais d’un souverain, parties hautes et fortifiées d’une ville. Dans le langage populaire il indique une maison, ici, il est synonyme de cagna.

22 septembre

Les hommes vaquent aux travaux de couture, font du feu, du café, des compotes de fruits. Mais toujours le manque de tabac se fait sentir.

Je communique les ordres au capitaine. Celui-ci me dit de me mettre au courant de la comptabilité car, d’un moment à l’autre, je puis être appelé à passer sergent major.

Je me dispute avec Lannoy rempli de lui-même et se croyant très intelligent, vu son galon de sergent major. Il me bêche [1], je le sens, près du capitaine, jaloux de mon poste de liaison et peut-être même de l’amitié du capitaine pour moi. Enfin, il me fait donner un quart* de café, vu que je lui en ai donné un à la sortie de La Harazée. Je prends le parti dorénavant de le frayer le moins possible. Rapports de réserve et c’est tout.

J’apprends que le sergent Culine, en récompense de sa bravoure, est nommé adjudant. C’est un brave en effet !

Nous passons l’après-midi à construire un abri de feuillage, faisons quantité de café, on en a été tant privé ! Cuire des pommes de terre, etc… Le long stationnement nous repose et la popote* nous repose l’esprit.

CP-AbriLa liaison s’augmente du cycliste de la 8e compagnie, Caillet (Coulet ?), que le capitaine Sénéchal prend avec lui.

Elle compte donc De Juniac, adjudant de bataillon, garçon charmant qui a beaucoup voyagé, d’excellente famille, d’une trentaine d’années, Huvennois, Gallois, Carpentier avec qui je suis assez lié, et moi, sergents fourriers* des 6e, 7e, 8e et 5e compagnies, Jacques, maréchal des logis de liaison de réserve, ayant sa famille près de Longwy, aimable camarade également, les deux cyclistes Crespel et Caillez, le clairon Gauthier et l’ordonnance du capitaine Sénéchal.

Le capitaine Claire vient nous dire bonjour et nous fait rire en disant que Miette, son caporal d’ordinaire, est toujours derrière lui, prêt à ramasser les bouts de cigarettes qu’il jette.

Le temps se maintient beau. Nous réussissons le matin à avoir un peu de lait. Nous faisons griller du pain et mangeons nos grillades avec du café au lait.

Mes nuits sont excellentes. On commence à se refaire et l’esprit est reposé. Je suis un peu mieux car j’ai du linge propre ce matin. Vraiment, c’est à croire que l’existence a encore du bon. Il faudra également que je me mette en campagne pour trouver une veste. Il y a longtemps que ma veste de mobilisation a disparu avec mon sac.

22 septembre – Suite

Cette nuit, vers minuit, nous avons été réveillés en sursaut. On entend des cris et une immense lueur apparaît. Une aile de bâtiment de la ferme brûle entièrement. On reste ahuris. On est bientôt à porter de l’eau et à faire la chaîne, tandis que les sapeurs du régiment sont sur les toits et séparent le bâtiment des bâtiments voisins.

Vers 3 heures, tout est éteint. Nous nous recouchons, heureux que notre grenier soit intact.

Le matin, nous entendons, en cherchant un bidon de lait, les jérémiades de la fermière. Nous en avons vu tant à Sermaize, Pargny et autres lieux, que cela nous laisse indifférents.

LampeTempete

Lampe d’escouade ou lampe tempête.

Je vois le capitaine Sénéchal qui me dit que le feu a été occasionné certainement par une lanterne d’escouade. Tout le bâtiment est détruit mais il n’y a aucune perte d’hommes. Les fermiers seront dédommagés.

Ordre à partir d’aujourd’hui d’abandonner tout trophée boche, excepté les ustensiles. Force m’est donc d’abandonner mon sac. J’ai réussi à la ferme à acheter un peu de linge, mouchoir, serviette, chaussettes. Je mets le tout dans la musette en attendant de trouver un sac français. Que d’ennuis !

Nous repartons vers 9 heures à notre position de l’avant-veille. Avant le départ, j’assiste à l’achat d’une vache par un officier d’approvisionnement. C’est rapidement fait : 400 Francs comptant, ou 450 payés après la guerre. C’est tout. Enlevé. Content ou non, il faut se contenter.

Nous passons notre journée comme la veille, mais rentrons un peu plus tôt. Le temps a été un peu pluvieux.

J’ai revu le capitaine Aubrun. Le sous-lieutenant Simon prend la place d’officier payeur en remplacement du lieutenant Girardin qui prend sa place à la 5e compagnie. Le capitaine Aubrun se plaint devant moi plus que tout cela s’est fait à son insu. Il conseille également au sous-lieutenant de réserve Lambert de demander sa titularisation afin de passer dans l’active et d’être officier de carrière. Mais qui sait ce que l’avenir nous réserve à tous ?

Vers le soir, je vais au village de Vienne-la-Ville. Je n’ai pas de succès près du boulanger.CP-VienneLaVilleJ’apprends à mon retour que le capitaine Sénéchal passe capitaine adjoint au colonel. Le capitaine adjoint Jeannelle passe commandant et chef du 2e bataillon. Les capitaines Dazy et Vasson, commandant les 1er et 3e bataillons, reçoivent également le quatrième galon. Heureux, je trouve un sac. Je recommence une nouvelle bonne nuit dans le foin.


[1] Bêcher : Avoir un comportement distant voire hautain avec quelqu’un.

21 septembre

Repos à la ferme de Moiremont

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Troupes au repos à la sortie de Moiremont – 1915.07.15 ©Ministère de la Culture (France)

On se lève tard et chacun procède à sa toilette. CP-toiletteCe n’est pas du luxe. Enfin, en s’aidant mutuellement, à cinq ou six, les fourriers, mes camarades et moi, et mettant tout en commun, fortune et ingéniosité, on réussit à avoir un seau, de l’eau, un bout de savon et une serviette. Nous nous lavons les uns après les autres. Une brosse de cheval nous vient à point, on peut se décrotter un peu dans la cour de ferme, sous une espèce de hangar, par rang d’ancienneté. Mais il faut attendre au lendemain, car rien n’est encore complétement sec. Quant à du cirage, le nécessaire, du savon en quantité suffisante, il ne faut pas y songer. Ici le nécessaire est du luxe.

Que de travail pour se réapproprier ! Je suis dénué de tout et une immense tristesse s’empare de moi !

Enfin, ce sera tout un problème à résoudre que de trouver des boutons pour remplacer les disparus, du fil pour les coudre, changer de linge avec une seule chemise, réparer ses chaussures sans cordonnier, se faire couper les cheveux sans coiffeur, se laver sans savon, etc., etc…

Ce sera le moment d’être dégourdi et de se débrouiller. Je remets tout cela au lendemain.

Pour aujourd’hui, occupons-nous de l’estomac, car on annonce que le ravitaillement est arrivé. Nous allons chercher nos vivres que, dorénavant, nous toucherons à part pour la liaison qui comprend une douzaine de membres. Le clairon Gauthier a pris l’habitude avec René, l’agent mitraille, et le cycliste Crespel, de faire la cuisine à la condition que chacun y mette du sien. Nous faisons donc un feu, aidons tous du mieux que nous pouvons. On sent qu’on commence à s’organiser. Vers midi, nous nous restaurons. Il commençait à être temps ; car voici bien cinq jours que nous n’avions réellement avalé quelque chose de cuit.

La grande souffrance du moment est le manque de tabac. Voici huit jours que je vis sur le compte de Gauthier qui, à présent, est lui-même dépourvu. On demande une cigarette à tous les amis qu’on rencontre, même aux cavaliers dont quelques-uns logent dans la ferme. Presque toujours c’est un refus, soit que le camarade est dépourvu de tabac comme soi-même, soit qu’il garde son bien ; et bien souvent un camarade vient vous trouver vous-même pour la même question. C’est une désolation parmi toute la troupe.

Dans l’après-midi, je vais voir mon cousin Louis, sergent à la 8e compagnie. Nous n’avons aucune nouvelle de chez nous. En sa compagnie, j’écris aux nôtres une carte que nous signons tous deux. Il possède un paquet de tabac. On fume une cigarette que je ne céderais pas pour 10 francs. D’ailleurs, que faire de son argent, puisqu’on ne peut rien se procurer ?

Je le quitte pour me rendre au village de Moiremont où je réussis, par une savante plaidoirie, à avoir un bout de pain frais du boulanger. C’est plus que délicieux !CP-MoiremontcVers le soir, je prends le parti de laver mon linge dans un seau, sans savon. Il séchera la nuit. Je dormirai bien sans linge, en ayant bien vu d’autres. Je n’aurais jamais cru cependant en arriver là.

19 septembre

Relève* des tranchées*

La nuit fut calme. Il ne pleut plus. On réussit de nouveau à faire du café. Sur ces entrefaites, on amène un pauvre blessé qui grelotte de froid. On lui donne un quart* de café et je tire mon cache-nez pris à Thiéblemont, en déchire un bout et lui entoure le cou.

Le blessé amené hier est mort.

Je vais communiquer au capitaine Aubrun qui est furieux de ce que la relève n’est pas encore faite.

En passant, j’ai un nouveau quart de café du petit poste qui a, lui aussi, fait du feu.

Enfin vers 10 heures, le soleil donne, arrivent des officiers du 72e pour nous relever. Gallica-Argonne-InfantIl y a des tergiversations. Les premiers que j’amène vers le 5e disent que ce ne sont pas eux qui doivent relever cette compagnie. On revient près du capitaine Sénéchal près de qui nous trouvons un commandant du 72e. Tout de même, deux officiers du 72e me suivent pour reconnaître les portions (?) [1].

Je suis fourbu d’aller et venir. Le capitaine Aubrun, furieux, reçoit, bien mal les successeurs. Cependant les troupes du 72e arrivent et la relève s’opère.

Je vois le pauvre Leromain étendu sur un brancard. La compagnie va l’amener avec elle puisque les brancardiers n’en ont pas voulu.

Je pars retrouver la liaison. Celle-ci est déjà partie. Je suis des mulets de mitrailleuses et arrive à rejoindre le capitaine Sénéchal.

Il peut être 2 heures de l’après-midi quand nous traversons La Harazée. Je ne sais comment nous y sommes arrivés, ni à travers quel dédale de bois.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous sommes couverts de boue.

Gallica-Infant-boue
On fait la pause à la sortie du village sur la route qui mène à Vienne-le-Château, près du pont. On fait immédiatement du feu et du café !

Bientôt, le bataillon arrive par fractions. Je vais chercher dans les champs des pommes de terre qu’on fera cuire sous la cendre.

La 5e compagnie arrive. Tout le monde fait la pause. Je vois passer sur une civière le corps du sous-lieutenant Pécheur [2]. Lannoy, sergent major de la 5e, vient demander du café ! Gallois, fourrier* de la 7e, rechigne. Ils se disputent. Je fais la paix et donne un quart de café à mon malheureux camarade.

Les troupes sont exténuées. Songez à un jeûne de quatre jours, à part quelques biscuits et une boîte de conserve. Pas de boisson, l’eau de pluie recueillie comment.

De l’eau durant des heures entières, sans la moindre façon de s’abriter. Une attaque repoussée, etc… Tout cela ajouté à des marches et des contremarches depuis le 15 août, avec la démoralisation d’une retraite* dont on se rappelle toutes les péripéties tragiques.

Enfin nous allons au repos [3], dit-on. C’est la première fois que nous entendons causer depuis les hostilités.

Nous filons bientôt après que les hommes ont pu faire du café. Nous passons à Vienne-le-Château où nous remontrons pas mal d’artillerie. Le soleil luit depuis ce matin. Il nous réchauffe et nous voyons un village où nous tombent des obus dont on entend très bien l’éclatement. C’est Saint-Thomas.

Suite du 19 septembre

Nous sommes bientôt dans une ferme appelée la Renarde. Les alentours sont boueux, on y est arrivé à travers champs par un chemin de terre. Plusieurs caissons d’artillerie sont arrêtés aux alentours. On s’arrête un instant, puis on procède au cantonnement.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Le bataillon doit y loger en entier. Il peut être 7 heures quand les troupes commencent à s’y tasser. La liaison est logée sur un grenier avec celle de la 5e compagnie et le sergent Major Lannoy. Il y a un peu de paille.

Avec Gauthier et Crespel, je fais ma cuisine. Les autres sont trop fatigués et préfèrent dormir aussitôt.

Nous faisons popote* en plein air avec des moyens de fortune et je réussis à manger quelque chose de chaud.

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La Renarde, juillet 1915 – France. Section photographique des Armées (1915-1920) – BDIC

On dit que deux soldats de la 5e, Delattre et Lesaint, doivent passer devant un conseil de guerre [4] du régiment, présidé par le commandant Jeannelle et formé du sous-lieutenant Simon, du lieutenant Péquin rapporteur, etc. Le sergent Gibert s’est chargé de la défense. Delattre et Lesaint sont accusés d’abandon de poste alors qu’ils étaient sentinelles [5] doubles à la lisière du bois. Ils avaient quitté leur poste pour s’abriter dans la tranchée ; et c’est un peu grâce à eux que l’ennemi à l’attaque du 18 a pu s’infiltrer sur le flanc des 5e et 8e compagnies.

La nuit est délicieuse. C’est compréhensible après quatre nuits passées dans l’eau.

 


[1] Texte peu compréhensible.

[2] Pécheur Il s’agit sans doute de Jules Pêcheur, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes qui, en dehors de la date de décès (17 sept. au lieu de 19), semble correspondre.Fiche MDH-archives_I670303R
[3] Repos
: Situation des troupes combattantes qui ne sont pas affectées aux lignes. Le terme est souvent trompeur car le repos est généralement émaillé d’exercices, de manœuvres et de cérémonies (défilés, prises d’armes, etc.) qui ne permettent pas réellement aux combattants de se reposer. Pour désigner le repos véritable accordé aux unités durement engagées est créée durant la guerre l’expression « Grand repos ».

[4] Conseil de guerre : Tribunal militaire prévu par le Code de Justice Militaire de 1857, destiné à juger les crimes et délits commis par des militaires. Il est formé de cinq juges, tous officiers, et ses séances, publiques, durent généralement moins d’une journée. Il existe des Conseils de Guerre d’Armée, de Corps d’Armée, de Division et de Place. Au début de la guerre sont mis en place des Conseils de guerre spéciaux improprement nommés « cours martiales ».

[5] Sentinelles : Soldat qui fait le guet pour la garde d’un camp, d’une place, d’un palais, etc.

14 septembre

Dans la nuit, il y a alerte. Nous restons équipés une heure, prêts à partir. Nous pouvons bientôt nous recoucher. Il pleut toujours ; nous sommes mouillés et grelottons de froid.

Enfin, au petit jour, nous partons vers Saint-Jean-de-Possesse.

Toute la nuit, ce fut un passage d’artillerie. CP-artillerie_montee_routeCe matin encore, à notre départ, beaucoup de caissons sont arrêtés. La pluie a cessé. Mais nous n’avons pas fait quelques kilomètres qu’elle reprend de plus belle. Nous traversons Vernancourt. Nous sommes tellement trempés que cela nous fait presque rire.

Tout est au plus détrempé. Nous faisons une pause sous la pluie qui ne cesse de tomber. Je réussis quand même à allumer une cigarette grâce à un sac que j’ai trouvé au passage à Vernancourt et dont j’ai couvert mes épaules. Fumer à présent me console, mais le tabac est rare et ma provision s’épuise.

Bientôt, après avoir traversé Saint-Jean-de-Possesse, nous sommes sur une route plus grande et mieux faite. À Saint-Jean, nous avons fait une longue pause ; je suis entré dans une maison le long de laquelle on s’abritait ; un homme seul y était. Il me donne une poire, c’est tout ce qui lui reste. Les boches ont tout pris. Ils sont partis hier soir à 6 heures. La pluie tombe toujours, c’est à crever.

Bientôt pourtant, il peut être 9 heures, nous avons une éclaircie. Il est 10 heures quand nous passons à Possesse. Rien à trouver, tout a été saccagé ou pris. On commence à avoir l’estomac dans les talons, car le ravitaillement a fait défaut hier soir. Cela commence à devenir le même système qu’à la retraite.

Nous continuons sur Saint-Mard. Pleins de courage, on marche ; la pluie a cessé et le temps s’éclaircit, tant mieux !

Nous arrivons vers 11 heures et demie à Saint-Mard. A l’ouest du village, nous faisons une grande halte. Un paysan déclare au capitaine Sénéchal qu’il donne ses prunes encore sur les arbres aux soldats. Accepté. On en abat. Il n’en reste bientôt plus. La liaison, grâce à Gauthier, le clairon, allume du feu et bientôt nous mangeons une excellente compote de prunes. On se repose au soleil. Un papier nous arrive avec des nominations. De Juniac est nommé adjudant du bataillon.

Marcher nous réchauffe et nous marchons avec ardeur. Vers 2 heures et demie, nous arrivons à Givry-en-Argonne. Nous nous arrêtons près de la ligne de chemin de fer. Le soleil donne. Nous faisons une grande halte qui servira à nous reposer.

Une demi-heure après, nous nous remettons en marche. Nous traversons le village assez conséquent et qui a été respecté. Les habitants sont sur le pas de leur porte et nous regardent passer.

On dit qu’on fait en ce moment du pain au pays. Un rassemblement de gens se trouve vis-à-vis d’une maison.

Défense formelle de quitter les rangs. On n’ose.

600 mètres au-dessus du village, Crespel le cycliste arrive avec un pain tout chaud. Il donne la moitié à la liaison. On partage. Chacun a un petit bout qu’il mange avec avidité.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous traversons bientôt La Neuville-aux-bois. Au centre du village, sur le bord de la route à gauche, assis sur une chaise, fumant la pipe, le général de division Rabier nous regarde passer. On défile crânement en rectifiant la position.

Il continue à faire beau. Le terrain sèche et nous aussi. Nous faisons une pause à la sortie du village.

Bientôt, en route, mais on commence à être fatigués. Heureusement que la route est bonne.

Voici le Vieil Dampierre où nous avons cantonné quelques heures à la retraite. On fait la pause. Nous voyons le curé qui nous fait un petit récit. Les boches, à leur arrivée, ont fait ouvrir l’église et l’ont fait monter devant eux au clocher. Il a logé des officiers au presbytère, en particulier un colonel allemand. Le soir, il les a entendus discuter à haute voix et nerveusement. Toute la nuit, le colonel s’est promené dans la chambre et ne s’est pas couché. Au petit jour, ils sont partis mais dans quel état. Des troupeaux arrivaient trempés, pleins de boue, déprimés, sans rien sur le dos, ni armes, ni sacs, ni équipement. Sur la route, artillerie, cavalerie, infanterie filaient, mélangées. Ce n’était qu’une fuite éperdue. Durant leur séjour, les boches ont saccagé toutes les habitations abandonnées, ne respectant qu’à peine celles dont les habitants étaient restés.

Un convoi de prisonniers passe, conduit par des gendarmes. On les regarde curieusement. Il y en a une centaine.

Gallica-PrisonniersAll2

Convoi de prisonniers allemands, pendant la grande offensive de Champagne.

Nous repartons bientôt. Le temps est splendide. Il fait sec. Il peut être 4 heures et demie. En route, je retrouve la borne kilométrique qui a frappé mon attention, « Vitry-le-François, 44 km ½ ».

Bientôt, nous arrivons sur une hauteur et voyons devant nous, à près de 4 km, des éclatements de shrapnels*.

On continue et, à 2 km de là, le régiment prend des positions dans les champs à droite et à gauche de la route. La liaison s’installe à droite le long d’une haie. Va-t-on bivouaquer là ?

On voit un tas d’artillerie et même quelques éléments d’autres régiments. On attend. Défense de s’éloigner pour quoi que ce soit. Le soir tombe. Enfin, vers 7 heures, le campement est formé. Nous partons sur Élise [Daucourt]. Nous sommes fourbus.

Nous arrivons bientôt dans le village. Nous rentrons sous une porte de grange, à droite à l’entrée du village, où nous subissons un long stationnement. Je vais immédiatement voir dans quelques demeures, tâchant de trouver quelque chose à me mettre sous la dent. Les allemands sont partis dans la nuit, emportant tout. Je retourne sous la grange et me couche sur le sol, me serrant contre mes camarades qui sont déjà assoupis. Il fait un froid de loup et nous sommes à peine secs.

Vers 8 heures et demie, nous faisons rapidement le cantonnement*. Une heure après, le régiment arrivait, suivi du ravitaillement. Vivement, tout le monde se place. Ce n’est pas facile car les bougies et les lanternes font défaut. La popote* se fait en plein air, et bientôt, je puis avaler un bout de viande plus ou moins cuite. Je vais voir les cuisiniers des officiers qui me donnent un bon quart* de café dans la cuisine de la ferme où j’ai logé les officiers et leur popote. Il peut être 11 heures quand je m’étends dans le foin avec la liaison du commandant. Qu’il fait bon dormir ! Nos effets se sont séchés sur notre dos, nous nous blottissons les uns contre les autres pour nous réchauffer.


8 septembre

Au point du jour, debout. Les compagnies prennent des positions de défensive entre Favresse et Thiéblemont où il y a quelques bois. Le commandant et sa liaison restent sur la route, à 1500 mètres de Thiéblemont. Nous nous couchons dans les fossés. La journée semble calme.

Soldats-Fosse_1914

Soldats français embusqués derrière un fossé en septembre 1914, posant pour un photographe de presse.

Ne pouvant y tenir, je demande au commandant l’autorisation de me rendre au village, en lui disant que j’ai des morpions. Il sourit, mais se reprend vivement et me donne une heure. Je pars avec la bicyclette de Crespel, le cycliste de bataillon. J’arrive à Thiéblemont. Quelques obus tombent de-ci de-là. Je rencontre Charbonneau, sergent major aux voitures C.H.R. [1]. Je prends quelques fruits dans un jardin. Je rentre dans une maison où se trouvent un vieux et deux femmes, peu aimables, se plaignant de la guerre, des dégâts que nous faisons, etc… Je prends un seau d’eau et réussis à avoir un bout de savon. Je sors et me lave dans un coin complétement. Je broie du noir. Pas de linge pour me changer, c’est terrible. Enfin, nécessité fait loi.

Je ne me suis pas changé depuis le 15 août. Un peu soulagé, je repars en bécane et rejoins le commandant.

Thiéblemont

Thiéblemont 1915.

Il est 10 heures. Il fait un temps idéal. Grand calme à côté d’hier. Je donne les fruits à mes amis de la liaison.

Nous passons l’après-midi près des peupliers, dans les champs, à [proximité d’] une route entre Thiéblemont et Favresse. Les compagnies gardent chacune leurs positions : petites tranchées*.

La journée est calme, à part quelques obus de part et d’autre qui tombent dans Favresse et dans Thiéblemont dont un coin brûle à son tour. Favresse brûle toujours.

Vers le soir, nous rentrons à Thiéblemont au même endroit que la veille. Les cuisiniers reçoivent le ravitaillement et commencent à faire popote.

Une heure à peine après, alors que nous étions déjà étendus le long du mur de la grange, nous repartons. On reprend les positions de jour, les cuisiniers apporteront le repas quand il sera nuit. Nous repartons vers la rangée de peupliers. Une petite meule se trouve à 300 mètres de la route à gauche, face à Favresse. Un petit boqueteau se trouve sur la même ligne à 100 mètres à gauche ; à 250 mètres à droite et 100 mètres en avant, un autre boqueteau.

Le commandant et nous, nous installons derrière la meule dont nous étendons la paille et nous couchons.

Meule-reposIl y a là le commandant Saget, De Juniac, sergent réserviste f.f. [faisant fonction ?] d’adjudant de bataillon, en remplacement de Pécheux, parent du colonel Rémond nommé sous-lieutenant de réserve à la 5e en même temps que l’adjudant Simon, Gallois, Jean Carpentier, Courquin, et moi, sergents fourriers de liaison des 7e, 8e, 6e, et 5e compagnies, ainsi que Jacques, maréchal des logis de liaison, qui est avec son cheval, Gauthier, clairon, et le cycliste Crespel.

Je vais, dans la nuit, communiquer un ordre au capitaine dont la compagnie est, dit-on, voisine de la mienne. Je passe à travers champs avec Carpentier. Il fait nuit noire. Je tombe sur la compagnie de Carpentier. Un homme m’amène dans une section* de ma compagnie ; un de celle-ci au capitaine qui se trouve derrière une meule de paille. On me recommande le plus grand silence : les boches sont tout près. Enfin je rentre à bon port.

 


[1] C.H.R. : Compagnie Hors Rang

Compagnie unique qui se trouve au niveau du régiment et regroupe ce qui touche au fonctionnement administratif, logistique et au commandement du régiment. On y trouve le secrétariat du colonel et de son petit état-major, les cellules traitant de l’approvisionnement en matériel, habillement, nourriture, un peloton de pionniers pour les travaux de protection, la section de brancardiers qui est en même temps la musique du régiment. Pour commander, il faut assurer les liaisons vers les supérieurs et les subordonnés, et naturellement une équipe de téléphonistes y a sa place.